Par Boniface Musavuli — 29 janvier 2017
Retour
sur « Objectif Kadhafi », l’ouvrage de Patrick Mbeko,
analyste des questions géopolitiques, paru aux Editions Libre-Pensée, 2016.
Le
20 octobre 2011, les téléspectateurs du monde entier découvrent sur leurs
écrans les images d’un homme ensanglanté qui se fait lyncher par une foule
hystérique. Quelques instants plus tard, on aperçoit deux corps tuméfiés
allongés l’un à côté de l’autre, sur des matelas sales posés à même le sol. Il
s’agit du Guide libyen Mouammar Kadhafi et son fils Muatassim. L’évènement
marque la fin d’une campagne de bombardement de la Libye par les forces de
l’OTAN et les combats au sol de leurs alliés de circonstance : les
« révolutionnaires libyens », dont il s’avèrera plus tard qu’il
s’agissait d’intégristes et des djihadistes. Mais Paris, Londres, Bruxelles, et
même le Secrétaire général de l’ONU saluent « une nouvelle ère » pour
la Libye. Kadhafi est alors décrit comme un dictateur mégalomane et
sanguinaire, dont les proches s’étaient enrichis en détournant les richesses
pétrolières du pays au détriment du peuple libyen. Il est décrit comme un
parrain du terrorisme international qui a fait poser des bombes dans des
avions, et qui, en cette année 2011, avait tiré sur sa population qui ne
réclamait que la démocratie. Les grandes puissances devaient prendre leurs
responsabilités : lui livrer la guerre et l’éliminer, s’il le faut, au nom
de la démocratie et de la « responsabilité de protéger » la
population libyenne. C’est à peu près ce que les gens ont retenu de Kadhafi et
des raisons de la guerre fatale que les puissances de l’OTAN ont menée contre
son pays. Et si la vérité était ailleurs ?…
C’est
en tout cas ce qu’on découvre au fil des pages d’Objectif Kadhafi de
Patrick Mbeko[1],
ouvrage préfacé par Michel Rimbaud, ancien ambassadeur français, qui décrit
les « 42 ans de guerres secrètes » : une vingtaine
de tentatives d’assassinat et de coup d’État, des opérations subversives de
toutes sortes, mais aussi des moments de retrouvailles et des visites officielles
entre Tripoli et les capitales occidentales. Qui était vraiment Mouammar
Kadhafi ? Pourquoi a-t-il été tué ? Qu’en est-il des accusations
portées contre lui ? C’est à ces questions et à bien d’autres que répond
cet ouvrage, solidement documenté, nourri d’anecdotes, d’une remarquable mise
en perspective historique et d’une grille de lecture géopolitique
particulièrement originale.
L’histoire
d’un jeune Bédouin devenu révolutionnaire
Mouammar
Kadhafi voit le jour en 1942. C’est un jeune Bédouin – aux origines
anecdotiques[2]
– issu d’une famille si pauvre qu’il avait à peine de quoi se nourrir. Il est
toutefois décrit comme brillant à l’école. Il réussit à étudier en quatre
années seulement le programme de six années du cycle primaire. Il apprend avec
une facilité qui étonne ses camarades et ses enseignants. Très vite, il dégage
autour de lui une sorte d’autorité naturelle et une fierté qui contraste avec
son cadre de vie très modeste[3].
Féru de lecture, il fait la connaissance des grands personnages qui ont fait
l’histoire du monde et de l’Afrique : Abraham Lincoln[4],
le général de Gaulle, Mao Zedong, Patrice Lumumba et surtout Gamal Abdel Nasser[5]
le leader égyptien dont il s’inspire particulièrement. L’environnement politique
de l’époque est marqué par une série d’évènements dans le monde arabe : la
guerre d’Algérie, l’agression de l’Égypte, la bataille du Liban, la question
palestinienne, la révolution au Yémen, la présence sur le sol libyen des bases
militaires américaines et britanniques, l’état misérable du peuple libyen,
victime d’un règne monarchique gangrené par la corruption et le népotisme.
