Une révolution ne peut édifier
un ordre nouveau et garantir ses acquis qu'en transformant d'abord l'homme.
« Si l'on ne doit pas, dit l'ex ministre
de Castro, changer l'homme alors la révolution ne m'intéresse pas ... ».
« Dieu ne change pas l'état d'un peuple tant que celui-ci n'a pas changé son
âme ».
Le dernier numéro du Nouvel
observateur cite l'article de la revue Preuves, dans lequel François Furet
décrit l'itinéraire des intellectuels depuis la libération.
Je n'ai pas pris malheureusement
connaissance de cet article dont le sujet n'aurait été pour moi au demeurant
que d'un intérêt intellectuel.
Il aurait permis au plus d'établir
certaines analogies avec les tribulations de nos intellectuels depuis 1962.
Mais le sujet prend soudain à nos
yeux un intérêt considérable avec une remarque de Jean Daniel, qui pose
indirectement un problème qui garde toute son importance dans une éventuelle
réévaluation de la Révolution algérienne.
Une révolution est, par définition,
une entreprise de transformation, une opération de changement.
Mais ce changement a son style et
il a sa nature. Le style doit être rapide pour être compatible avec sa
signification révolutionnaire.
Mais le changement, que doit-il
affecter pour être compatible avec cette signification ?
Là est le problème. C'est à partir
de là que commence l'ambigüité, que naissent les équivoques.
Une révolution doit marquer dans
tous les esprits le contenu précis des changements qu'elle préconise, pour ne
pas laisser place à la confusion.
Si les choses demeurent dans le
vague, n'importe quel déviationnisme sera possible.
La révolution pourra même, sans se
rendre compte, perdre son caractère et devenir une pseudo-révolution, en
laissant le quantitatif prendre la place du qualitatif dans sa conception et le
pseudo-changement se substituer au changement fondamental nécessaire.
Une masse d'iniquités sociales peut
accumuler une énergie révolutionnaire. Mais quand celle-ci est déclenchée -
dans une circonstance privilégiée en général- il n'est pas certain qu'elle
garde son orientation et ne dévie pas de ses buts. Certaines conditions sont
nécessaires.
C'est sur ce point que le
commentaire du Nouvel Observateur apporte une clarté essentielle.
En face de l'article de François
Furet, J. Daniel évoque en effet un témoignage de Che Guevara recueilli au
cours d'un entretien à La Havane : « Si l'on ne doit pas, dit l'ex ministre
de Castro, changer l'homme alors la révolution ne m'intéresse pas ... ».
C'est net, c'est clair, c'est
précis. Nous sommes au cœur du problème.
Et J. Daniel a raison d'ajouter
qu'il avait senti dans les propos de son interlocuteur« des accents d'une
dureté religieuse ».
Il y a une ascèse en effet sans
laquelle il n'y a pas d'esprit révolutionnaire.
Le problème des changements
révolutionnaires perd toute signification en dehors de cette condition.
La mutation du pouvoir politique,
la réorganisation administrative et judiciaire, le changement de l'unité
monétaire, la réadaptation du système économique, font partie du phénomène
révolutionnaire certes.
On peut modifier le cadastre de la
propriété foncière, on peut transférer les postes de manière à remplacer un
Dupont par un Ben Kébir lettré, même s'il descend en ligne directe d'un
bachagha illettré, on peut changer les caractères latins par les caractères
arabes sur les enseignes des cabarets.
Mais tous ces changements sont
illusoires et n'ont rien de définitif si l'homme lui-même n'a pas changé. On
peut même relever le revenu annuel moyen de l'individu. Ce n'est pas encore
cela la mesure d'une révolution.
S'il ne s'agissait, en effet, que
d'une augmentation des salaires et des rations, alors, comme l'ajoute Che
Guevara : « Un néo-colonialisme intelligent a plus de chances de réussite ».
Et le peuple algérien,
révolutionnaire, savait bien ce qu'il faisait en disant « non » au plan de
Constantine.
Une révolution ne peut édifier
un ordre nouveau et garantir ses acquis qu'en transformant d'abord l'homme.
