APS - ALGÉRIE

dimanche 26 juin 2016

Le Dieu vivant s’est éclipsé pour nous rendre libres !



On n’a pas fini d’évaluer la signification de la mort du Prophète de l’Islam, et de ses conséquences théologiques (*).
La mort de Muhammad a inauguré une ère nouvelle fondatrice de notre Islam. En quoi consiste précisément cette différence entre l’Islam de Muhammad et le nôtre ? Tout simplement en ce que du vivant du Prophète, le Dieu était vivant. Il était vivant en agissant au quotidien pour gérer les affaires politiques, participer directement aux batailles militaires, organiser la vie sociale et religieuse de la communauté naissante et en consignant ces actions dans un livre aussi vivant appelé Coran. Cette situation a perduré jusqu’à la mort du Prophète.

Tel fut donc l’Islam prophétique : une théocratie, le gouvernement quotidien des affaires humaines directement par Dieu. On peut imaginer aisément, dans ces conditions, le bouleversement qu’a pu être la mort du Prophète : en mourant, Dieu a cessé d’être un dieu vivant, juge terrestre et gérant des affaires courantes. Dieu s’est éclipsé. D’un dieu vivant, il est devenu un dieu silencieux, absent, indifférent. Avec des conséquences décisives pour le sort de la nouvelle communauté.
Souvenons-nous de la réaction d’Omar qui a refusé de croire en la mort du Prophète, et de la réplique que lui a adressée Abû Bakr : "Celui qui adorait Muhammad, alors qu’il sache que Muhammad est mort ! Et celui qui adorait Dieu, alors qu’il sache que Dieu est vivant et ne meurt pas !"
Cette déclaration d’Abû Bakr est d’une importance décisive. Elle nous montre que les acteurs de l’Islam naissant avaient bien pris conscience de la gravité de l’évènement de la mort du Prophète, non pas dans sa dimension psychologique ou politique, mais dans sa dimension purement théologique. Ils ont bien associé la question de la mort du Prophète au sort de Dieu : Dieu ne sera plus le même ! Dieu va passer du statut d’un Dieu vivant et agissant au statut d’un Dieu éclipsé et absent. Et Omar a parfaitement compris cet enjeu décisif et dramatique en niant la mort de l’Envoyé de Dieu. Abû Bakr lui a alors répliqué sur le même registre : Ne t’inquiète pas Omar, ton dieu ne s’est pas absenté : il n’est pas mort ! Ton Dieu est – encore – vivant, même si son Prophète est mort !
Mais Abû Bakr a péché par trop d’optimisme. Pris à la lettre, c’est un déni de l’éclipse de Dieu ! En fait, Abû Bakr voulait rassurer son compagnon, non sans se rendre compte lui-même qu’il s’est passé quelque chose avec le Dieu vivant. Dire que "Dieu est vivant et ne meurt pas" est une boutade réconfortante pour une communauté sous le choc non pas tellement de la mort d’un homme, mais d’un évènement théologique d’une importance capitale.
Ne l’oublions pas ! Encore une fois : la communauté musulmane a vécu plus de vingt ans sous un régime véritablement théocratique Un tel régime est appelé à disparaître avec la mort du Messager. Il n’y a pas d’alternative à cette disparition. Il ne peut exister un autre prophète pour prendre sa suite. A chaque communauté un prophète, nous enseigne le Coran. Le jeu est fermé. Et sans lendemain.
Remplacer le Prophète par un calife ? Cela est légitime, mais ne change en rien la fin du régime théocratique. C’est ce que prouvent les régimes instaurés depuis lors, d’abord celui des Califes, puis celui des Omeyyades. Leurs chefs politiques n’ont hérité du Prophète que ses fonctions politiques. Aucun d’entre eux n’a prétendu détenir des pouvoirs théocratiques. Le titre même de Calife est à cet égard significatif de par sa neutralité : il caractérise le nouveau chef de la communauté par ‘celui qui vient après’, simple successeur, mais il reste suffisamment vague pour permettre une interprétation plus osée, juste ce qu’il faut pour asseoir un minimum de légitimité…