Autant de facteurs qui amènent Kadhafi à se sentir « investi d’une
mission » celle de libérer son pays de la domination étrangère, de la
pauvreté et des inégalités[6].
En
1963, Kadhafi obtient son baccalauréat de philosophie, mais refuse de travailler
dans les compagnies pétrolières. Il a autre chose en tête. Il crée un groupe de
jeunes pour entrer à l’école militaire de Benghazi, pas pour devenir des
soldats de métier, mais pour infiltrer l’institution[7]
et s’en servir pour mener la révolution. Six ans plus tard, il prend le pouvoir
avec ses compagnons d’armes, le 1er septembre 1969, à l’occasion
d’un coup d’Etat sans effusion de sang[8].
Mouammar Kadhafi n’est alors qu’un jeune officier de 27 ans. Son rêve de
transformer la Libye peut commencer. Il durera tout le temps de son action aux
commandes de son pays : 42 ans, et s’étendra sur l’Afrique.
Kadhafi,
le pétrole et la souveraineté
Mouammar
Kadhafi se révèle rapidement être un nationaliste souverainiste habité par
l’idée de protéger son pays et de faire bénéficier à son peuple les revenus
tirés des ressources pétrolières et gazières, jusqu’alors détournés et
dilapidés par un régime corrompu, celui du Roi Idriss et les compagnies
pétrolières. Le jeune pilote est particulièrement choqué face à la luxure et
l’indécence déployée au cours des festins[9]organisés
dans son pays par les compagnies pétrolières et les autorités à côté d’une
population qui manque pratiquement de tout. Kadhafi est un souverainiste. Il
rejette tous les impérialismes, aussi bien l’impérialisme américain que
l’impérialisme soviétique dont le côté athée » choque sa conscience de
« croyant ». Ce refus du communisme, en pleine période de Guerre
froide, va d’ailleurs l’épargner des ennuis avec les Occidentaux qui ne
voyaient pas en lui une menace là où les leaders ouvertement communistes
d’Amérique latine et d’Afrique étaient des cibles à abattre. Il parvient à
contrôler les ressources de son pays et à renégocier les contrats là où les
pays alignés derrière l’une ou l’autre des superpuissances disposaient des
marges de manœuvres assez limitées. Il nationalise les principaux secteurs de
la vie économique libyenne, moyennant compassassions. Dans le secteur
pétrolier, les négociations sont ardues, mais en 1971, Kadhafi réussit ce
qu’aucun autre pays pétrolier n’avait réussi auparavant : imposer aux
compagnies pétrolières une augmentation des prix du brut[10].
Le mouvement va faire des émules dans les pays de l’OPEP.
Pour
la première fois, le peuple libyen se réapproprie les richesses de son pays. Le
revenu annuel qui était de 2 milliards 223 millions de dollars en 1973 passe à
6 milliards en 1974, pour atteindre 8,87 milliards de dollars en 1977. Des
centaines de milliers de familles libyennes voient leur condition de vie
s’améliorer considérablement [11].
Sous le roi Idriss, la Libye était parmi les pays les plus pauvres de la
planète. 94% de la population était analphabète. La mortalité infantile était
parfois de 40%. Kadhafi va transformer un pays et un peuple tout entier. Et pas
seulement la Libye. L’argent du pétrole libyen va financer plusieurs causes à
travers le monde, notamment la cause du peuple palestinien et la lutte des
Noirs en Afrique du Sud. La Libye est ainsi le premier pays que visite le
leader de la lutte contre l’Apartheid, Nelson Mandela, dès sa sortie de prison
en 1994[12].
