La rencontre arabe qui doit avoir lieu à Alger, cette
semaine (Mai 1967), aura à son ordre du jour les perspectives économiques dans les pays
intéressés.
M. Mohammed El-Riffi nous donne, dans le dernier numéro de
Révolution Africaine, des réflexions qui nous mettent d'emblée au cœur du
problème : « Par rapport au plan quinquennal (marocain) 1960-1964, écrit-il, le
soi-disant plan triennal qui Couvre la période 1965-1967 représente un net
recul, tant dans sa conception générale, que dans les conditions prévues de son
application ... »
Il faut remercier M. EI-Riffi pour cette netteté.
C’est clair : une planification peut aboutir à céder des
positions au lieu d'en conquérir.
Il n'est pas difficile d'étendre cette constatation à
d'autres pays sous-développés. Notamment à ceux qui, après l'accession à
l'indépendance, ont voulu procéder à une planification économique en faisant
appel à des planifications de renom, comme le Dr Schacht par exemple.
Ces échecs ne mettent pas évidemment en doute, ni l'idée de
planification, ni les idées du planificateur.
La planification est un simple aspect de l'accélération de
l'histoire du XXe siècle, traduit sur le plan économique.
Elle traduit exactement sur ce plan, la préoccupation de
certains pays, plus précisément de certaines sociétés, qui ont senti leur
retard par rapport à d'autres, et qui se mettent en devoir de rattraper par les
procédés d'une accélération systématique.
C'est cela - quant au fond - l'idée de planification. Et sa
réussite s'est vérifiée d'une façon retentissante au moins dans deux pays à
options socialiste.
Quant aux idées du planificateur, elles ont montré leur
efficacité même dans un autre contexte sociopolitique, comme nous le montre la
réussite économique parfaite du Dr Schacht* dans son propre pays, au cours de
la période 1933-1939.
Pourquoi, dès lors, la planification ne donne-t-elle pas le
même résultat dans un pays afro-asiatique, et les idées du planificateur y
deviennent-elles stériles ? Là est le problème.
La conférence de Bandung en 1955, disposait déjà des données
de plusieurs expériences économiques en Asie et en Afrique, pour le poser d'une
façon fondamentale.
Elle aurait pu élaborer à partir de ces données (indicatives
à cause de leur caractère négatif même) une doctrine économique afro-asiatique
simplement adéquate.
La science économique ne s'est pas dégagée des contingences
économiques concrètes par un principe de table rase, à la manière de la
géométrie avec son postulat fondamental.
Elle n'est pas née sans œillères, quoi qu'elle prétende
le contraire.
Si Adam Smith lui met celle du profit et de la liberté
totale de l'initiative dans la société capitaliste, Marx lui mettra, dans la
société prolétarienne, celles du dirigisme étatique et de la lutte des classes.
La conférence de Bandung n'avait pas à choisir quelle est la
paire d'œillères, mais qu'on ait voulu emprunter les deux à la fois.
Dans certains d'entre-deux, des planifications ont été
conçues avec des options socialistes, en ce qui concerne la définition des
buts, et abordées avec des méthodes capitalistes, en ce qui concerne la
définition des moyens, notamment dans le problème fondamental des
investissements.
Et finalement, on investi les aspirations populaires
légitimes, et les « illusions» que Mohamed EI-Riffi voit chez les forces
sociales dirigeantes, qui croient « en la possibilité de voir se reproduire
après l'indépendance, un flux d'investissement importants d'origine extérieure
».
Bandoeng se devait, elle, de mettre de l'ordre dans les
idées, en définissant plus clairement, à la lumière de ces premières
expériences, les buts, les moyens d'une économie adaptée aux conditions
concrètes du décollage du tiers-monde.
En outre. On pouvait s'éclairer déjà de pas mal de
réflexions ayant trait au sujet, et pouvant au moins indiquer une orientation
générale qui manquait précisément. Tibor Mende* qui n'était pas un spécialiste,
avait donné à l'époque sur cette orientation générale, une indication qu'on ne
saurait surestimer, en disant du problème du développement dans ces pays qu'il
relevait moins de « l'ingénieur social » que du « biologiste social ».
Ce n'est évidemment pas la solution, Mais la valeur
indicative de cette réflexion est plus importante pour un pays à son décollage
économique, que le plan d'un technicien qui perd de vue une réalité humaine qui
a sa dimension intrinsèque.
L'expérience du Dr Schacht en dehors de son pays l'a prouvé
d'une manière péremptoire.
Quelle leçon faut-il tirer de là ?
Un plan doit être sans bavures. Il ne faut pas lui donner
des franges capitalistes et des franges socialistes.
Un projet conçu d'après les idées des uns, et dont on
entreprend l'exécution avec les moyens indisponibles des autres, ne peut rien donner.
Pour définir le but d'une planification, c'est assez clair :
il faut créer les conditions d'une dynamique sociale.
Le problème du développement est essentiellement cela.
Ensuite, il faut préciser avec quels moyens on peut créer ce
mouvement
On n'investit pas n'importe quoi. On n'investit pas ce qu'on
veut, les moyens des autres, mais ce qu'on peut : les moyens dont on dispose
effectivement.
