APS - ALGÉRIE

mardi 19 décembre 2017

Le reformatage du libéralisme

Par Ammar Belhimer
ambelhimer@gmail.com

Wendy Brown est le premier professeur de sciences politiques à l'Université de Berkeley, en Californie. Il est l'auteur de Undoing the Demos : Neoliberalism’s Stealth Revolution (paru chez Zone Books).
Il se confiait récemment au journal en ligne Dissent pour préciser ce qu’est exactement le néolibéralisme à ses yeux : «Une doctrine économique ? La revanche de la classe dirigeante du capitalisme ? Ou quelque chose d'encore plus insidieux ?»(*)
Wendy Brown traite le néolibéralisme «comme une rationalité gouvernante» à travers cette nouvelle réalité relevant de la gouvernance que tout est «économisé», financiarisé. De manière très spécifique : «Les êtres humains deviennent des acteurs du marché et rien d’autre, mais chaque champ d'activité est considéré comme un marché et chaque entité (publique ou privée, qu'il s'agisse d'une personne, d'une firme ou d'un Etat) est régie en tant qu'entreprise. Surtout, il ne s'agit pas simplement d'étendre la marchandisation et la monétisation partout – comme pour la vieille description marxiste de la transformation de la vie quotidienne par le capital. Le néolibéralisme interprète même les sphères non génératrices de richesse – telles que l'apprentissage ou le sport – en termes de marché, les soumet aux mesures du marché et les régit avec des techniques et des pratiques de marché. Par-dessus tout, il traite les gens en tant que capital humain qui doit constamment tendre vers leur propre valeur, présente et future.»
«Aujourd'hui, les acteurs du marché – des individus aux entreprises, des universités aux Etats, des restaurants aux magazines – sont plus souvent préoccupés par leur valeur spéculative, leurs notes et classements qui déterminent leur valeur future, que par le profit immédiat. Tous sont chargés d'améliorer la valeur présente et future grâce à des investissements propres qui, à leur tour, attirent les investisseurs. La conduite financière sur le marché implique d'augmenter ou de maintenir ses notes, que ce soit par le biais de blogs, de retweets, d'étoiles de Yelp, de classements collégiaux ou d'évaluations de l’agence de notation Moody's.»
Les lectures les plus courantes du néolibéralisme le perçoivent, à tort, «uniquement comme une politique économique plutôt que comme un phénomène plus général d'une rationalité gouvernementale».
Celle-ci a rendu possible «une intimité sans précédent entre le capital (en particulier le capital financier) et les Etats, permettant ainsi la domination de la vie politique par le capital». Elle a également rendu possible «une commercialisation grossière et même contraire à l'éthique de choses correctement protégées contre les marchés, par exemple, les bébés, les organes humains ou les espèces menacées ou sauvages» ; de même qu’elle a privatisé les biens publics et éliminé ainsi leur accès partagé et égalitaire – et, enfin, soumis les Etats, les sociétés et les individus à la volatilité et au chaos des marchés financiers non réglementés.
Les ravages sont plus manifestes sur le plan politique : le néolibéralisme a profondément ravagé «les pratiques démocratiques, les cultures, les institutions et les imaginaires».
Là aussi, il est primordial de penser le néolibéralisme comme «une rationalité gouvernementale» : «Cette rationalité fait passer le sens des valeurs démocratiques d'un registre politique à un registre économique. La liberté est déconnectée de la participation politique ou de la liberté existentielle, elle est réduite à la liberté du marché sans restriction d’aucune réglementation ou de toute autre forme de restriction gouvernementale. L'égalité en tant que question de statut juridique et de participation au partage du pouvoir est remplacée par l'idée d'un droit égal à la concurrence dans un monde où il y a toujours des gagnants et des perdants.»
