Par NOUREDDINE BOUKROUH
La plupart des historiens
conviennent que les déboires de la
civilisation islamique ont commencé trente ans environ après la mort du
Prophète avec la remise en cause de la légitimité du calife Ali par le clan des
Banu Omayya et la bataille de Siffin sur laquelle elle a débouché. C’est là
qu’est survenue la grande «fitna» qui a mis fin à l’ordre moral, social et
politique instauré par les quatre califes qui ont succédé au Prophète.
Le coup d’Etat de Moawiya a
provoqué la division des musulmans en courants rivaux (les sunnites qui ont
suivi Moawiya, les chiites qui ont suivi Ali, et les kharidjites qui
renvoyèrent dos à dos l’un et l’autre), division qui prévaut à ce jour. Il les
a divisés collectivement et individuellement entre la reconnaissance du fait du
prince et la fidélité à la fraîche tradition de dévolution du pouvoir, il a
provoqué dans leur esprit une séparation entre le principe coranique et la vie
politique, entre la morale et les intérêts, entre la mosquée où l’on célèbre le
culte du despote et ce qu’on pense au fond de soi. La bataille de Siffin s’est
soldée par la mort de plus de 40 000 musulmans, chiffre énorme quand on sait
qu’à la mort du Prophète la communauté musulmane comptait quelque 124 000
personnes(1).
Ce n’est pas sans raison que
Bennabi a vu dans cette crise une rupture qui allait affecter à jamais
l’inconscient collectif musulman : «La
cité musulmane a été pervertie par les tyrans qui se sont emparé du pouvoir
après les quatre premiers khalifes. Le citoyen qui avait voix au chapitre dans
tous les intérêts de la communauté a fait place au “sujet” qui plie devant
l’arbitraire et au courtisan qui le flatte. La chute de la cité musulmane a été
la chute du musulman dépouillé désormais de sa mission de “faire le bien et de
réprimer le mal”. Le ressort de sa conscience a été brisé et la société
musulmane est entrée ainsi progressivement dans l’ère post-almohadienne où la
colonisabilité appelait le colonialisme» (préface de 1970 à la réédition de
Vocation de l’islam).
L’événement était comme on l’a vu
colossal : les descendants directs du Prophète, la plus célèbre de ses épouses
et ses plus proches compagnons se sont dressés les uns contre les autres dans
des affrontements impitoyables, des membres d’une même famille s’entretuaient
sur les champs de bataille, le clanisme et le tribalisme combattus par l’islam
avaient resurgi, brisant la communauté qu’il avait instaurée entre eux. C’était
une guerre civile aux proportions dramatiques car elle intervenait alors que le
souvenir du Prophète et de la révélation coranique étaient encore frais dans
les mémoires : «Le Coran, en tant que
système philosophique, était une science qui dépassait singulièrement l’horizon
de la conscience djahilienne. Il en est résulté une rupture entre ceux qui
avaient assimilé la nouvelle pensée, la pensée coranique, et ceux qui
demeuraient attachés à la tradition, à des conceptions sociales, à des
conditions de vie que le Coran venait précisément abolir. Ce phénomène est le
fond même de l’histoire musulmane depuis treize siècles ; il disparaît sous des
vêtements historiques mais des luttes intestines le font périodiquement
resurgir d’une crise à l’autre» (Vocation de l’islam).
La nouvelle civilisation était frappée alors qu’elle était en phase
ascensionnelle, période que Bennabi désigne par l’expression phase de
l’âme, car la tension spirituelle qui anime les acteurs est à son comble. C’est
le moment où l’idée-force est tendue à l’extrême. Après Siffin, l’ère de la
décompression commence, marquée par un mouvement non plus vertical, mais
horizontal. La civilisation n’étant plus propulsée par sa «vitesse
d’échappement» décline peu à peu jusqu’à l’arrêt final : «Cette date qui semble
avoir été peu remarquée sinon pour l’histoire des idées schismatiques dans le
monde musulman est cependant une date capitale car elle marque le tournant
temporel de l’islam et à peu près la fin de son épopée spirituelle,
c’est-à-dire à certain égard le commencement de la décadence ou, tout au moins,
son signe précurseur… La civilisation n’évolue plus en profondeur dans l’âme
humaine mais à la surface de la terre qui exercera sur elle désormais sa
terrible pesanteur depuis les confins de la Chine jusqu’à l’Atlantique. A
partir de Siffin, c’est la phase expansive en quelque sorte marquée tout au
long des noms illustres des al-Kindi, al-Farabi, Ibn Sina, Abou-l-Wafa,
al-Battani, Ibn Rochd, etc., jusqu’à Ibn Khaldoun dont le génie mélancolique
éclairera le crépuscule de la civilisation musulmane… C’est ainsi qu’après
avoir été le moteur d’une brillante civilisation, le musulman s’est trouvé, par
une phase de querelles de toutes sortes, de guerres de tawaïfs, de razzias,
ramené à son stade actuel…» (Vocation de l’islam). Sous les quatre premiers
califes et les Omeyades la civilisation musulmane réalise l’essentiel des
conquêtes territoriales.
