APS - ALGÉRIE

dimanche 12 juin 2016

MALEK BENNABI- CHANGER L'HOMME




Une révolution ne peut édifier un ordre nouveau et garantir ses acquis qu'en transformant d'abord l'homme. 
« Si l'on ne doit pas, dit l'ex ministre de Castro, changer l'homme alors la révolution ne m'intéresse pas ... ».
« Dieu ne change pas l'état d'un peuple tant que celui-ci n'a pas changé son âme ».
 
Le dernier numéro du Nouvel observateur cite l'article de la revue Preuves, dans lequel François Furet décrit l'itinéraire des intellectuels depuis la libération.
Je n'ai pas pris malheureusement connaissance de cet article dont le sujet n'aurait été pour moi au demeurant que d'un intérêt intellectuel.
Il aurait permis au plus d'établir certaines analogies avec les tribulations de nos intellectuels depuis 1962.
Mais le sujet prend soudain à nos yeux un intérêt considérable avec une remarque de Jean Daniel, qui pose indirectement un problème qui garde toute son importance dans une éventuelle réévaluation de la Révolution algérienne. 


Une révolution est, par définition, une entreprise de transformation, une opération de changement.
Mais ce changement a son style et il a sa nature. Le style doit être rapide pour être compatible avec sa signification révolutionnaire. 

Mais le changement, que doit-il affecter pour être compatible avec cette signification ?
Là est le problème. C'est à partir de là que commence l'ambigüité, que naissent les équivoques.
Une révolution doit marquer dans tous les esprits le contenu précis des changements qu'elle préconise, pour ne pas laisser place à la confusion. 

Si les choses demeurent dans le vague, n'importe quel déviationnisme sera possible.
La révolution pourra même, sans se rendre compte, perdre son caractère et devenir une pseudo-révolution, en laissant le quantitatif prendre la place du qualitatif dans sa conception et le pseudo-changement se substituer au changement fondamental nécessaire.

Une masse d'iniquités sociales peut accumuler une énergie révolutionnaire. Mais quand celle-ci est déclenchée - dans une circonstance privilégiée en général- il n'est pas certain qu'elle garde son orientation et ne dévie pas de ses buts. Certaines conditions sont nécessaires.
C'est sur ce point que le commentaire du Nouvel Observateur apporte une clarté essentielle.

En face de l'article de François Furet, J. Daniel évoque en effet un témoignage de Che Guevara recueilli au cours d'un entretien à La Havane : « Si l'on ne doit pas, dit l'ex ministre de Castro, changer l'homme alors la révolution ne m'intéresse pas ... ».

C'est net, c'est clair, c'est précis. Nous sommes au cœur du problème.
Et J. Daniel a raison d'ajouter qu'il avait senti dans les propos de son interlocuteur« des accents d'une dureté religieuse ».
Il y a une ascèse en effet sans laquelle il n'y a pas d'esprit révolutionnaire.
Le problème des changements révolutionnaires perd toute signification en dehors de cette condition.

La mutation du pouvoir politique, la réorganisation administrative et judiciaire, le changement de l'unité monétaire, la réadaptation du système économique, font partie du phénomène révolutionnaire certes.

On peut modifier le cadastre de la propriété foncière, on peut transférer les postes de manière à remplacer un Dupont par un Ben Kébir lettré, même s'il descend en ligne directe d'un bachagha illettré, on peut changer les caractères latins par les caractères arabes sur les enseignes des cabarets.

Mais tous ces changements sont illusoires et n'ont rien de définitif si l'homme lui-même n'a pas changé. On peut même relever le revenu annuel moyen de l'individu. Ce n'est pas encore cela la mesure d'une révolution. 

S'il ne s'agissait, en effet, que d'une augmentation des salaires et des rations, alors, comme l'ajoute Che Guevara : « Un néo-colonialisme intelligent a plus de chances de réussite ».
Et le peuple algérien, révolutionnaire, savait bien ce qu'il faisait en disant « non » au plan de Constantine. 

Une révolution ne peut édifier un ordre nouveau et garantir ses acquis qu'en transformant d'abord l'homme. 

