«Agdud mebla idles, dhargaz mebla iless» (Un peuple sans culture est comme un homme sans langue) – proverbe amazigh
«The more languages you know, the more you are human» – Tomas Garrigue Masaryk, philosophe tchécoslovaque
«Connaître une autre langue, c’est posséder une seconde âme» – Charlemagne
Introduction
«Marari’ent i wouchen, itz queliv ivehouchen» (Lorsque
le loup ne sait pas quoi faire, il cherche les petites bêtes). Ce
proverbe amazigh résume très bien la récente proposition du ministre de
l’Enseignement supérieur algérien, Tayeb Bouzid, de remplacer la langue
française par la langue anglaise dans nos écoles et nos universités. Ce
faisant, il réhabilite/réédite la même proposition faite dans les années
70’ par les responsables de l’éducation de l’époque.
Tayeb Bouzid croit-il en la supériorité
de la langue anglaise par rapport à la langue française ? Si oui,
comment la justifie-t-elle ? Peut-être a-t-il soutenu une thèse sur ce
sujet dans une université anglo-saxonne dont le peuple algérien n’est
pas au courant et dont ce dernier aimerait connaître l’argumentaire. Ou
bien a-t-il décidé (ou a-t-il été chargé) de déplacer le débat actuel
sur la (re)construction d’une Algérie libre et démocratique vers un
débat sur l’utilité et l’importance relative des langues étrangères ?
Dans le premier cas, il pourrait être
taxé d’ignorer la réalité et la science en la matière et de vouloir tout
simplement faire preuve d’improvisation gratuite. Dans le second cas,
il pourrait être accusé de vouloir aller au secours d’un système
politique désavoué et en décrépitude en essayant de détourner le hirak
actuel vers une autre direction que celle qu’il s’est tracée : bâtir un
nouveau système politique basé sur la prédominance du droit. En faisant
cela, il veut créer un débat sur une question secondaire (tout au moins
pour l’heure) – la question linguistique – alors que la grosse image –
que sera l’Algérie de demain ? – est complètement occultée.
En d’autres termes, il veut nous
(dé)montrer que l’arbre (le débat sur les langues) est plus important
que le la forêt (où va l’Algérie, politiquement, économiquement et
culturellement ?)
Dans le présent article, nous montrerons
que le débat sur les langues est tout à fait inopportun pour le moment
et que le vrai débat doit porter sur comment sortir le pays du marasme
économique, culturel et surtout politique dans lequel il se trouve
depuis l’indépendance. Nous devons dire, dès le début, que nous ne
défendons ni le français, ni l’anglais – car nous maîtrisons les deux de
façon égale – mais que nous croyons plutôt en la devise de Thomas
Garrigue Masaryk, citée ci-dessus, selon laquelle «plus vous connaissez de langues étrangères, plus vous êtes humain».
Le faux débat sur les langues : une sorte de «egg and chicken problem ?»
Avant de parler du faux débat sur les
langues, il faut rappeler que le ministre qui a fait la proposition de
remplacer le français par l’anglais n’est pas légitimement habilité à la
faire car il est membre d’un gouvernement lui-même illégitime non
reconnu par le hirak. A cause de cela, la proposition est, elle aussi,
illégitime et ne fait pas partie des priorités de l’heure dans les
circonstances que connaît le pays aujourd’hui.
Le pays a d’abord besoin de sortir d’une
des crises les plus graves qu’il n’ait jamais connue. C’est pour trouver
les moyens de sortir de cette crise que le peuple s’est soulevé le 22
février dernier avec comme slogan principal «Système dégage !» En
brandissant ce slogan, le peuple demande à passer d’une dictature à
peine dissimulée à une démocratie réelle. Que vient donc faire la
proposition du ministre de remplacer une langue par une autre au sein de
cette immense tâche que le hirak doit mener à bout ?