Les intellectuels avisés dénient au néolibéralisme aujourd’hui, à juste titre d’ailleurs, toute idée de filiation avec le libéralisme. A ce sujet, Wendy Brown rejoint Foucault pour adopter l’hypothèse que «le néolibéralisme est une «reprogrammation du libéralisme» plutôt qu'une simple transformation du capitalisme» : «Au contraire du libéralisme économique classique, la figure contemporaine de l'homo oeconomicus se distingue d'au moins deux façons. D'abord, pour les néolibéraux, les humains sont seulement et partout homo oeconomicus. Ce n'était pas le cas pour les économistes classiques, où nous étions créatures marchandes dans l'économie, mais pas dans la vie civique, familiale, politique, religieuse ou éthique. Deuxièmement, l'homo oeconomicus néolibéral prend aujourd'hui la forme d'un capital humain valorisant, et non d'une créature d'échange, de production ou même d'intérêt.»
Pour la plupart des marxistes, le néolibéralisme – ou capitalisme monopoliste d’Etat – apparaît dans les années 1970 en réponse à la baisse du taux de profit du capital, le déplacement de la gravité économique mondiale vers l'Opep, l'Asie et d'autres sites en dehors de l'Ouest, la dilution du pouvoir de classe généré par les syndicats, les Etats-providence distributifs et redistributifs, les grandes sociétés paresseuses et les attentes générées par les démocraties.
«De ce point de vue, le néolibéralisme est simplement un capitalisme sur stéroïdes: un Etat et une consolidation du pouvoir de classe par le FMI visant à libérer le capital des contraintes réglementaires et nationales, et à démanteler toutes les formes de solidarités populaires, notamment le travail», soutient Wendy Brown. Cela reste à ses yeux insuffisant pour cerner toute la complexité de la dynamique néolibérale : «Les grains de vérité dans cette analyse n'aboutissent pas à la transformation fondamentale de la vie sociale, culturelle et individuelle provoquée par la raison néolibérale.»
L’explication est ici : «C'est à travers les pratiques de gouvernance que les modèles et les métriques d'affaires viennent irriguer chaque crevasse de la société, circulant des banques d'investissement aux écoles, des entreprises aux universités, des agences publiques à l'individu. C'est par le remplacement des termes démocratiques de la participation et de la justice par des idiomes de repères, d'objectifs et d’adhésions (de buy-ins) que la gouvernance démantèle la vie démocratique tout en semblant seulement lui inculquer de «meilleures pratiques».
Pour les juristes, l’expression idoine de cette mutation est l’arrêt Citizens United par lequel la Cour suprême des Etats-Unis avait déplafonné le montant des financements que des candidats à la charge suprême de l’Etat états-unien peuvent recevoir des grandes compagnies.
«Ainsi, l'insistance du juge Kennedy sur le principe néolibéral fondamental selon lequel ces marchés devraient être non réglementés ouvre la voie au renversement d'un siècle de réglementation sur le financement des campagnes visant à restreindre modestement le pouvoir de l'argent en politique. En outre, dans la décision, le discours politique est lui-même rendu comme une sorte de droit capital, fonctionnant largement pour faire avancer la position de son détenteur, que ce porteur soit le capital humain, le capital des entreprises ou le capital financier. Cette compréhension du discours politique remplace l'idée d'un discours politique démocratique en tant que moyen essentiel (s'il est potentiellement monopolisable et corruptible) pour la délibération publique et la persuasion. Ce qui est peut-être le plus important dans la décision Citizens United, ce n'est pas que les entreprises soient traitées comme des personnes, mais que les personnes elles-mêmes, sans parler du peuple, n'apparaissent plus comme le fondement de la démocratie, comme le lieu vital de la démocratie. Au lieu de cela, la décision présente le discours comme un droit capital et la vie politique et les élections comme des marchés.»
Voilà pourquoi «la démocratie est vraiment réduite à un murmure aujourd'hui» : «Même Alan Greenspan (ancien gouverneur de la Fed, la banque centrale américaine, ndlr) dit que les élections importent peu car ‘’grâce à la mondialisation... le monde est gouverné par les forces du marché’’, non par des représentants élus.»
A. B. IN

Timothy Shenk, What Exactly Is Neoliberalism ?, Dissent, 2 avril 2015, https://www.dissentmagazine.org

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