APS - ALGÉRIE

lundi 21 janvier 2019

LE MOINE ET LE FAKIH

N.BOUKROUH

Les chrétiens sont passés pour leur bonheur de l’âge des ténèbres à celui des lumières, et les musulmans pour leur malheur de l’âge des lumières à celui des ténèbres. Mille ans après la venue du Christ les chrétiens étaient restés à peu près dans l’état où il les avait trouvés, alors qu’une trentaine d’années seulement après la mort de leur Prophète les musulmans avaient pris pied sur toutes les parties connues de l’ancien monde.
En accédant à l’indépendance et en se constituant en Etats souverains au cours de la période qui va de la reconquête de Tolède (1085) à celle de Grenade (1432), les nations chrétiennes s’étaient trouvées en pleine modernité islamique. Elles entreprirent aussitôt leur « Nahda » et leur modernisation. Elles s’emparèrent de l’héritage gréco-latin découvert et valorisé par les musulmans et l’agrégèrent à leur cosmogonie. Elles ajustèrent leurs vues sur celles de la science musulmane et se libérèrent du cléricalisme médiéval. Au contact du « tawhid » elles « islahisèrent » leurs idées religieuses et les rendirent aptes à la rationalité. De là elles prirent l’envol qui devait les déposer quelques siècles plus tard sur la Lune.

Ce colossal travail de transfusion, ces énormes efforts d’« ijtihad », ce dynamisme débordant, allaient être conduits par des moines et des abbés, des ulémas et des foukaha qui avaient pour noms Albert le Grand, Thomas d’Aquin, Martin Luther, Jean Calvin, Blaise Pascal et, dans les temps récents, Gregor Mendel, Georges Lemaître, Teilhard de Chardin, etc. C’est, en bonne partie, des ateliers des monastères et des abbayes qu’allaient jaillir d’importantes innovations techniques, tout comme c’est des mains des Franciscains, des Bénédictins et autres Cisterciens que des arts et métiers comme la fusion du verre, la fonte des cloches, la tannerie, etc, allaient sortir affinés et ennoblis.
L’idée que l’Église a de toute éternité été l’ennemie de la science et du progrès n’est qu’à moitié juste. Elle envoya certes sur le bûcher bon nombre d’innocents et de savants tels que Michel Servet qui avait propagé les idées d’Ibn Nafis sur la division du cœur en parties droite et gauche, ou l’astronome italien Giordano Bruno.
Elle interdit bien lors du concile de vienne (1312) la création de chaines d’arabe dans les universités, mais il y a sur l’autre plateau de la balance les noms que nous venons de citer ainsi que des centaines d’autres qui ont contribué en toute tranquillité à l’extraordinaire transmutation des valeurs chrétiennes moyenâgeuses en valeurs de civilisation et de développement.

De pareils métabolismes culturels et intellectuels ne peuvent pas s’accomplir dans la liesse et la concorde, mais obligatoirement dans les crises et les schismes, les déchirements et le sang, car ils trouvent toujours pour s’opposer à eux l’inertie inhérente à la condition humaine et sa peur perpétuelle du changement et de l’inconnu. Mais l’essentiel est qu’ils s’accomplissent.

Est-il croyable que le texte suivant remonte à l’année 1260 et qu’il soit le fait d’un homme d’Eglise ?: « On arrivera à construire des vaisseaux qui, sans rameurs et conduits par un seul homme, vogueront comme les plus grands bateaux de mer ou fluviaux et même plus vite que s’ils étaient pleins de rameurs ; des voitures qu’aucun animal ne tirera et qui, telles le char lunaire des Anciens, évolueront avec une incroyable puissance ; des machines volantes avec lesquelles un homme placé au milieu d’un dispositif ingénieux parcourra le ciel comme un oiseau ; des instruments qui, bien que de petite dimension, suffiront à soulever ou à baisser les plus grands fardeaux, des dispositifs avec lesquels on pourra sans danger marcher sur l’eau ou plonger sous l’eau… » (Roger Bacon : « Epistula de secretis operibus »).
A l’époque où le « alem » anglais voyait à travers les jumelles de son époustouflant génie la réalité dans laquelle nous ne vivons que depuis peu, les hordes mongoles bouddhistes de Hulagu saccageaient Bagdad (1258), mettant fin à la dynastie abbasside. Mais la culture et la science musulmanes avaient entamé la courbe de leur déclin bien avant, lorsque les plus hautes autorités du « ilm » et du « fiqh » s’étaient mises à décourager les audaces de la raison et l’aiguillon de la recherche. L’esprit d’entreprise fut sous leur influence frappé de suspicion et on flatta à sa place l’esprit de « tawakkul » et de quiétude. La trilogie formée des œuvres successives d’Abou-l-Hassan al-Achâari (mort en 936), d’Abou-l-Maâli al-Juvaïni (mort en 1085), surnommé « imam al-haramein », et d’Abou Hamed al-Ghazali (mort en 1111), s’inscrivit en faux contre tout effort rationnel tendant à l’émancipation de l’homme et à l’affirmation de son esprit critique.
Quand les nations musulmanes reconquirent leur indépendance, elles se réveillèrent en pleine modernité occidentale. Prenant la forme pour le fond et confondant les résultats de la civilisation avec ses causes, elles s’engagèrent sur les voies de la facilité et de la démagogie et perdirent ainsi de précieuses décennies. Et quand l’échec devint patent le prestige des élites s’effondra, livrant à la rue les consciences désorientées.