Sur un plan purement linguistique, cette
volonté d’effacer une langue (qui a été arrachée, puis appropriée, par
le sang de nos martyrs) pour en introduire une autre ne se justifie à
aucun titre. En effet, deux motifs sont avancés pour justifier ce projet
de substitution linguistique. Le premier est la croyance, par le
ministre, en la «scientificité» plus grande de la langue anglaise par
rapport à la langue française.
Selon les promoteurs de cette thèse,
l’anglais est une langue plus scientifique, et donc plus technologique
que le français. Ceci n’est tout simplement pas vrai. En effet, si les
pays anglo-saxons ont connu un taux de création scientifique et
technologique plus élevé que les pays francophones, c’est surtout en
raison des moyens humains, matériels et financiers mis à la disposition
des premiers et qui sont beaucoup plus restreints dans les seconds.
En d’autres termes, le développement
scientifique et technologique d’un pays est étroitement lié à sa
puissance économique. Si l’Algérie n’a pas connu un développement
scientifique et technologique de haut niveau, ce n’est pas à cause du
français (ou de l’arabe), mais c’est parce qu’elle n’a jamais accordé à
la science et à son sous-produit technologique la valeur qui leur est
due. C’est parce qu’elle n’a jamais mobilisé les compétences humaines
qu’il faut et n’a jamais mis les moyens matériels et financiers
nécessaires à un tel développement.
Et, même si la langue dominante en
Algérie était l’anglais, le résultat aurait été exactement le même : un
pays où le moindre bouton de chemise et le moindre boulon ne peuvent pas
être produits dans le pays et doivent, par conséquent, être importés.
Pire encore : le pays ne sait (plus) – comme dans le temps – produire le
blé pour nourrir sa population alors qu’il en était un grand producteur
et exportateur avant et après l’indépendance.
Ce n’est certainement pas en remplaçant
une langue par une autre que l’on va renverser la situation. Si donc
l’Algérie se trouve dans la situation actuelle – non seulement de
sous-développement mais de développement du sous-développement, comme
dirait André Gunder Frank – c’est non pas à cause de la langue de
Molière et Descartes, mais parce que les pouvoirs qui l’ont gouvernée
depuis 1962 n’ont jamais eu la volonté réelle de promouvoir son
développement scientifique et technologique, et parce qu’ils n’ont
jamais mis les moyens humains, matériels et financiers nécessaires.
La deuxième raison invoquée par les
promoteurs du projet de substitution linguistique est que la langue
française est la langue de «l’ennemi» et qu’elle nous éloigne de notre
identité nationale. Selon ce raisonnement, la langue française ne permet
pas au peuple algérien de reconquérir son histoire, sa culture et ses
langues authentiques (l’arabe jusqu’aux années 80’ et Tamazight depuis
le Printemps berbère de 1980).
Toujours selon ce raisonnement, apprendre
le français permet de connaître surtout l’histoire et la culture
françaises au détriment de l’histoire et de la culture algériennes.
C’est la raison pour laquelle le gouvernement Boumediène a décidé
d’arabiser l’école algérienne, pensant que cette arabisation allait
effacer à moyen/long terme la domination du français et de la culture
française sur la culture locale. Le résultat, près de 50 ans après, le
français n’est pas seulement encore là, mais est peut-être plus dominant
qu’avant.
La différence, par rapport à la période
post-indépendance, c’est que les Algériens – notamment les jeunes qui
ont été «arabisés» – ne maîtrisent ni l’arabe, ni le français, ce qui a
donné lieu au concept de «bilingue illettré» ou «analphabète bilingue»
utilisé pour qualifier nos jeunes aujourd’hui. Bien entendu, le résultat
ne peut être qu’un sous-développement encore plus «développé» sur les
plans scientifique et technologique.