Quels sont ceux dont un pays, au point zéro de son
décollage, peut disposer réellement.
L'Allemagne avait démarré, en 1948, avec seulement 45 DM par
tête.
Mais le véritable investissement était dans la tête de
chaque allemand, dans la détermination du peuple allemand et dans le sol
allemand, assez pauvre, occupé, en outre, par des armées étrangères, mais
support nécessaire.
A la même époque, 1948, un pays asiatique - la Chine -
décollait dans des conditions plus dures encore, avec des séquelles plus
grandes. Ce dernier pays devait même créer son capital-idées initial, indépendamment
de son option idéologique.
C'est surtout son expérience, dans un contexte
socio-économique qui était celui de la plupart des pays afro-asiatiques, qui
peut le mieux éclairer sur les moyens primaires du décollage.
En général, ces moyens, pour un pays afro-asiatique au stade
actuel de son évolution, sont :
a) son agriculture plus ou moins archaïque
b) ses disponibilités en matières sur le marché
c) le travail potentiel qu'il est possible de transformer en
heures-travail effectives.
C'est là tout le capital économique d'un pays sous-développé
qui veut décoller.
Tout le reste est complémentaire. Que ce soit un emprunt ou
un investissement étranger, ce n'est pas la base d'un plan.
Par ailleurs, l'option idéologique déterminera surtout le
système de développement.
L'option socialiste, en donnant plus de prise sur les moyens
d'action, peut jouer le rôle de facteur d'accélération si elle n'enfreint pas
ses propres conditions.
Si elle est déformée, dans la phase de conception, par des
bavures hétérogènes et si, dans la phase d'exécution, elle est alourdie par une
bureaucratie, elle ne peut pas avoir de prise sur les mécanismes psychologiques
qu'elle est censée mettre en mouvement.
Donc, indépendamment de l'option politique, il faut
considérer les moyens disponibles en eux-mêmes, d'après leur valeur économiques
intrinsèque.
Un pays sous-développé n'a pas de monnaie de valeur
internationale susceptible de répondre à ses besoins pour son équilibre
industriel.
Sa monnaie, c'est la matière première exportée vers les pays
d'industrie comprenant notamment le surplus de sa production agricole :
riz, blé, coton, jute, etc.
C'est son principal moyen d'investissement en matière
d'équipement. Or, l'Algérie a fait l'expérience, avec le gaz, de la précarité
de cette monnaie-là.
Autrement dit il fallait d'abord garantir la matière
première (y compris le pétrole, le fer, le phosphate. etc.) des dépréciations
qui peuvent réduire son pouvoir d'achat sur le marché international. Une telle
garantie ne peut être conçue que sous forme d'une politique économique unifiée
à l'échelle afro-asiatique, pour ne pas laisser opposer le riz de Birmanie à celui
de J'Égypte et le pétrole du Koweït à celui d'Irak.
Malheureusement, quand il fut préconisé à la deuxième
conférence afro-asiatique (le Caire, décembre 1957) de créer une Banque de la
matière première (pour marquer au moins une prise de position claire) la motion
triturée, vit finalement le jour, sous forme d'une résolution de « Banque de
développement» - c'est-à-dire sous forme d'une idée dépourvue de moyens - qui
ne développe rien du tout, bien entendu.
Cet échec n'est qu'une image d'une certaine inefficacité
dont le degré varie d'un pays à l'autre. Si bien que dans aucun (la Chine mise
à part) il n'Yeu de conversion réelle du potentiel travail en heures-travail
(ht) effectives.
Il faut noter qu'il ne s'agit pas d'une carence des moyens
(puisque c'est le travail qui crée tous les moyens), mais une simple carences
des idées.
Pour mettre la machine sociale en route, il faut planifier à
partir d'un postulat qui doit devenir le principe général de toute législation
sociale et économique à savoir : toutes les bouches doivent être nourries
et tous les bras doivent travailler.
Un pays en retard peut mettre en route sa machine sociale,
en lançant le volent du travail potentiel qui vaincra toutes les inerties et
gardera ensuite le mouvement.
Pour obtenir une dynamique sociale, c'est le procédé le plus
directe.
MALEK BENNABI
REVOLUTION AFRICANE 28 MAI 1967
* Hjalmar Schacht (prononcez
Yalmar Charte1), né à Tinglev (aujourd'hui au Danemark) le 22 janvier 1877 et
mort à Munich le 3 juin 1970, est un financier allemand, créateur du Rentenmark
(1923), président de la Reichsbank (1924-1930 et 1933-1939) et ministre de
l'Économie du Troisième Reich (1934-1937).
Ministre des finances et
conseiller particulier d'Adolf Hitler depuis son accession au pouvoir jusqu'en
1943, promoteur de la politique économique mercantiliste de redressement de
l'Allemagne à partir de 1933, il fut inculpé, puis acquitté par le Tribunal de
Nuremberg.
*
Tibor Mende Joumaliste français né à Budapest, spécialiste du
tiers-monde. JI a écrit un livre intitulé De l'aide à la recolonisation, Seuil,
1979. (NdE)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Qu’en pensez vous?