Kadhafi permet à l’Afrique de connaître sa première révolution technologique en
finançant le premier satellite de télécommunication RASCOM-QAF1 permettant aux
pays africains de se rendre indépendants des réseaux satellitaires occidentaux
et d’économiser plus de 500 millions de dollars (ou de les faire perdre aux
compagnies occidentales).
La
Libye investit plusieurs milliards de dollars dans les secteurs variés des
économies des pays africains[13].
Contrairement aux Occidentaux qui investissent principalement dans l’industrie
extractive, Tripoli investit dans les secteurs primaires (agriculture, élevage)
et tertiaire (banques, hôtels, services), principalement dans les pays les plus
pauvres du Continent. La Libye lance le chantier de trois organismes financiers
qui devraient contribuer à asseoir l’émancipation monétaire et financière de
l’Afrique : la Banque africaine d’investissement (BAI), le Fonds monétaire
africain (FMA) avec un capital de 42 milliards de dollars et la Banque centrale
africaine (BCA). Outre le rachat des dettes et engagements contractés auprès des
Institutions financières internationales, le développement de ces trois
organismes devait permettre aux pays africains d’échapper aux diktats de la
Banque mondiale et du FMI et marquer la fin du franc CFA [14].
Une émancipation que l’Occident voit de très mauvais œil. Nous y reviendrons.
Kadhafi,
le terrorisme et l’affaire des bombes dans les avions
Trois
attentats terroristes ont valu à Kadhafi d’être présenté comme la figure
emblématique du terrorisme international : l’attentat contre la
discothèque La Belle, à Berlin, en 1986, l’attentat contre un avion de
la Pan Am au-dessus du village écossais de Lockerbie en 1988 et l’attentat contre
le DC10 d’UTA en 1989 au-dessus du Niger. L’ouvrage revient sur chacun de ces
évènements tragiques et les raisons pour lesquels ils avaient été injustement
imputés à l’Etat libyen.
L’attentat
de Berlin est le premier de la série. Il a failli coûter la vie à Kadhafi suite
à la réaction du président américain Ronald Reagan. Ce dernier, dès son arrivée
à la Maison Blanche, en 1981, s’était mis en tête l’idée d’éliminer le Guide
libyen[15]
qu’il qualifiait en pleine Guerre froide, d’« agent de Moscou »[16],
« l’homme le plus dangereux du monde » ou encore « le chien
enragé du Moyen-Orient »[17].
L’attentat, non revendiqué, servit de justification aux bombardements
américains sur Benghazi et Tripoli, dans la nuit du 15 avril 1986. Kadhafi en
sortit indemne, mais une de ses filles fut tuée tandis que sa femme et ses sept
enfants furent blessés. Qui a commandité cet attentat ? En tout cas, le
procès ouvert en Allemagne a abouti au verdict selon lequel aucun élément
probant ne permettait d’établir la responsabilité de Kadhafi dans cette affaire[18].
Vient
ensuite l’attentat de Lockerbie. L’attentat du vol Pan Am 103 a eu lieu le 21
décembre 1988 contre un Boeing 747-100 de l’ancienne compagnie américaine Pan
American World Airways, qui assurait la liaison Londres – New York. Il explosa
au-dessus du village de Lockerbie en Écosse et causa la mort de 270 personnes.
Patrick Mbeko revient sur l’historique des enquêtes et fait remarquer que les
éléments recueillis par les enquêteurs américains, Britanniques et Allemands
s’orientaient vers la piste des services secrets syriens et iraniens. L’enquête
va connaitre un tournant dans les années 1990 suite à l’implication de
l’enquêteur du FBI Tom Thurman laissant tous les observateurs ébahis [19].
La piste libyenne fit, depuis, privilégiée. Pourquoi ? Selon l’auteur,
l’abandon de la piste syro-iranienne s’imposait au vu d’un gros embarras en perspective.