A côté de cela, la langue amazighe – qui
fait partie du patrimoine linguistique et culturel national – a été
ignorée jusqu’ à l’avènement du Printemps berbère de 1980. Cette langue,
qui était la première parlée en Algérie depuis les temps les plus
reculés, a, en effet, pendant longtemps – y compris pendant la lutte de
Libération nationale – été considérée comme un antidote, pire encore,
comme l’ennemi – de la langue arabe.
L’arabisation elle-même avait comme
objectif caché – outre d’éliminer la langue française – d’étouffer à
moyen/long terme la langue amazighe, la culture amazighe et tout ce
qu’elle pouvait contenir de révolutionnaire (on disait alors langue et
culture «rebelles»). Le résultat est que, en dépit de cette arabisation
tous azimuts, ni la langue, ni la culture amazighes n’ont disparu, au
contraire. Les exemples et les expériences décrits précédemment montrent
qu’on ne peut pas éliminer une langue en lui adjoignant une autre, quel
que soit le prestige réel ou supposé de cette dernière. Voyons plutôt
où se trouve le vrai débat en Algérie aujourd’hui.
Le vrai débat : sortir de l’impasse actuelle et (re)construire un pays en ruine
Le vrai débat aujourd’hui en Algérie –
depuis plusieurs années déjà, mais plus encore depuis le 22 février
dernier – est : comment sortir de la crise multidimensionnelle que
traverse le pays (crise économique et sociale, crise culturelle, et
surtout crise politique).
Si le ministre qui a décidé le
remplacement du français par l’anglais et ceux, éventuellement, qui
l’ont mandaté de le faire, pensaient qu’ils allaient, avec cette simple
mesure, résoudre ces différentes crises ou faire déplacer le débat pour
nous faire oublier leur gravité et leurs effets dévastateurs sur la
société, ils se trompent car, comme le dit l’adage : «chassez le
naturel, il revient au galop». Et cette stratégie n’est pas nouvelle :
tous les pouvoirs qui ont régné depuis l’indépendance l’ont utilisée
pour dissimuler les vrais problèmes auxquels le peuple a à faire face.
Il y a d’abord la crise économique.
L’Algérie ne vit que par et pour le pétrole. Depuis la fin des années
1970, aucun plan de développement des autres ressources (agriculture,
autres ressources naturelles) dont dispose le pays n’a été adopté.
Le résultat, tout le monde le connaît, et
la grande majorité de la population le vit : chômage (notamment des
jeunes, et plus encore, des intellectuels) qui atteint plus de 35% ;
importation de presque tout ce dont le pays a besoin en biens
d’équipement, mais plus encore, en biens de consommation ; hémorragie
des cerveaux (et des bras) algériens vers l’Europe et l’Amérique ;
développement de l’économie sous-terraine, qui, aujourd’hui dépasse
l’économie officielle ; «harga» pour ceux à qui l’économie officielle et
l’économie formelle ne sont pas accessibles.
Et cela en comptant bien sûr les revenus
procurés par l’exportation de pétrole et de gaz. Quelqu’un peut-il alors
imaginer la situation de l’Algérie sans l’exportation de ces deux
ressources ? Impossible, diraient certains. En conséquence, un des
éléments du débat aujourd’hui devrait être : comment sortir de la
manne/malédiction (on pourrait dire «manne-édiction) pétrolière ?
La deuxième crise à laquelle l’Algérie
est confrontée est la crise culturelle. Cette crise peut se résumer à la
question : qu’est-ce qu’être algérien ? Pour beaucoup, la crise
culturelle se réduit à la question linguistique : la reconnaissance de
la langue amazighe par l’Etat et son positionnement dans l’échiquier
linguistique national. Cette question a été en partie résolue ces
dernières décennies (depuis 1980) avec la reconnaissance de cette langue
et son enseignement dans les écoles et dans les universités. Ce qui
reste, c’est de développer la culture (ou plutôt les cultures) de chaque
population régionale du pays (Kabyles, Chaouia, Sahraouis, etc).
