APS - ALGÉRIE

mardi 19 décembre 2017

LES CONDITIONS D'UNE DYNAMIQUE SOCIALE



La rencontre arabe qui doit avoir lieu à Alger, cette semaine (Mai 1967), aura à son ordre du jour les perspectives économiques dans les pays intéressés.

M. Mohammed El-Riffi nous donne, dans le dernier numéro de Révolution Africaine, des réflexions qui nous mettent d'emblée au cœur du problème : « Par rapport au plan quinquennal (marocain) 1960-1964, écrit-il, le soi-disant plan triennal qui Couvre la période 1965-1967 représente un net recul, tant dans sa conception générale, que dans les conditions prévues de son application ... »
Il faut remercier M. EI-Riffi pour cette netteté.

C’est clair : une planification peut aboutir à céder des positions au lieu d'en conquérir.

Il n'est pas difficile d'étendre cette constatation à d'autres pays sous-développés. Notamment à ceux qui, après l'accession à l'indépendance, ont voulu procéder à une planification économique en faisant appel à des planifications de renom, comme le Dr Schacht par exemple.

 Ces échecs ne mettent pas évidemment en doute, ni l'idée de planification, ni les idées du planificateur.

La planification est un simple aspect de l'accélération de l'histoire du XXe siècle, traduit sur le plan économique.
Elle traduit exactement sur ce plan, la préoccupation de certains pays, plus précisément de certaines sociétés, qui ont senti leur retard par rapport à d'autres, et qui se mettent en devoir de rattraper par les procédés d'une accélération systématique.
C'est cela - quant au fond - l'idée de planification. Et sa réussite s'est vérifiée d'une façon retentissante au moins dans deux pays à options socialiste.
Quant aux idées du planificateur, elles ont montré leur efficacité même dans un autre contexte sociopolitique, comme nous le montre la réussite économique parfaite du Dr Schacht* dans son propre pays, au cours de la période 1933-1939.
Pourquoi, dès lors, la planification ne donne-t-elle pas le même résultat dans un pays afro-asiatique, et les idées du planificateur y deviennent-elles stériles ? Là est le problème.
La conférence de Bandung en 1955, disposait déjà des données de plusieurs expériences économiques en Asie et en Afrique, pour le poser d'une façon fondamentale.
Elle aurait pu élaborer à partir de ces données (indicatives à cause de leur caractère négatif même) une doctrine économique afro-asiatique simplement adéquate.
La science économique ne s'est pas dégagée des contingences économiques concrètes par un principe de table rase, à la manière de la géométrie avec son postulat fondamental.
Elle n'est pas née sans œillères, quoi qu'elle prétende le contraire.
Si Adam Smith lui met celle du profit et de la liberté totale de l'initiative dans la société capitaliste, Marx lui mettra, dans la société prolétarienne, celles du dirigisme étatique et de la lutte des classes.
La conférence de Bandung n'avait pas à choisir quelle est la paire d'œillères, mais qu'on ait voulu emprunter les deux à la fois.
Dans certains d'entre-deux, des planifications ont été conçues avec des options socialistes, en ce qui concerne la définition des buts, et abordées avec des méthodes capitalistes, en ce qui concerne la définition des moyens, notamment dans le problème fondamental des investissements.
Et finalement, on investi les aspirations populaires légitimes, et les « illusions» que Mohamed EI-Riffi voit chez les forces sociales dirigeantes, qui croient « en la possibilité de voir se reproduire après l'indépendance, un flux d'investissement importants d'origine extérieure ».
Bandoeng se devait, elle, de mettre de l'ordre dans les idées, en définissant plus clairement, à la lumière de ces premières expériences, les buts, les moyens d'une économie adaptée aux conditions concrètes du décollage du tiers-monde.
En outre. On pouvait s'éclairer déjà de pas mal de réflexions ayant trait au sujet, et pouvant au moins indiquer une orientation générale qui manquait précisément. Tibor Mende* qui n'était pas un spécialiste, avait donné à l'époque sur cette orientation générale, une indication qu'on ne saurait surestimer, en disant du problème du développement dans ces pays qu'il relevait moins de « l'ingénieur social » que du « biologiste social ».
Ce n'est évidemment pas la solution, Mais la valeur indicative de cette réflexion est plus importante pour un pays à son décollage économique, que le plan d'un technicien qui perd de vue une réalité humaine qui a sa dimension intrinsèque.
L'expérience du Dr Schacht en dehors de son pays l'a prouvé d'une manière péremptoire.
Quelle leçon faut-il tirer de là ?
Un plan doit être sans bavures. Il ne faut pas lui donner des franges capitalistes et des franges socialistes.
Un projet conçu d'après les idées des uns, et dont on entreprend l'exécution avec les moyens indisponibles des autres, ne peut rien donner.
Pour définir le but d'une planification, c'est assez clair : il faut créer les conditions d'une dynamique sociale.
Le problème du développement est essentiellement cela.
Ensuite, il faut préciser avec quels moyens on peut créer ce mouvement
On n'investit pas n'importe quoi. On n'investit pas ce qu'on veut, les moyens des autres, mais ce qu'on peut : les moyens dont on dispose effectivement.
Quels sont ceux dont un pays, au point zéro de son décollage, peut disposer réellement.
L'Allemagne avait démarré, en 1948, avec seulement 45 DM par tête.
Mais le véritable investissement était dans la tête de chaque allemand, dans la détermination du peuple allemand et dans le sol allemand, assez pauvre, occupé, en outre, par des armées étrangères, mais support nécessaire.
A la même époque, 1948, un pays asiatique - la Chine - décollait dans des conditions plus dures encore, avec des séquelles plus grandes. Ce dernier pays devait même créer son capital-idées initial, indépendamment de son option idéologique.
C'est surtout son expérience, dans un contexte socio-économique qui était celui de la plupart des pays afro-asiatiques, qui peut le mieux éclairer sur les moyens primaires du décollage.
En général, ces moyens, pour un pays afro-asiatique au stade actuel de son évolution, sont :
a) son agriculture plus ou moins archaïque
b) ses disponibilités en matières sur le marché
c) le travail potentiel qu'il est possible de transformer en heures-travail effectives.
C'est là tout le capital économique d'un pays sous-développé qui veut décoller.
Tout le reste est complémentaire. Que ce soit un emprunt ou un investissement étranger, ce n'est pas la base d'un plan.
Par ailleurs, l'option idéologique déterminera surtout le système de développement.
L'option socialiste, en donnant plus de prise sur les moyens d'action, peut jouer le rôle de facteur d'accélération si elle n'enfreint pas ses propres conditions.
Si elle est déformée, dans la phase de conception, par des bavures hétérogènes et si, dans la phase d'exécution, elle est alourdie par une bureaucratie, elle ne peut pas avoir de prise sur les mécanismes psychologiques qu'elle est censée mettre en mouvement.