Pendant les trois premiers
siècles du règne abbasside elle connaît sa plus forte période de créativité
intellectuelle (du VIIIe au XIIe siècle) : les sciences se développent, la
littérature brille de ses plus belles productions, la traduction des œuvres
grecques donne une impulsion à la philosophie… Le mouvement de traduction des
chefs-d’œuvre de la pensée grecque (Hippocrate, Galien, Platon, Aristote…) en
arabe a pris son élan à Baghdad sous
le règne d’al-Ma’moun(2), d’al-Mu’taçim et d’al-Wathiq, entre 813 et 842,
c’est-à-dire la période où les califes étaient eux-mêmes des partisans de
l’école «mu’tazilite» (rationaliste). Bennabi résume cette période : «On peut
dire qu’à l’époque de Farabi la société musulmane créait des idées, qu’à
l’époque d’Ibn Khaldoun elle les transmettait à l’Europe, et qu’après Ibn
Khaldoun elle n’était plus capable ni d’en créer ni d’en transmettre» (Le
problème de la culture). A partir du XIe siècle, il n’y a plus une mais des
civilisations musulmanes : arabe, persane, turque, maghrébine… Cette brillante
civilisation n’est plus que la pâle copie d’un modèle conçu pour être éternel
et Bennabi lui accorde à peine le titre de civilisation. Mieux encore, il ne va
même pas inclure dans cette dénomination l’empire mongol, l’empire perse
safavide, l’épopée timouride ou l’ère ottomane.
Au plan intellectuel et mental la
décadence est présentée par lui comme «l’impuissance à dépasser le donné, à
aller au-delà du connu, à franchir de nouvelles étapes historiques, à créer et
assimiler du nouveau» (Vocation de l’islam). Les portes de l’ijtihad ont été fermées à l’époque d’al-Achaâri et d’al-Ghazali.
C’est de là que va découler la psychologie fataliste, le repli de la
société sur elle-même, la fin de la recherche et de l’innovation qui n’existent
que si elles sont portées par l’esprit critique. Les idées semées par
al-Achaâari, al-Ghazali et leurs continuateurs vont dégénérer en fatalisme, en
maraboutisme, en culte des saints, en «sauve-qui-peut social».
Visant cette époque, Bennabi note
dans Majaliss Dimashq : «Ainsi, nous avons unanimement décidé de mettre à
l’arrêt notre raison dans nos activités intellectuelle, terrestres et
célestes». Quoiqu’il en soit, Siffin n’était pas un accident de parcours mais
un précédent qui allait se perpétuer systématiquement sous forme de dynasties
héréditaires, de dictatures civiles ou militaires, c’est-à-dire de despotisme.
Le premier crime de Moawiya a été le coup d’Etat qu’il a fomenté contre Ali par
la ruse et la corruption. Son second crime est d’avoir, avant sa mort,
introduit la dynastie, c’est-à-dire le pouvoir familial et despotique dans
l’histoire de l’islam en obligeant la communauté à faire allégeance (bay’a) à
son fils Yazid. Mais il faut dire que ni les Abbassides ni les pouvoirs
musulmans qui ont surgi par la suite n’ont cherché à corriger cette hérésie ou
voulu adopter des formes de «gouvernement démocratique». Il peut même paraître
que Moawiya soit exemplaire à cet égard car lui au moins a évité toute
prétention à l’autorité religieuse quand ses successeurs se voudront qui «ombre
de Dieu sur le terre» qui «imam infaillible».
