AREZKI METREF |
- Tu vois, sur ce trottoir, on est en France. Là, on est dans le grand duché du Luxembourg. Là encore, c'est l'Allemagne. Et un peu plus loin, c’est la Belgique.
Et il conclut, en rigolant :
- Tu fais le tour du rond-point, tu fais le tour d'une partie de l'Europe.
Nous venons de quitter le village de Schengen, célèbre pour avoir donné son nom aux accords de l’Union européenne sur la circulation des personnes, à proximité du tripoint Allemagne-France-Luxembourg...
Nous voilà en Allemagne. En Rhénanie, plus exactement. Il n’a pas suffi de beaucoup pour enjamber la frontière, qui n’existe plus : juste passer de l’autre côté de la chaussée !
A l'origine, en réalité, la destination était le Luxembourg et le but bien prosaïque. Heu, acheter du café ! Puis, ça va finir par prendre la tournure du pèlerinage. Comme quoi, il ne faut jamais jurer de rien.
Un copain de Nancy, Mouloud, me sachant caféique, m'avait dit la veille :
- Si tu as du temps, fais un tour au Luxembourg. On y trouve encore du café italien IIly rare en France et qui plus est détaxé.
Monica aussi, dont les origines italiennes restent tenaces, est partante : on va à la recherche du café Illy. Quand tu ouvres la boîte, l'arôme te grimpe illico à la tête.
Que ne ferait un caféique pour sa came ?
Raid dans le premier supermarché : nichts, rien, pas de cahoua ! Mais, pour le reste, les prix détaxés paraissaient si bas et si alléchants qu’on avait l'impression d'être dans la caverne d'Ali Baba. Tu as envie de tout emporter, même et surtout ce dont tu n'as pas besoin. Attends encore. Et on fait un tour. Et on longe ce rayon-là et on revient. Et on refait un tour !
Sur le parking, il pleut de plus en plus fort. Samir propose qu'on entre dans le big Lidl, entreprise de distribution allemande, juste en face, peut-être aurons-nous davantage de chance de trouver le fameux Illy. Oulach ! Alors, on se résigne à en acheter si on en trouve en repassant par le Luxembourg.
Samir, qui a l'habitude de faire le voyage depuis Metz, lâche :
- Tu sais, la dernière fois, on a poussé jusqu'à Trèves et on a vu la maison natale de Karl Marx.
- On est à combien de kilomètres ?
- Une cinquantaine, répondit Samir.
Monica vient en renfort.
- Allez, les hommes, on y va !
Je regarde à travers la vitre embuée de la voiture. La nuit vient de tomber. Il pleut toujours. Samir nous rassure. Conduire jusqu’à Trèves est pour lui une broutille, comparé aux milliers de kilomètres qu’il parcourait en Algérie pour son boulot. Alors, qu’à cela ne tienne.
Monica entre l’adresse dans son GPS. Moins d’une heure plus tard, nous nous garons dans la rue indiquée. Chou blanc : aucune trace de la maison de Marx. Nous voilà donc dans Trèves, la nuit, sous une pluie battante et un froid glacial, sans piper un mot de la langue de Goethe, demandant à des passants rares et frigorifiés :
- Où habitait Karl Marx, s’il vous plaît ?
Un couple de demi-vieux — comme on dit dans mon quartier algérois — nous indique la route dans un sabir anglo-allemand appuyé de gestes approximatifs qui ont l’avantage de nous mettre dans la bonne direction. A chaque carrefour, on réitère la même question, supposant que toute personne croisée dans les rues de Trèves doit nécessairement connaître la célèbre adresse. Jusqu’alors, ce fut le cas ! Une demi-heure plus tard, trempés comme des pois chiches préparés pour une chorba, nous voilà au 10 de la Brückenstrasse devant cette belle maison bourgeoise où est né le natif de Trèves (Trier, en allemand) le plus connu de l’histoire.