Donc, indépendamment de l'option politique, il faut considérer les moyens disponibles en eux-mêmes, d'après leur valeur économiques intrinsèque.

Un pays sous-développé n'a pas de monnaie de valeur internationale susceptible de répondre à ses besoins pour son équilibre industriel.

Sa monnaie, c'est la matière première exportée vers les pays d'industrie comprenant notamment le surplus de sa production agricole : riz, blé, coton, jute, etc.

C'est son principal moyen d'investissement en matière d'équipement. Or, l'Algérie a fait l'expérience, avec le gaz, de la précarité de cette monnaie-là.

Autrement dit il fallait d'abord garantir la matière première (y compris le pétrole, le fer, le phosphate. etc.) des dépréciations qui peuvent réduire son pouvoir d'achat sur le marché international. Une telle garantie ne peut être conçue que sous forme d'une politique économique unifiée à l'échelle afro-asiatique, pour ne pas laisser opposer le riz de Birmanie à celui de J'Égypte et le pétrole du Koweït à celui d'Irak.

Malheureusement, quand il fut préconisé à la deuxième conférence afro-asiatique (le Caire, décembre 1957) de créer une Banque de la matière première (pour marquer au moins une prise de position claire) la motion triturée, vit finalement le jour, sous forme d'une résolution de « Banque de développement» - c'est-à-dire sous forme d'une idée dépourvue de moyens - qui ne développe rien du tout, bien entendu.

Cet échec n'est qu'une image d'une certaine inefficacité dont le degré varie d'un pays à l'autre. Si bien que dans aucun (la Chine mise à part) il n'Yeu de conversion réelle du potentiel travail en heures-travail (ht) effectives.

Il faut noter qu'il ne s'agit pas d'une carence des moyens (puisque c'est le travail qui crée tous les moyens), mais une simple carences des idées.
Pour mettre la machine sociale en route, il faut planifier à partir d'un postulat qui doit devenir le principe général de toute législation sociale et économique à savoir : toutes les bouches doivent être nourries et tous les bras doivent travailler.
Un pays en retard peut mettre en route sa machine sociale, en lançant le volent du travail potentiel qui vaincra toutes les inerties et gardera ensuite le mouvement.
Pour obtenir une dynamique sociale, c'est le procédé le plus directe.
MALEK BENNABI
REVOLUTION AFRICANE 28 MAI 1967



* Hjalmar Schacht (prononcez Yalmar Charte1), né à Tinglev (aujourd'hui au Danemark) le 22 janvier 1877 et mort à Munich le 3 juin 1970, est un financier allemand, créateur du Rentenmark (1923), président de la Reichsbank (1924-1930 et 1933-1939) et ministre de l'Économie du Troisième Reich (1934-1937).
Ministre des finances et conseiller particulier d'Adolf Hitler depuis son accession au pouvoir jusqu'en 1943, promoteur de la politique économique mercantiliste de redressement de l'Allemagne à partir de 1933, il fut inculpé, puis acquitté par le Tribunal de Nuremberg.

* Tibor Mende Joumaliste français né à Budapest, spécialiste du tiers-monde. JI a écrit un livre intitulé De l'aide à la recolonisation, Seuil, 1979. (NdE)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Qu’en pensez vous?