Alexis de Tocqueville a décrit
les effets psychologiques et sociologiques du despotisme : «Il retire aux
citoyens toute passion commune, tout besoin mutuel, toute nécessité de
s’entendre, toute occasion d’agir ensemble ; il les mure, pour ainsi dire, dans
la vie privée. Ils tendaient déjà à se mettre à part, il les isole ; ils se
refroidissent les uns pour les autres, il les glace…»(3) Description frappante
du phénomène de dislocation du réseau des relations sociales mis par Bennabi à
l’origine de la décadence et de la colonisabilité : «Les complexes qu’une
culture et une longue tradition ont déterminés deviennent impropres à produire
et à entretenir le mouvement social normal, provoquant une espèce de paralysie
dont les effets ne deviennent visibles qu’à travers les épreuves d’une société
et les vicissitudes de ses institutions.» Comme certaines maladies, la
décadence est héréditaire, elle est transmise d’une génération à l’autre par
des germes qui sont les représentations mentales, les habitudes, les
traditions… Bennabi écrit : «Toute
modification d’un complexe psychologique a pour conséquence une modification
sociale correspondante, en bien ou en mal(4)… Les idées sont les “microbes” qui
transmettent et perpétuent à travers le temps les maladies sociales…»
C’est de l’an 1369 après J.-C.
que Bennabi date le point d’inflexion de la civilisation musulmane. Cette date
correspond à la fin d’un cycle de civilisation qui a commencé avec Abou Bakr et
s’est terminé avec les Almohades. On peut dire en gros que la civilisation
islamique a connu à l’intérieur de ce grand cycle un cycle proprement arabe (de
la fondation de l’Etat musulman à l’avènement des Abbassides en 750), un cycle
arabo-persan (de 750 à l’avènement des Mongols en 1258), un cycle
arabo-berbère en Afrique du Nord et en Espagne avec les Almoravides et les
Almohades, un cycle ottoman (de 1517 à 1924), ainsi que plusieurs cycles à
vocation régionale en Inde et en Asie centrale dans l’intervalle. Ce qui va se
passer, c’est une marche en arrière, une régression : l’homme civilisé, ayant
perdu son élan civilisateur, devient incapable d’assimiler et de créer des
idées ; il ne sait plus appliquer son génie au sol et au temps ; la vie sociale
fait place à la vie végétative, la synthèse fondamentale (homme-sol-temps) se
désagrège, l’homme post-almohadien va remplacer le musulman civilisé et
incarner la colonisabilité.
Contemporain et témoin de ce
point d’inflexion, Ibn Khaldoun a dressé un tableau saisissant de ce coucher de
civilisation : «Le Maghreb n’était pas un pays pauvre. Sous les Almohades il
était dans de bonnes conditions avec un revenu important. Mais, aujourd’hui, la
situation est mauvaise parce que le Maghreb est bien déchu de son faste
d’antan… Le temps n’est plus où son rayonnement s’étendait entre la
Méditerranée et le Soudan, et du Sousse marocain jusqu’à la Cyrénaïque.
Aujourd’hui c’est presque partout un désert, sauf sur le littoral et les
collines voisines… Alors, le déclin commence, la prospérité diminue, la
population décroît, les techniques se ralentissent. En conséquence, on perd
l’habitude de bâtir des édifices élégants et solides, la main-d’œuvre diminue
avec le nombre des habitants ; on ne trouve presque plus de pierre, de marbre
et d’autres matériaux, on utilise des pierres de réemploi… Après quoi, on
revient à la mode bédouine, avec du pisé au lieu de pierres, et sans aucun
ornement. Les villes retournent aux villages, aux hameaux, puis elles tombent
peu à peu en ruine… On dit couramment d’un pays civilisé qui se dépeuple qu’il
perd sa substance ; c’est au point que même les sources et les rivières cessent
de couler. Car les sources ne jaillissent que lorsqu’on les creuse et qu’on en
tire de l’eau : autrement dit, il faut y travailler. C’est la même chose
qu’avec les bêtes laitières. Des sources qui ne sont plus utilisées et qu’on
n’entretient plus se perdent sous terre, comme si elles n’avaient jamais
existé… Lorsque le vent de la
civilisation eut cessé de souffler sur le Maghreb et sur l’Espagne, les
sciences y déclinèrent et toute activité scientifique y disparut, à l’exception
de rares traces individuelles…
Si l’argent est rare aujourd’hui
au Maghreb et en Ifriqiya, ce n’est pas le cas chez les Slaves et les Francs.
S’il est rare en Egypte et en Syrie, il ne l’est pas dans l’Inde, ni en Chine.
Ce n’est qu’un instrument, qu’un
capital. C’est la civilisation qui en cause l’abondance ou la rareté… Baghdad,
Cordoue, Basra, Koufa… Au début de l’islam, c’étaient des villes très peuplées
et policées.
Les sciences y étaient à l’honneur et les habitants étaient versés dans
la terminologie scientifique, dans les différentes branches du savoir ; ils se
posaient des problèmes et inventaient de nouvelles spécialités. Ils étaient en
avance sur les anciens, comme sur les modernes. Mais, quand vinrent la
décadence et la dispersion, ce fut aussi la fin de la science et de l’enseignement
dont la tradition fut transportée ailleurs»(5).