Au fil des pages, on découvre un monde ténébreux où barbouzes et grand
banditisme s’entremêlent si dangereusement [20]
que même la justice préfère ne pas voir « ce qu’il ne faut pas
voir ». La Libye devint ainsi le coupable idéal, et tout fut mis en œuvre
pour lui faire endosser la responsabilité d’un crime qu’elle n’avait pas
commis. Tripoli subissait à peine les conséquences de l’affaire de Lockerbie
qu’une autre affaire, celle du DC10 d’UTA, était mise à sa charge. Pour rappel,
le 19 septembre 1989, soit neuf mois après la tragédie de Lockerbie, le
DC-10 du vol UT 772 de la compagnie UTA assurant le trajet Brazzaville-Paris
via N’Djamena, explose au-dessus du désert du Ténéré, au Niger. Tous les
passagers et membres d’équipage sont tués. Parmi les victimes, des Français et
l’épouse de l’ambassadeur des États-Unis au Tchad. Patrick Mbeko reprend le fil
des enquêtes des services secrets et du parquet de Paris et aboutit à nouveau à
la piste syro-iranienne. La Libye n’avait aucune raison de s’en prendre à la
France puisque la guerre du Tchad dans laquelle les deux pays étaient
directement impliqués était en voie de règlement [21].
L’auteur attribue l’abandon de la piste syro-iranienne à une alliance de
circonstance entre les puissances occidentales et la Syrie durant la Guerre du
Golfe et la volonté de ne pas exposer des alliés impliqués dans le dossier des
otages au Liban.
Sur
les accusations de terrorisme, des années plus tard, les langues se sont déliées
et plusieurs preuves font que la Libye fut injustement accusée des deux
attentats [22].
Mais le pays fut contraint de payer : 200 millions de francs d’indemnités
aux familles des victimes françaises de l’UTA [23]
et 2,7 milliards de dollars aux familles des victimes de Lockerbie [24].
Un acte souvent brandi comme un aveu de culpabilité. En réalité, la Libye
perdait beaucoup de revenus suite aux sanctions qui lui avaient été
imposées : 24 milliards de dollars [25].
En payant 2,7 milliards de dollars et en reprenant sa place dans le concert des
nations, Tripoli s’inscrivait dans la logique froide de la realpolitik :
privilégier ses intérêts. Ce geste de décrispation permit à la Libye de
redevenir un Etat fréquentable à une époque où il valait mieux ne pas figurer
sur la liste des Etat de l’axe du mal. Parallèlement, ce geste de décrispation
permit à la Libye d’attirer massivement des investisseurs étrangers dans son
secteur pétrolier et même les dirigeants occidentaux [26].
La lune de miel fut néanmoins de courte durée. En cause : le printemps
arabe.
Le
printemps arabe et le coup de grâce
Patrick
Mbeko revient sur les bouleversements politiques de 2010-2011 dans les pays
arabes en prenant le soin de rappeler une sagesse de Franklin Roosevelt[27].
Il remonte à l’épicentre du mouvement des contestations populaires : la
petite ville tunisienne de Sidi Bouzid et son héros malheureux Mohamed
Bouazizi, le jeune marchand des quatre-saisons immolé le 17 décembre 2010 après
avoir été frappé et humilié par une policière, Fayda Hamdi, selon la version
véhiculée. Il fait remarquer que les récits ne collent pas à la réalité. Le
jeune homme immolé ne s’appelait pas Mohamed Bouazizi, mais Tarek Bouazizi. Il
n’était pas diplômé d’université, il n’avait même pas passé son bac[28].
Sur place, à Sidi Bouzid, la population a déjà fait disparaître les traces d’un
jeune homme qui aurait pourtant dû être célébré comme une fierté nationale.