Non seulement ces cultures régionales et
locales ne sont pas développées, mais certaines sont en voie de
disparition. L’exemple le plus connu est celui de l’artisanat local qui
a, ou bien disparu, ou bien été absorbé par l’économie mercantile. Le
deuxième élément du débat d’aujourd’hui est donc : comment relancer le
développement des cultures locales et régionales, musique, danses,
nourriture, artisanat, etc. qui ont été marginalisées ?
La troisième crise que la nouvelle
Algérie a à construire est la crise politique. L’expérience en Algérie
et dans le monde montre que sans la résolution de cette crise, les
autres crises (économique, culturelle, etc.) ne peuvent pas être
résolues. Ce n’est pas une surprise, en effet, si le slogan principal
des manifestants dans le hirak aujourd’hui (et depuis le 22 février
dernier) est : «Système dégage !» (Isqat nidham).
C’est pourquoi le troisième élément – ou
plutôt le premier – du débat aujourd’hui doit être : comment établir une
gouvernance capable de regrouper toutes les forces vives de la nation
et comment l’orienter vers la satisfaction des besoins du peuple dans
son ensemble ?
En effet, ce qui caractérise les
gouvernances passées, depuis l’indépendance, c’est qu’elles étaient
clanistes et clientélistes et qu’elles ne travaillaient que pour leurs
clans et clients. Pour cela, les institutions politiques doivent être
établies sur la base de la volonté du peuple, notamment par les urnes et
être au service du peuple et non pas seulement de certains. On entend
beaucoup dans le hirak aujourd’hui le slogan «Yetnahaw Gaâ !» (Ils
doivent tous partir).
Ce slogan est souvent mal interprété. Il
ne s’agit pas, en effet, de mettre dehors tous les responsables de
l’Etat à tous les niveaux (une telle perspective aboutirait au chaos),
mais de mettre hors d’état de nuire ceux qui ont contribué à
l’effondrement du système par la corruption et le mis-management. Cette
tâche, si elle doit être menée, doit éviter de se traduire par une
chasse aux sorcières qui aboutirait au chaos politique et à
l’aggravation des crises (économique, sociale, culturelle) que le pays a
connues et doit plutôt s’attacher à construire un Etat basé sur la
règle de droit.
Conclusion
Nous avons vu que lancer un débat sur les
langues dans les circonstances de crises économique, culturelle et
politique que traverse le pays aujourd’hui est une erreur qui nous
éloignerait des vrais problèmes.
Essayer de créer un système de priorité
dans les langues – exemple, mettre l’anglais avant le français comme il a
été proposé – nous conduirait vers ce que les Anglo-saxons eux-mêmes
appellent «the egg and chicken problem» (laquelle, de la langue
française ou de la langue anglaise, doit venir avant l’autre ?). Cependant, pour l’heure, la maison Algérie brûle, il faut la sauver en premier lieu.
Et pour la sauver, il faut un Etat solide
– avec des fondations, des hommes et femmes compétent(e)s – orienté
vers le service public et non vers l’intérêt personnel ou claniste. Ce
qu’il faut savoir, c’est que le pouvoir algérien – et cela est valable
pour tous les pouvoirs du monde – veut perdurer car il a tant d’intérêts
en jeu.
C’est pour cela, encore une fois, que le
hirak doit désigner, dans les meilleurs délais possibles, une équipe
gouvernante de transition dont le rôle est de préparer et d’organiser
des élections libres et démocratiques devant aboutir à élire une équipe
gouvernementale légitime et compétente, une Assemblée nationale
représentant les préoccupations de la population et un pouvoir
judiciaire basé sur l’application de la loi. Si le hirak rate cette
occasion en or de construire cette nouvelle Algérie, il y a de fortes
chances que non seulement les choses ne changeront pas, mais que le pays
s’engouffre dans un abîme encore plus profond que celui dans lequel il
se trouve aujourd’hui.
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