En fait, c'est un problème de civilisation qui se pose. Mais il est souvent formulé d'une façon empirique, en termes politiques. 

Dans un pays qui subit la civilisation, l'acte le plus révolutionnaire c'est l'acte qui décolonise l'homme lui-même.

Il faut avoir à l'esprit le processus de dégradation de l'individu en Algérie pendant plus d'un siècle pour mesurer sa régénération depuis le 1 er Novembre 1954 et pour se faire une idée de sa résurrection en tant qu'homme.

Pendant plus d'un siècle, il fallait se nommer « l'indigène », il fallait se faire « humble » pour s'adapter à un ordre colonial implacable.
L'intellectuel de la génération précédente lisait La Voix indigène ou La Voix des Humbles.

Et s'il arrivait d'écrire, le choix de son sujet était déterminé. Comme cet algérien qui publiait vers 1925 un livre qui avait pour titre Yallah et pour sous-titre Ou l'art pour un Européen de commander et de se faire obéir par des indigènes.
C'est significatif de la haute inspiration de son auteur, n'est-ce pas ?

Et nos intellectuels n'avaient pas le monopole de cette littérature du servage, Richard Wright* cite dans son ouvrage sur Bandoeng, quelque chose d'homologue à « Yallah » en Indonésie.

Pourtant, la colonisation dénaturait l'homme. La décolonisation était donc l'acte le plus important dans un processus révolutionnaire.

Ceux qui avaient connu en France un lamentable type de travailleur algérien, le virent soudain changer de trait avec son auréole révo­lutionnaire.
Les mots eux-mêmes avaient joué un rôle dans cette transformation. 

En rejetant la livrée de « l'indigène» l'Algérien se baptisai : « El Moudjahid » pour rejoindre un maquis. En prenant seulement Cf titre, il avait déjà accompli son acte révolutionnaire le plus solennel avant même de tirer son premier coup de feu. 

Il devenait instantanément le héros conscient de l'importance de son défi aux forces écrasantes qui sont en face de lui. 

Aussi, quand on modifie sans fondement le vocabulaire révolutionnaire, c'est parfois sa valeur rédemptrice sur l'homme qu'on fait tomber. 

Khaldi a admirablement montré l'importance des termes révolutionnaires du point de vue sémantique.
On doit mesurer aussi leur importance du point de vue psychologique.
Les mots marquent des positions idéologiques déterminées. 

C'est infiniment plus important que la décolonisation des terres. Et c'est même sa condition.
Si on les modifie, le changement d'un terme ne marquera pas seulement l'abandon d'une position idéologique qu'il désignait, mais marquera aussi un changement dans le comportement révolutionnaire lui-même. 

Quand le combattant cessera de se nommer « El Moudjahid », c'est le comportement du
« Troufion » qui réparait, comme dans un régime d tirai 11 eurs.
Une révolution doit maintenir sa rigueur même dans le langage pour garder sa portée rédemptrice sur l'homme. 

Certaines licences de langage - qui se veulent audace révolutionnaires - ne sont en fait que des trahisons de la révolution dans son objet essentiel : la transformation de 1 'homme.
Quand certains muscadins parlent de « libération des sexes» exemple, leurs mots traduisent dans la phase actuelle une chute potentielle révolutionnaire. 

Ce n'est pas sans raison que la Genèse fait remonter à la confusion des langages les malentendus qui divisent les peuples pour montrer le pouvoir des mots sur le destin des hommes. 

Quoiqu'il en soit, une révolution ne peut pas rendre définitive l'œuvre des choses qu'elle engendre si elle ne transforme pas l'homme définitivement dans son comportement, ses idées et ses mots.
Au fond, toute révolution doit s'accomplir selon cette loi de sociologie contenue dans le verset coranique : « Dieu ne change pas l'état d'un peuple tant que celui-ci n'a pas changé son âme ».

* Richard Wright (1908-1960) est un écrivain et journaliste américain. Il a participé à la conférence de Bandung dont il rédigea un rapport intitulé Le rideau de couleur. (N.d.E.)

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