Pourquoi ? Il s’interroge sur la spontanéité des révoltes et l’attitude
indolente des forces de sécurités pourtant habituées à réprimer violemment les
contestataires du régime. De fil en aiguille, Patrick Mbeko déconstruit
l’histoire convenue du « printemps arabe ». Il fait remarquer que, si
l’étincelle est partie de la Tunisie profonde, sans que personne ne comprenne
vraiment qui étaient les tireurs de ficelles en arrière fond, c’est en Libye et
en Syrie que le vrai visage des instigateurs du « printemps arabe »[29]est
apparu au grand jour[30],
balayant au passage l’invective de la « théorie du complot ». Ce qui
s’est passé en Tunisie et en Egypte non pas d’une colère spontanée des masses
populaires, mais l’exécution des plans préparés à l’avance[31].
Dès
2007, les jeunes tunisiens et Egyptiens avaient reçu une série de formations initiées
par le CANVAS (Centre for Applied Non Violence), une organisation basée
sur les principes tactiques de Gene Sharp. Il s’agissait d’étendre aux pays du
monde arabe les expériences réussies dans les anciens pays communistes où les
Etats-Unis avaient fait renverser des présidents alliés de Moscou, derrière les
révolutions colorées[32].
Les autorités tunisiennes, égyptiennes et libyennes n’avaient ainsi rien vu
venir. Le rôle joué par les Etats-Unis en arrière-plan est si déterminant que
l’auteur décide de renommer ces évènements : « PRINTEMPS AMÉRICAIN
DANS LE MONDE ARABE »[33]
et non « printemps arabe ».
Arrive
le tour de la Libye, un pays qui, contrairement à la Tunisie et à l’Egypte,
n’entretient pas de coopération militaire avec les Etats-Unis. Kadhafi avait
fait fermer les bases militaires américaines et britanniques sur le sol libyen
dès 1970[34].
Les hauts gradés libyens ne pouvaient donc pas obtempérer aux consignes de
l’extérieur. Par conséquent, contrairement à la Tunisie et à l’Egypte, où les
manifestations étaient globalement pacifiques et maîtrisées, en Libye, les
manifestations pacifiques sont accompagnées de graves violences armées. Les
casernes et les commissariats sont attaqués par des unités commandos
particulièrement efficaces au combat. Des canons anti-aériens apparaissent.
D’où viennent toutes ces armes et ces combattants particulièrement
aguerri ? Dans un premier temps Kadhafi donne l’ordre de ne pas réagir et
de laisser s’exprimer la colère populaire. Il adopte des mesures sociales et
fait même libérer des prisonniers politiques[35].
Mais, rapidement, il perd le contrôle de vastes régions qui passent sous
contrôle des groupes islamistes, alors alliés de circonstance de l’OTAN.
Lorsqu’il tente de reprendre le contrôle de la situation, il se heurte à la
résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’ONU autorisant la mise en place
d’une une zone d’exclusion aérienne. Cette résolution, qui ne concernait que
Benghazi, sera rapidement violée puisque c’est un déluge de bombes et de missiles
qui s’abat sur toute la Libye, ainsi qu’une offensive au sol, jusqu’au
renversement du gouvernement libyen, ce que l’ONU n’avait pas autorisé.
L’auteur décrit les dernières heures de Kadhafi comme un moment de trahison
ultime, une traque[36].
Alors qu’il avait obtenu l’aval de l’OTAN pour quitter le pays et s’installer
en Afrique du Sud, son convoi fut saccagé par un missile Hellfire tiré
par un drone américain et deux bombes de 200 kg larguées par un mirage
français. Il parvint à survivre avec une poignée de fidèles mais tomba entre
les mains des miliciens de Misrata. La suite, ce sont les images de lynchage
qui feront le tour du monde. C’est aussi le discrédit du principe de
« responsabilité de protéger » comme le fut celui de
« l’intervention humanitaire en Somalie »[37].