Car tout le monde a été conscient de l’unicité et de l’exclusivité de la fonction prophétique, et aucun chef ne pouvait franchir la ligne rouge. Les premiers chefs de la nouvelle communauté se faisaient appeler Commandeur des Croyants (‘amîr al-mu’minîn). Mais il n’y avait là rien de religieux ! Personne ne pouvait dire la loi religieuse, ni même civile, en se prévalant d’une quelconque qualité religieuse ! Toutes les décisions prises après la mort du Prophète étaient de nature civile. Les choses ont changé après les Omeyyades quand on commença à diviniser le Prophète, puis ses Compagnons, pour en faire des sources de la chari’a, qui n’a vu le jour que bien tardivement.
Mais, si le pouvoir exercé dans cette communauté des Croyants après Muhammad a été un pouvoir civil, l’objectif politique et civil de cette communauté est, en revanche, de nature religieuse : ‘le jihâd sur la voie de Dieu’ (al-jihâd fî sabîl al-lâh) ! Autrement dit, ce que nous avons appelé l’éclipse de Dieu, et l’arrêt de la théocratie, n’ont pas affecté les objectifs de la communauté des Croyants : réaliser l’apocalypse au nom de laquelle le Prophète fut envoyé à Qoraysh. La conquête par les armes de Qoraysh et de la cité de La Mecque, puis des tribus arabes, et enfin des Empires avoisinant l’Arabie, s’est inscrite dans la droite ligne du projet eschatologique de la fin du monde promu par le Prophète arabe. Un pouvoir civil peut très bien adopter des objectifs de nature religieuse. Mais il n’a pas exercé de prérogatives religieuses, car il n’en avait pas la compétence, du moins dans un premier temps.
Ce n’est que quand la perspective jihadiste eschatologique fut définitivement abandonnée que la nécessité de légiférer se fit sentir. Car il s’agit ici de régler la vie religieuse et sociale de la Communauté sur la durée, dans une perspective de vie ici-bas. D’où la nécessité de forcer l’interdit de légiférer et dire la loi de Dieu en lieu et place de Dieu. Il a fallu dire la loi de dieu au moyen de fatwa à la place de Dieu, chose inimaginable dans l’esprit du Coran. Le dogme fondamental du tawhîd (unicité) et du rejet du shirk (association à Dieu) exclut toute initiative humaine en matière législative !
La ligne rouge a ainsi été allègrement franchie par l’Islam post-prophétique, mais seulement à partir de l’époque abbasside. L’Islam en tant que communauté sociale, et non plus en tant que simple communauté de croyants jihadistes, ne pouvait survivre sans système et des règles législatives. L’émergence d’une société civile musulmane ayant abandonné le jihâd apocalyptique, se produisit avec l’époque abbasside, quand les conquêtes ont pris fin, et quand il fallait gérer un vaste empire qui ne pouvait aspirer lui-même au jihadisme : il était lui-même le fruit du jihadisme !
Une réalité sociale a vu alors le jour, qui ne pouvait être gérée sans législation. Ainsi, les fuqahâ, les ulamâ, les fondateurs d’écoles juridiques, qui ont cherché à pallier l’éclipse de Dieu, en disant la loi de Dieu à la place de Dieu. Comment ces législateurs musulmans ont procédé pour justifier leur œuvre législative en place et lieu de Dieu ? Ils ont institué ce qu’ils ont appelé les sources du droit (ûsûl al-fiqh) à partir desquels ils ont forgé la fameuse chari’a qu’ils ont attribuée à Dieu et avec laquelle ils ont soumis les musulmans jusqu’à nos jours.