Terrible moment de vide
historique où tout se fige comme sous l’effet d’un sortilège. Mais tel un
enchanteur qui se prépare à briser le sortilège, Bennabi nous éclaire sur les
dessous du mystère et note dans Le problème de la culture : «Lorsque l’œuvre
d’Ibn Khaldoun a vu le jour dans le monde musulman, elle ne pouvait plus
contribuer ni à son progrès intellectuel ni social, parce que dans cette étape,
elle représentait une idée isolée du milieu réel. D’ailleurs, dans une pareille
étape, ce n’est pas seulement l’idée qui perd sa signification culturelle, sa
faculté de créer des choses, mais réciproquement la chose elle-même ne peut
plus engendrer des idées. Par exemple, à quoi aurait servi la fameuse pomme de
Newton si, au lieu de tomber sur l’illustre mathématicien, elle était tombée
sur son ancêtre de l’époque de Guillaume le Conquérant ? Il est évident qu’elle
n’aurait pas créé l’idée de la gravitation, mais tout juste un petit tas de
fumier parce que l’ancêtre de Newton l’aurait tout simplement mangée. Il est donc clair que l’idée et la chose
n’acquièrent de valeur culturelle que dans certaines conditions. Elles ne
deviennent créatrices de culture qu’à travers un intérêt supérieur sans lequel
la vie dans le “monde des idées” et le “monde des choses” se fige comme dans de
simples musées et perd toute efficacité sociale véritable. On peut interpréter
cet intérêt supérieur par rapport à l’individu comme la liaison organique qui
le lie au monde des idées et au monde des choses. Quand cette liaison fait
défaut, l’individu n’a plus de prise ni sur les idées ni sur les choses. Il
glisse seulement sur la surface des choses sans les pénétrer et passe à côté
des idées sans les reconnaître. Et ce contact superficiel ne fait naître aucune
interrogation, aucun problème. Newton a interrogé la pomme parce qu’il y était
attaché par un intérêt supérieur. A une autre époque, mille ans plus tôt par
exemple, il l’aurait simplement dévorée parce que “l’intérêt supérieur” faisait
encore défaut dans la société anglaise qui elle-même n’était pas née encore.
Inversement, personne dans la société musulmane jusqu’au XIXe siècle ne pouvait
plus interroger l’idée d’Ibn Khaldoun parce que cette société n’avait déjà plus
un intérêt supérieur à la base de son activité intellectuelle et sociale. A
partir de cette époque, le musulman glissait à la surface des choses sans les
pénétrer et passait à côté des idées sans les comprendre parce qu’il n’avait
plus de liaisons avec les unes et les autres. Il ne résultait plus de sa
rencontre avec les réalités sociales ce choc impétueux qui les transforme et le
transforme lui-même». L’année 1492 qui marque la chute de Grenade, dernier
émirat musulman en Europe, est aussi celle de la découverte de l’Amérique qui
marque le début du monde moderne. Les musulmans ne sont plus en état de sommer
les autres de s’islamiser. Au contraire, ce sont les autres qui les invitent à
changer de foi. C’est ainsi qu’en 1461, Pie II appelle le sultan ottoman à se
convertir au christianisme : «Tu es sans aucun doute le plus grand souverain du
monde. Une seule chose te manque : le baptême. Accepte un peu d’eau et tu
domineras tous ces couards qui portent des couronnes sacrées et s’assoient sur
des trônes bénis. Sois mon nouveau Constantin et pour toi je serai un nouveau
Sylvestre. Convertis-toi et, ensemble, nous fonderons avec ma Rome et avec
Constantinople — qui à présent t’appartient — un nouvel ordre universel.»(6)
Alors que la modernité pointe à l’horizon, le crépuscule étend son
ombre sur le monde arabe. Le Moyen-Age finit pour l’Europe et commence pour le
monde musulman. Les défaites et les pertes de territoires se succèdent depuis
la reprise de Tolède en 1085, de Cordoue en 1236, de Valence en 1246, de
Séville en 1248, de Gibraltar en 1462…
Les premiers traités de
capitulation sont signés par l’Empire ottoman avec la France dès 1535, suivis
d’autres accords avec les Anglais et les Italiens qui concurrencent le commerce
musulman en Méditerranée grâce à des navires plus performants. Des négociants
et des comptoirs sont installés dans les principaux ports qui facilitent le
transfert du contrôle des routes commerciales, surtout la fameuse route des
Indes, vers les puissances européennes. Avec
Souleiman le Magnifique (1520-1566) l’Empire ottoman arrive à son apogée. A sa
mort au champ d’honneur le déclin commence. Son fils, Sélim II (1566-1574)
était, comme Yazid le fils de Moawiya, surnommé «l’ivrogne». Sa flotte est
battue à Lépante en 1571. Le commandant en chef de la marine ottomane donne
dans son rapport une explication au désastre : «La flotte impériale affronta la
flotte des misérables infidèles et la volonté d’Allah se détourna dans un autre
sens.»(7)
Tandis que les Occidentaux
développent leur information et leur connaissance des pays musulmans, ces
derniers ne voient aucune raison de s’intéresser à leurs modes de pensée, de
vivre et de faire. L’orientaliste anglo-américain Bernard Lewis note : «Du côté musulman, les réticences à se rendre en
Europe étaient grandes. Les juristes musulmans ont décrété qu’un musulman ne
peut pas vivre en bon musulman dans une terre infidèle… La conquête de
l’Espagne soulevait un problème plus délicat encore : quand une terre musulmane
est conquise sur les chrétiens, les musulmans peuvent-ils rester sous
domination chrétienne ? Là encore, de nombreux juristes répondent par la
négative.»