En
effet, « protéger la population libyenne » fut la raison brandie au
Conseil de sécurité de l’ONU pour justifier l’intervention des pays de l’OTAN
en Libye. Lorsqu’on regarde ce qu’est devenue la Libye, difficile d’obtenir un
consensus international en évoquant, à nouveau, « la responsabilité de
protéger ». Depuis, à l’ONU, Russes et Chinois bloquent les projets de
résolution initiés par les Occidentaux, notamment sur la Syrie, en rappelant le
précédent libyen[38].
Barack Obama a reconnu que la Libye est le plus grand regret de sa présidence
tandis que les parlementaires britanniques ont étrillé l’ancien président
français Nicolas Sarkozy et l’ancien Premier ministre britannique David Cameron
dans un rapport sur la guerre en Libye[39].
La
Libye de Mouammar Kadhafi et la « Libye de l’OTAN » : le
contraste
« Vous
avez voulu la paix, vous avez voulu la liberté, vous voulez le progrès
économique. La France, la Grande-Bretagne, l’Europe seront toujours aux côtés
du peuple libyen », avait promis le 15 septembre 2011 le président Nicolas
Sarkozy à Benghazi devant l’euphorie d’une foule acquise à l’avènement d’une
« nouvelle Libye ». Cinq ans plus tard, la Libye s’est littéralement
décomposée. Pire, les Libyens qui ont survécu aux bombardements de l’OTAN
seront des milliers à mourir lentement pour avoir respiré sans le savoir les
microparticules d’uranium volatilisées dans l’air, tandis que nombreux vont
donner naissance à des enfants mal formés, sans bras, sans jambes… conséquence
des bombes à uranium appauvri larguées sur le pays[40].
L’occasion de rappeler ce qu’était la Libye avant la guerre.
Lorsque
débute la crise, le niveau de vie de la population libyenne n’a rien à envier à
celui des populations occidentales. C’est le pays qui avait l’indice de
développement humain le plus élevé du continent africain. Le PIB/hab était de
13.300 $, soit loin devant l’Argentine, l’Afrique du Sud et le Brésil. La
croissance dépassait les 10% et le PIB/hab augmentait de 8,5%. La Jamahiriya
était un Etat social où des biens publics étaient mis à la disposition de la
population : l’électricité et l’eau à usage domestique étaient
gratuites ; tout le monde avait accès à l’eau potable. Les banques
libyennes accordaient des prêts sans intérêts ; les libyens ne payaient
pratiquement pas d’impôts. La TVA n’existait pas. La dette publique représentait
3,3 % du PIB contre 84,5 % pour un pays comme la France,
88,9 % pour les États-Unis et 225,8 % pour le Japon. Le système
public de santé, gratuit, était aux normes européennes, tout comme le système
éducatif (le taux d’alphabétisation moyen était de 82,6 %). Les meilleurs
étudiants libyens poursuivaient leurs études supérieures à l’étranger en
bénéficiant d’une bourse du gouvernement. Les produits d’alimentation pour les
familles nombreuses étaient vendus moitié prix sur présentation du livret de
famille. Les voitures importées d’Asie et des États-Unis étaient vendues à prix
d’usine. Le prix d’un litre d’essence coûtait à peine 8 centimes d’euros[41].
Le pays, en dépit des sanctions qui lui avaient été imposées, avait tout de
même réussi à constituer des fonds souverains à hauteur de 200 milliards de
dollars placés dans des banques étrangères, occidentales notamment, et gérés
par un organisme public, la Libyan Investment Authority (LIA)[42],
contrairement aux accusations faisant état d’enrichissement personnel. Peu de
dirigeants au monde peuvent revendiquer un bilan pareil.
Par
ailleurs, la Libye de Kadhafi fut un solide bouclier contre les vagues
migratoires puisque de nombreux migrants sub-sahariens, notamment,
choisissaient de s’installer en Libye au lieu de tenter la traversée de la
Méditerranée. Et non seulement. Kadhafi fut un bouclier contre la circulation
des terroristes islamistes qu’il combattait, bien avant les attentats du 11
septembre 2001. L’auteur rappelle que la Libye est le premier pays à avoir
lancé, dès 1998, un mandat d’arrêt international contre Ben Laden pour un
double assassinat perpétré, en 1994, contre deux fonctionnaires allemands sur
le sol libyen[43].
