APS - ALGÉRIE

lundi 18 décembre 2017

LE SOUK DE LA BARAKA - MALEK BENNABI


Sur la route de Miliana au lieudit Boumedfaa, se tient un souk qui fait florès les sept jours de la semaine.
Il ne s'y trouve ni gargotes, ni tentes sous lesquelles les marchands d'épices installent leur éventail en plein air dans les souks ordinaires qui attirent leur chalande pittoresque une fois par semaine.
Non, il n'y a sur la route à cet endroit, qu'une palissade de roseaux derrière laquelle on aperçoit ce genre d'habitation campagnarde, composée d'une ou de deux pièces, qu'on appelle nouwala.
Seulement, devant la palissade, il y a une file de véhicules de toutes sortes.
Le vieil ami qui m'en fait la narration après sa visite au lieudit, voilà une dizaine de jours, en dénombrait ce jour-là, une trentaine de cars et environ cent cinquante voitures privées ou de louage.
C'est très important, comme vous voyez.

Ces voitures amènent une clientèle de malades, de tous sexes et de tous âges, qui avec des béquilles, qui porté par ses parents à bras ou sur une civière.
Tous viennent chercher la guérison. Celui qui la donne se nomme Cheikh Lakhdar. Il est jeune et correctement mis dans sa kachabia.
On le voit commencer son travail de bonne heure, presqu'au lever du soleil. Et on le voit repartir vers les quatre heures dans une voiture automobile conduite par un chauffeur.
Il y a du zèle et du style comme on le voit.
Au demeurant, le « Cheikh» n'a pas le mauvais goût de tarifier la baraka : on lui met dans le creux de la main ce qu'on veut. Mais le total semble important.
Mon ami, qui a observé la scène avec l'esprit d'un vieux militant islahiste, fidèle à l'époque de Ben Badis, en même temps qu'en commerçant avisé dans l'évaluation des choses, avait estimé la rentrée de ce jour-là à plus de cinq cent mille centimes.
Donc, tout en n'étant pas exigeant, le Cheikh Lakhdar gagne infiniment plus qu'un toubib, docteur en médecine.
Au fait, ce n'est pas le problème du rebouteux qui m'intéresse ici.
L'exploitation de la maladie par les charlatans fait partie de toutes les époques ; elle est identique dans tous les pays.
Ce problème intéresserait plutôt le corps médical ou le ministère de la Santé.
Ce qui peut attirer l'attention du sociologue, c'est l'autre aspect qui inspira précisément jadis à Zola son fameux roman sur Lourdes *.
J'en parle d'ailleurs à mon aise. Dans un de mes précédents articles sur Ben Badis le mystique, j'avais d'ailleurs montré que je ne nourrissais ni préjugés, ni animosité contre des convictions ou des attitudes qui me paraissent fort honorables.
Au surplus - je saisis l'occasion de le dire ici- si j'ai pu surprendre quelqu'un dans mon article, je dois l'assurer que je n'ai pas trahi l’histoire personnelle du fondateur de l'islah algérien ; qui a lui-même, dans une correspondance remontant à 1925, parfaitement éclairé sa position à l'endroit de la pensée mystique authentique, celle d'un Djouneyd par exemple.
Pas plus que je ne trahis aujourd'hui mes sentiments à l'égard d'une belle oeuvre d'éducation islamique comme celle que poursuit une zaouïa. D'El Hamel par exemple, dans une conjoncture où le pays doit retrouver le sens de ses valeurs morales et spirituelles.
Mais l'affaire du charlatan en question, n'est ni une mosquée, ni une zaouia. L'exemple du Cheikh Lakhdar n'est d'ailleurs qu'un simple cas, alors qu'on est en présence, semble-t-il, d'un phénomène social qu'on rencontre un peu partout sur toute l'étendue du territoire national.
A Annaba, c'est une Lalla Khadra - on est toujours dans les couleurs du paradis - qui distribue la baraka quotidienne à des gens qui viennent la chercher sous son toit, en offrant pour cela des zerdas propitiatoires.
A Souk Ahras, un autre marchand de miracle retire aux anciens moudjahidines des balles reçues au maquis.
Mais si le moudjahid, qui a vu la balle retirée de sa peau « sous ses yeux» ; a la malencontreuse idée de consulter par la suite un médecin radiologue, eh bien.. .il retrouvera sa balle gentiment logée au même endroit.
C'est sa punition ... a-t-on idée de soumettre la baraka à la vérification des rayons X ?
C'est un peu partout que prospère ce lucratif commerce. Sans parler de cette voyante de Blida qui révèle aux « gens bien» qui vont la voir, les choses « étonnantes » qu'elle voit à travers un oeuf.