En fait, c'est un problème de
civilisation qui se pose. Mais il est souvent formulé d'une façon empirique, en
termes politiques.
Dans un pays qui subit la
civilisation, l'acte le plus révolutionnaire c'est l'acte qui décolonise
l'homme lui-même.
Il faut avoir à l'esprit le
processus de dégradation de l'individu en Algérie pendant plus d'un siècle pour
mesurer sa régénération depuis le 1 er Novembre 1954 et pour se faire une idée
de sa résurrection en tant qu'homme.
Pendant plus d'un siècle, il fallait
se nommer « l'indigène », il fallait se faire « humble » pour s'adapter à
un ordre colonial implacable.
L'intellectuel de la génération
précédente lisait La Voix indigène ou La Voix des Humbles.
Et s'il arrivait d'écrire, le choix
de son sujet était déterminé. Comme cet algérien qui publiait vers 1925 un
livre qui avait pour titre Yallah et pour sous-titre Ou l'art pour un Européen
de commander et de se faire obéir par des indigènes.
C'est significatif de la haute
inspiration de son auteur, n'est-ce pas ?
Et nos intellectuels n'avaient pas
le monopole de cette littérature du servage, Richard Wright* cite dans son
ouvrage sur Bandoeng, quelque chose d'homologue à « Yallah » en Indonésie.
Pourtant, la colonisation
dénaturait l'homme. La décolonisation était donc l'acte le plus important dans
un processus révolutionnaire.
Ceux qui avaient connu en France un
lamentable type de travailleur algérien, le virent soudain changer de trait
avec son auréole révolutionnaire.
Les mots eux-mêmes avaient joué un
rôle dans cette transformation.
En rejetant la livrée de « l'indigène»
l'Algérien se baptisai : « El Moudjahid » pour rejoindre un maquis. En
prenant seulement Cf titre, il avait déjà accompli son acte révolutionnaire le
plus solennel avant même de tirer son premier coup de feu.
Il devenait instantanément le héros
conscient de l'importance de son défi aux forces écrasantes qui sont en face de
lui.
Aussi, quand on modifie sans fondement
le vocabulaire révolutionnaire, c'est parfois sa valeur rédemptrice sur l'homme
qu'on fait tomber.
Khaldi a admirablement montré
l'importance des termes révolutionnaires du point de vue sémantique.
On doit mesurer aussi leur
importance du point de vue psychologique.
Les mots marquent des positions
idéologiques déterminées.
C'est infiniment plus important que
la décolonisation des terres. Et c'est même sa condition.
Si on les modifie, le changement
d'un terme ne marquera pas seulement l'abandon d'une position idéologique qu'il
désignait, mais marquera aussi un changement dans le comportement révolutionnaire
lui-même.
Quand le combattant cessera de se
nommer « El Moudjahid », c'est le comportement du
« Troufion » qui réparait, comme dans un régime d tirai
11 eurs.
Une révolution doit maintenir sa
rigueur même dans le langage pour garder sa portée rédemptrice sur l'homme.
Certaines licences de langage - qui
se veulent audace révolutionnaires - ne sont en fait que des trahisons de la
révolution dans son objet essentiel : la transformation de 1 'homme.
Quand certains muscadins parlent de
« libération des sexes» exemple, leurs mots traduisent dans la phase actuelle
une chute potentielle révolutionnaire.
Ce n'est pas sans raison que la
Genèse fait remonter à la confusion des langages les malentendus qui divisent
les peuples pour montrer le pouvoir des mots sur le destin des hommes.
Quoiqu'il en soit, une révolution
ne peut pas rendre définitive l'œuvre des choses qu'elle engendre si elle ne
transforme pas l'homme définitivement dans son comportement, ses idées et ses
mots.
Au fond, toute révolution doit
s'accomplir selon cette loi de sociologie contenue dans le verset coranique :
« Dieu ne change pas l'état d'un peuple tant que celui-ci n'a pas changé son
âme ».
* Richard Wright (1908-1960) est un écrivain et journaliste
américain. Il a participé à la conférence de Bandung dont il rédigea un rapport
intitulé Le rideau de couleur. (N.d.E.)
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