Par contraste, la théocratie prophétique était une législation évolutive, vivante comme son auteur divin. Elle pouvait changer du matin au soir. La chari’a, elle, a été conçue par lesfuqahâ comme un corpus cosmique, parfait et éternel, valable pour tous les temps et tous les lieux, éternellement. Non seulement la chari’a est un blasphème, puisqu’il s’agit d’un accaparement du pouvoir exclusif de Dieu, mais elle a changé le caractère de la législation en la pétrifiant en des règles éternelles, déconnectées de l’espace et du temps.
Le Coran lui-même a été durant la révélation à l’image du Dieu vivant : un texte matérialisant la théocratie prophétique au jour le jour. C’est un texte vivant et changeant. Même le culte a changé durant la prophétie muhammadienne. La prière a, par exemple, changé de direction (qibla) ; elle a changé en nombre. Le jeûne aussi, par rapport au sexe. Les fuqahâ, eux, ont déclaré le texte coranique un texte fixe pour toujours, clos en sa rédaction selon la volonté divine. On a même attribué à Gabriel des séances annuelles de mise en forme du Coran, de sorte qu’à la mort du Prophète, le texte coranique était pour ainsi dire fin prêt pour l’impression !
Le législateur musulman a transformé l’expression d’une volonté vivante de Dieu que fut le Coran, en une relique sacrée à qui on peut faire dire ce qu’on veut, au moyen d’une pratique similaire à la divination : le ta’wîl, ou interprétation. Le fiqh entier repose sur cette technique divinatoire, alors même que Dieu dit que nul être ne sait interpréter le Coran en dehors de Dieu (lâ ya’lamu ta’wîlahu illa allâhu). Là aussi, ils ont osé violer ce principe clairement établi pour pouvoir se permettre de légiférer à la place de Dieu et nous faire croire que leur chari’a – terme qu’ils ont eux-mêmes inventé – est la parole de Dieu !
Puis, on a inventé une nouvelle ‘source’ pour dire la loi : les hadîths du Prophète. On a déclaré que toute parole du prophète est similaire à la parole de Dieu, puisque, explique-t-on, le Coran dit : "il (le Prophète) ne parle pas en l’air" (53,3-4) Peu importante que le législateur musulman ait changé le sens de ce verset, puisque celui-ci dit tout le contraire de ce qu’on lui a fait dire : le Prophète ne parle pas en l’air pour signifier qu’il n’a pas forgé les paroles coraniques révélées par lui. On a détourné ce sens pour faire dire au Coran que Dieu a voulu déclarer que toute parole personnelle au Prophète est une parole vraie ! C’est un parfait contre-sens ! En droit musulman, cela s’appelle une ruse ! Et la ruse, est une technique reconnue dans les ouvrages sur les fondements du fiqh ! Le fiqh repose sur la ruse et le mensonge sur Dieu !
C’est ainsi, qu’avec de telles tromperies et manipulations, que le législateur musulman a créé la chari’a, celle qui a cours de nos jours. C’est une innovation qui n’a pas existé du vivant de Muhammad, ni dans le Coran ! Mais ce n’est pas là notre propos. Nous voulons montrer à travers ces falsifications, que le vrai législateur originel du temps de la prophétie a bien été le Dieu vivant. Quand ce Dieu s’est éclipsé, l’on a cherché alors à le faire parler par tous les moyens, et en violant le principe sacré du tawhîd : se faire législateur à la place du législateur divin !
Cette entreprise de substitution est vouée à l’échec, non pas seulement parce qu’il y a fraude, mais parce que, comme on l’a vu, le texte des révélations n’a pas été un texte fixe et éternel. Le Dieu vivant ne s’est lié par aucun texte, car rien ne le lie, pas même sa propre parole.(**) La Toute-Puissance de Dieu est au-dessus de tout, y compris de sa Parole, qui ne peut être que le produit de cette volonté illimitée, et non sa limitation.
Insistons donc sur ce point important, et ses conséquences sur le statut des paroles coraniques. Rien ne dit que ce qui a été formellement dit dans le Coran n’est pas destiné à être modifié ou abrogé après la mort du Prophète. Comme l’a indiqué Abû Bakr, le Dieu vivant est resté vivant après la mort de Muhammad. Il s’est seulement éclipsé, en nous laissant dans l’ignorance de la loi. Qui peut alors prétendre connaître la volonté de Dieu, si tant est qu’une telle volonté fixe et éternelle existe ? Qui peut savoir si telle ou telle disposition cultuelle ou civile n’a pas été vouée à changer, comme elle a pu changer pendant la révélation du Coran ? Cette question est d’autant plus importante que le Coran n’a pas été un texte clos au moment du retrait de Dieu. Il n’existe aucune indication divine sur la clôture du Coran, si jamais celui-ci devait connaître une telle clôture ! Et dire que le Dieu vivant puisse clore sa parole, ou même s’en tenir à sa propre parole sans avoir la liberté de la changer à tout moment, c’est soumettre Dieu à la finitude, et donc le condamner à la pétrification ! C’est remettre en cause sa Toute-Puissance. C’est tomber dans le shirk.
L’islam qui a existé après la mort du prophète, qui est l’islam vécu jusqu’à nos jours, est une construction illusoire, fondée sur un faux artificiel. C’est une construction chimérique, parce qu’elle est une tentative de combler le vide laissé avec l’éclipse divin à la mort de son dernier porte-voix. La voix de Dieu s’est tue. Dieu s’est retiré du monde. Ce n’est certes pas l’occasion pour certains d’occuper la place vacante et de légiférer à la place de Dieu, et de nous faire accroire que la chari’a est la parole de Dieu ! Dieu s’est éclipsé pour nous donner la liberté d’organiser nous-mêmes notre vie terrestre, sans avoir à l’attribuer prétendument à Dieu ! Alors, construisons notre vie terrestre selon notre conscience, que Dieu a créée en nous-mêmes en nous créant !
Mondher Sfar, théologien tunisien
(*) Le lecteur pourra lire à ce sujet le chapitre que j’y ai consacré dans mon livre Le Coran, Bible, et l’Orient ancien, Paris, 1998, Chapitre IX, L’Eclipse de Dieu ; voir aussi l’excellent ouvrage de Héla Ouardi, Derniers jours du Prophète, Chap. XVI.
(**) Ce sont là des aspects que j’ai abordés dans mon ouvrage L’autre Coran, Paris, 2016, auquel je renvoie le lecteur.

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