Mais revenons à Boumedfaa. C'est là notre centre d'intérêt.
Je laisse de côté, je le répète, l'aspect qui intéresse le corps médical ou le ministère de la Santé.
Le souk de Boumedfaa ne m'intéresse que par ce qu'il offre au regard des signes d'une évolution psychologique et sociale très significative.
En effet, si nous nous plaçons dans une optique rétrospective embrassant la période comprise entre l'année 1930, sensiblement celle de la fondation de l'action islahiste, et 1954, celle du commencement de l'action armée, 1'histoire de ce pays est un processus ascendant.
Ce sont toutes les énergies morales et politiques, toutes les aspirations, toutes les tensions accumulées durant cette période qui permettront au pays de franchir le cap décisif de son histoire, de s'engager dans sa révolution qui sera précisément une culmination de cette évolution préparatoire.
Le capital révolutionnaire, la veille du 1er Novembre 1954, était essentiellement le fruit de cette évolution dans laquelle l'action islahiste avait joué un rôle primordial.
Si après la Révolution nous constatons dans certaines situations des renversements de vapeur, nous noterons par contre la dissipation correspondante d'un certain capital révolutionnaire. Et je m'empresse de dire que ce n'est pas seulement dans un souk comme celui de Boumedefaa qu'on constate cette dissipation. Ce n'est que par esprit de simplification d'un problème complexe que je fie l'attention sur un de ses aspects qui révèle des symptômes de régression mettant en cause le principal objectif d'une révolution.
Dans un article, j'ai essayé de montrer que cet objectif consiste essentiellement à « changer l'homme »,
J'ajouterai ici que ce changement n'a de signification révolutionnaire que dans le sens du progrès.
Sinon, c'est une régression, un pas en arrière par rapport à la marche d'une révolution.
Or, la situation offerte à Boumedfaa, nous donne à mesurer l'inconséquence du mouvement islahiste qui a abandonné ses positions de combat au moment même où les thèmes de l'islah prennent toute leur importance dans un pays qui fait face actuellement à d'incroyables défis.
Le Cheikh Lakhdar n'est qu'un simple symptôme qui donne à peu près la mesure d'une déplorable régression.
Au plus, nous demanderions-nous, où lui a-t-on octroyé une licence pour mener son activité insolite ?
On dit que c'est à El Asnam ; mais surtout, on est en droit de se demander qui rabat les trente cars et les cent cinquante voitures qui viennent de tous les coins du pays stationner devant sa nouwala ?
La baraka ne se propage pas toute seule aux quatre points cardinaux. Qui a porté jusque-là sa renommée ?
Ceux de ma génération me comprennent quand je pose ces questions.
Il Y a vingt années seulement, les « khouan » qui allaient tous les ans à la Zerda du marabout un tel, payaient demi-tarif dans les trains. Et parmi eux, il y avait même des colons « touchés» bien entendu par la grâce.
Mais au moins, on savait alors qui était le metteur en scène.

* De passage à Lourdes, Emile Zola est saisi par cette« cité mystique », il lui consacrera un roman intitulé Lourdes. (Lourdes est une commune française située dans le département des Hautes-Pyrénées, en région Occitanie) (Nd.E)
                                                                                                                             REVOLUTION AFRICAINE 21 MAI 1967
                                                                                                                             MALEK BENNABI ARTICLES DE        

                                                                                                                             PRESSE       (1964-1968)
                                                                                                                             ELBORHANE 2014 P.77
                                                                                                                             ISBN : 978-9961-807-13-2
                                                                                                                             D.L : 6529-2013

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