Mais tout au long de la campagne de l’OTAN contre la Libye, et même après,
aucune des réalisations susmentionnées n’a été relevée et les populations
occidentales n’en savent presque rien. Elles ne sauront jamais que celui qui
leur a été présenté par leurs dirigeants et médias comme un méchant dictateur
dilapidant les deniers publics de son pays, était en réalité un homme qui a
énormément investi dans le bien-être de son peuple et protégé l’Europe des vagues
migratoires et des mouvements terroristes.
La
Libye est aujourd’hui un pays complètement ruiné. Trois gouvernements et une
multitude de groupes terroristes se disputent le contrôle du pays. L’enlèvement
du premier ministre Ali Zeidan à Tripoli, le 10 octobre 2013, est un triste
exemple du climat chaotique qui règne dans le pays. Les dirigeants de la
première heure du CNT[44]
ont fui le pays pour se réfugier à l’étranger. Les meurtres et les attentats
sont devenus monnaie courante, contraignant des centaines de milliers de
Libyens à trouver refuge dans d’autres villes ou dans les pays voisins[45].
Les attentats ainsi que l’escalade des combats se succèdent dans tout le pays.
Même le consulat des Etats-Unis à Benghazi a été la cible d’une attaque à l’arme
lourde qui a coûté la vie à l’ambassadeur Christopher Stevens, torturé,
sodomisé puis assassiné. Les violences et l’insécurité persistante ont poussé
la plupart des pays occidentaux à évacuer leurs ressortissants et à fermer
leurs représentations diplomatiques[46].
Tout
le monde s’en va, y compris l’ONU et bon nombre d’ONG, relève l’auteur. Plus
d’un million de migrants sont arrivés en Europe en 2015, au terme de périples
périlleux. L’opération de sauvetage à grande échelle de l’UE a secouru près de
100 000 embarcations de fortune en Méditerranée. Malgré les efforts déployés,
au moins 3 000 migrants libyens ont péri en mer. Le trafic de drogue a explosé,
faisant de l’ex-Jamahiriya un pays de transit de la drogue, essentiellement à
destination d’Europe… Le pays est devenu le nouvel eldorado des groupes
intégristes islamistes. Dès le lendemain de la chute de Kadhafi, Al-Qaïda en a
profité pour hisser son drapeau au-dessus du palais de justice de Benghazi.
AQMI se promène dans le grand sud. Les islamistes d’Ansar al-Sharia se sont
implantés à Benghazi et Derna, tandis que l’État islamique / Daesh a profité de
l’insécurité permanente dans le pays pour s’y implanter.
Se
pose naturellement la question de savoir si la guerre et l’élimination physique
de Kadhafi valaient vraiment la peine. L’auteur estime que dans la logique des
stratèges occidentaux, la destruction de la Libye et l’élimination de Kadhafi
sont, paradoxalement, « une bonne opération ». Les efforts de Kadhafi
pour sortir l’Afrique de l’extrême dépendance vis-à-vis de l’Occident
constituaient une menace pour des puissances qui prospère sur le
sous-développement et la misère des Africains. Une indépendance économique de
l’Afrique et quelque chose d’inacceptable comme le rappelle le professeur
Maximilian Forte cité par l’auteur : « L’intervention en Libye
est aussi une façon d’envoyer un message aux autres États-nations africains (…)
qu’il y a des limites dans lesquelles ils doivent opérer »[47].
S’ils se lancent dans un processus de défiance nationaliste et
anti-impérialiste, il pourrait y avoir des conséquences qui ne sont plus de
l’ordre de l’hypothèse.