Au lieu de faire front à leur réel les musulmans se mirent à la recherche des meilleures voies et moyens pour retrouver « l’âge d’or » que connurent leurs lointains ancêtres. Ils entreprirent une Réforme (Nahda), mais comme celle-ci ne toucha pas à l’ordre social, économique et politique mais seulement à quelques points de détail concernant (comme toujours) la femme, l’alcool et la manière de s’habiller, elle aboutit, comme le socialisme avant elle, au populisme.

Les débats reprirent de plus belle entre « Kadarites » et « djabarites » (libre arbitre et prédestination), entre « salafistes » et modernistes. La casuistique stérile, le « kalam » sans fin et les anathèmes réciproques refirent fortune dans un climat d’ignorance quasi général.

Alors que presque tout dans sa religion l’en dissuade, le religieux chrétien ne se résigna jamais à renoncer à jeter sur le monde un regard interrogateur et inquiet, espérant le comprendre pour mieux le maitriser.
Même aux temps où il savait qu’il exposait sa vie aux châtiments cruels de l’Inquisition, il n’hésitait pas à prendre de longs détours pour faire admettre ses observations ou ses découvertes, comme ce fut le cas de Roger Boscovitch, un physicien jésuite du XVIIIe siècle qui sera reconnu plus tard comme le précurseur de la théorie des quanta et de la relativité. Il avait ouvert en 1783 un de ses livres sur cette amusante précaution : « Plein de respect pour l’autorité des Écritures saintes et les décrets de la Sainte Inquisition romaine, nous admettons que la terre est immobile. Cependant, pour des raisons évidentes de simplification mathématique, nous conduirons nos calculs comme si elle tournait ».
Le religieux musulman, lui, n’ignore pas que tout dans sa religion lui recommande de rechercher la science et de sortir même des limites de la terre et des cieux, mais il n’aime voir dans l’univers que les signes de la Toute-puissance divine pour mieux se reposer et se dispenser d’agir. Malgré le poids pesant de la croix sur son dos, l’handicape éternel du péché originel et la rigueur du droit canon, le moine découvrit l’expansion de l’univers (Lemaître), les lois de l’hérédité biologique (Mendel) et une foule d’autres choses à travers les époques, alors que nous ne pouvons pas citer le nom d’un seul alem qui ait contribué à faire avancer les connaissances scientifiques.

Sans contact avec la vraie science, ignorant l’économie, les finances et les prouesses de la technologie, le « alem » contemporain, et en particulier ceux qui ont foisonné dans notre pays depuis Octobre 1988, pensent pouvoir continuer à diriger leurs coreligionnaires avec les seules ressources de la culpabilisation, du rapetissement de l’homme et de son écrasement sous le poids du sacré auxquels eux seuls pensent avoir accès.

Ces hommes-là, cette spécialité, ne sont plus utiles à la communauté dans les conditions internationales actuelles car ils ne l’éclairent pas dans le labyrinthe du monde moderne, mais retardent au contraire sa marche et son adaptation. Aujourd’hui il suffit d’un accoutrement déterminé et d’une certaine éloquence pour camper le « alem » et chauffer à heures fixes les masses de croyants qui, sitôt échappées à son influence, se retrouvent dans un univers sans rapport avec celui qu’il leur vante quotidiennement. Le décalage entre cet homme et la réalité est devenu si évident que la rue s’en est avisée et a fini par le remplacer par le premier venu qu’elle a trouvé.

Autrefois les musulmans étaient tout fiers d’opposer aux autres religions le fait qu’ils n’avaient aucune institution pour s’interposer entre Dieu et eux, entre la doctrine et la liberté d’agir selon son bon plaisir, mais cet avantage n’en est plus tellement un à voir l’état de profonde division qui caractérise les musulmans d’un pays à un autre et à l’intérieur d’un même pays, pour ne pas dire d’une même famille. Faute d’institutions consensuelles, en l’absence de normes sur lesquelles tout le monde soit d’accord, l’islam est devenu la proie de la surenchère et du populisme. De graves questions se posent, des pays entiers glissent petit à petit dans la guerre civile sans qu’un espoir de solution définitive ne pointe à l’horizon.
Le Prophète a bien averti que « le dernier de cette oumma ne saurait être transformé que par ce qu’a été transformé son premier ».

Par Noureddine Boukrouh
(« La Nation » du 11 août 1993)

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