La maison devenue un musée est fermée à cette heure-ci. Le manque de lumière dans la rue pose des problèmes insolubles. Impossible de prendre des photos de la plaque qui indique qu’il s’agit de la maison natale de Karl Marx.
On vient donc de faire tous ces kilomètres pour voir une façade d’immeuble et buter sur une porte close. Mais c’est la maison natale de Karl Marx. Lorsqu’il naissait dans cette maison le 5 mai 1618, la Rhénanie, et donc Trèves, faisait partie du royaume prusse.
La seule pensée qui me soit venue sur place, c’est que Marx, le Maure, comme on le surnommait, a séjourné à Alger, ce qui me l’a rendu plus familier. C’est absurde mais c’est comme ça. De février à mai 1882, Karl Marx réside à Alger sur conseil de son médecin. Il reste de ce séjour un texte sur «le système foncier ancestral et les conséquences de la colonisation» ainsi que la toute dernière photo de lui.
On décide de prendre un café dans le bar à vins situé de l’autre côté de la rue. On nous regarde de travers. J'entends presque les pensées du type derrière le comptoir ! «Du café à cette heure-ci et ici ?»
Le portrait de Karl Marx est partout. Sur les affiches tapissant les murs, sur les sous-verres, sur les serviettes, sur les étiquettes des bouteilles de vin. Quelqu’un aventure que le vin à l’effigie de Marx, c’est forcément du… rouge !
Et aussi, bien sûr, sur les bouteilles de bière car, étant en Allemagne, il existe fatalement, et depuis longtemps, une bière Karl Marx, brassée dans la Saxe, dans une ville qui s’appelait du temps de la RDA Karl Marx Stadt.
On croirait que le père putatif du communisme est devenu, à son corps défendant, l’enfant indésiré du capitalisme. On fourgue son image à toutes les sauces un peu comme Che Guevara, victime du profit compulsif que génère son aura. Paradoxal pour quelqu’un qui a vécu dans la misère, enterré dans le carré des indigents à Londres. A l’occasion du bicentenaire, tout sert à vendre tout. On a fabriqué des moules à biscuit à l’effigie de Marx, des canards de bains, des rince-bouches parfumés à la menthe, des mugs à café avec le mot d’ordre subverti : «Buveurs de café de tous les pays, unissez-vous.»
Y compris les buveurs de café Illy ?
L’année 2018, année du bicentenaire de la naissance de Karl Marx, a vu surgir un début de polémique lorsque le gouvernement de la Chine a offert à la ville de Trèves une statue en bronze à l’effigie de Karl Marx, œuvre de l’artiste chinois Wu Weishan. Il faut dire que l’objet pèse trois tonnes et mesure cinq mètres de haut. Commémorer la naissance de Marx a divisé l’opinion et le Conseil municipal de Trèves. Il a fallu que les partisans de la commémoration arguent de ce que Marx, tout père du communisme qu’il est, n’est pas responsable des dérives des régimes qui se réclament de son idéologie. D’ailleurs, l’un d’entre eux a déclaré que «ce n’est pas Marx qui a gouverné les pays communistes et ce n’est pas lui qui a érigé le Mur de Berlin».
Marx reste un penseur et un homme d’action qui continuera à marquer le monde. Génie prospectif, il a fait faire un virage à l’humanité. Le 20e siècle, avec ses avancées considérables et ses tourments, a été façonné par sa pensée. Et voilà que je retombe dans le pèlerinage ! Même si on n’a pas vu grand-chose, Monica, Samir et votre serviteur sommes revenus enthousiastes. Nous rentrons par la même route. Nous voilà de nouveau au Luxembourg. Ah, oui, le café Illy, on l’a complètement zappé, celui-là ! On décide d’essayer le magasin de la station d’essence. Et on trouve notre café Illy.
On n’y échappe pas : «L'argent abaisse tous les dieux de l'homme et les transforme en marchandise.»
A. M. IN LSA
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Qu’en pensez vous?