Un
message glaçant dont on apprécie la froideur en repensant à la menace du
président Sarkozy aux chefs d’Etat africains qui envisageaient de se rendre à
Tripoli pour proposer une médiation de l’UA[48] :
leur avion sera « flingué »[49] !
Par
Boniface MUSAVULI | 13 janvier 2017 in arret sur info
Analyste
politique et écrivain
[1]
Patrick Mbeko, Objectif Kadhafi – 42 ans de guerres secrètes contre le Guide
de la Jamahiriya arabe libyenne (1969-2011), Editions Libre-Pensée, 2016,
617 pages.
[2]
Les origines de Mouammar Kadhafi sont truffées d’anecdotes. Officiellement, il
est le fils de Mohamed Abdel Salam et Aicha Ben Niran. Mais un autre récit est
qu’il serait le fils naturel du capitaine corse Albert Preziosi, officier des
Forces aériennes françaises libres (FAFL) dont l’avion s’écrasa dans le désert
libyen durant la seconde Guerre mondiale. Recueilli par une tribu de Bédouins,
le capitaine Preziosi eut une histoire d’amour avec une femme locale qui donna
naissance à Kadhafi. L’autre anecdote est que le Guide libyen est d’une
grand-mère maternelle juive. Pp. 45 svts.
[3]
« Le traitement discriminatoire que, en sa qualité de Bédouin, il eut à
subir de la part des citadins et des étrangers au cours de ses études lui a
laissé un profond mépris pour les élites en place et un fort sentiment
d’identification avec les opprimés », note un rapport de la CIA cité par
l’auteur, p. 45.
[4]
Il découvre Abraham Lincoln sur la question de la libération des Noirs et la
Guerre de sécession aux Etats-Unis.
[15]
Pp. 133-134. En 1981, Reagan misait sur la réélection du président français
Valery Giscard d’Estaing, connu pour son hostilité à Kadhafi, mais dût revoir
ses plans après l’élection surprise de François Mitterrand.
[26]
Tony Blair, Angela Merkel, Nicolas Sarkozy,… et des dizaines de chefs
d’entreprise se bousculaient pour serrer la main du Guide Libyen. Il y avait
beaucoup d’argent à gagner, et tout devait être fait pour supporter les
caprices du leader libyen.
[27] « En
politique, rien n’arrive par hasard. Chaque fois qu’un évènement survient, on
peut être certain qu’il avait été prévu pour se dérouler ainsi ».
[29]
Il est à ce titre nécessaire de rappeler que la Libye faisait partie du lot de
sept pays arabes et/ou musulmans (Irak, Soudan, Liban, Iran, Somalie et Syrie)
que les États-Unis avaient mis sur la sellette des pays à
« contrôler », comme l’a révélé le général américain Wesley Clark,
qui fut commandant des forces alliées de l’OTAN en Europe (1997-2000), dans une
interview avec la journaliste Amy Goodman de la chaîne Democracy Now, le
2 mars 2007. Le général américain expliqua que le Pentagone avait élaboré ce
plan « top secret » dix jours après les évènements du 11 septembre
2001. Un an et demi plus tard, en mai 2003, John Gibson, directeur général de
la division services énergétiques de la multinationale Halliburton, confirmait
l’existence de ce projet en déclarant dans un entretien avec l’International
Oil Dagy : « Nous espérons que l’Irak sera le premier domino et que
la Libye et l’Iran suivront. Nous n’aimons pas être mis à l’écart des marchés,
car cela donne à nos concurrents un avantage déloyal. »
[44]
CNT : Conseil national de transition, plate-forme parrainée par les pays
de l’OTAN et derrière laquelle fut menée la guerre contre la Libye.
[45]
En janvier 2014, l’ONU a recensé 3,3 millions de réfugiés libyens et, selon le
Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), le nombre de
personnes déplacées à l’interne a presque doublé depuis septembre 2014, passant
de 230 000 personnes à plus de 434 000.
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