L’Occident émerge de la barbarie et, avec la Renaissance, se lance dans
l’ère des découvertes et du progrès ; il s’affranchit de la tutelle
intellectuelle musulmane après en avoir intégré ce qui pouvait l’intéresser et
se fixe de nouveaux horizons ; la Réforme libère sa créativité philosophique et
technique. Le monde musulman ne remarque pas les importantes transformations
mentales, techniques et militaires survenues dans cette aire qu’il dédaigne et
tient pour le territoire de la mécréance. L’Autriche, la Russie et la
Pologne s’allient et battent les Turcs auxquels elles arrachent d’importantes
possessions. L’expansion de l’islam dans le monde est définitivement stoppée.
C’est alors que les Ottomans
prennent conscience de la puissance militaire et technique de l’Europe et
envisagent les premières réformes. Bernard Lewis décrit les circonstances
morales et psychologiques de cette prise de conscience : «Pendant des siècles,
la réalité semble confirmer la vision que les musulmans avaient du monde et
d’eux-mêmes. L’islam représentait la plus grande puissance militaire : au même
moment, ses armées envahissaient l’Europe et l’Afrique, l’Inde et la Chine.
C’était aussi la première puissance économique du monde, dominant le commerce
d’un large éventail de produits grâce à un vaste réseau de communications en
Asie, en Europe et en Afrique… Dans les arts et les sciences, l’islam pouvait
s’enorgueillir d’un niveau jamais atteint dans l’histoire de l’humanité… Et
puis, soudain, le rapport s’inversa… Pendant longtemps, les musulmans ne s’en
rendirent pas compte… La Renaissance, la Réforme, la révolution technique
passèrent pour ainsi dire inaperçues en terre d’islam… La confrontation
militaire révéla la cause profonde du nouveau déséquilibre des forces…
C’étaient l’inventivité et le dynamisme déployés par l’Europe qui creusaient
l’écart entre les deux camps.»
Le symposium international organisé à Bordeaux en juin 1956 pour étudier
les causes du déclin culturel dans l’histoire de l’islam a établi qu’il n’y eut
plus de savants musulmans après l’inventeur du principe logarithmique, le
mathématicien algérien Ibn Hamza al-Maghribi, auteur de Tuhfat al-adâd
fil-hisâb, qui parut en turc sous le règne de Mourad III (1574-1595)(8).
En 1799, les Anglais signent un traité d’alliance avec Istanbul en
contrepartie de nouvelles concessions. En 1802, la France reçoit les mêmes
privilèges. En 1819, les Britanniques s’installent à Bahreïn. En 1830,
l’Algérie est occupée par les Français et devient une colonie de peuplement. En
1839, la Grande-Bretagne s’empare de Aden et de la Côte des pirates (Emirats
arabes). En 1856, au Congrès de Paris, les grandes puissances obtiennent la
mainmise sur les ressources des territoires ottomans et un contrôle financier
sur ses recettes. En 1859, la France occupe la Mauritanie. En 1864, les
Espagnols pénètrent au Sahara occidental. En 1881, la France place la Tunisie
sous protectorat. En 1882, l’Égypte, en difficulté financière, est à son tour
mise sous protectorat par l’Angleterre. Cette dernière détache le Koweït de
Basra, en 1899. En Perse, le Shah Nasr-Eddin est assassiné en 1896 pour avoir
accordé des concessions de pétrole et de pêche aux Russes et de tabac aux
Anglais. En 1912, le Maroc est placé sous protectorat par la France alors que
la Libye est envahie par l’Italie. En 1916, les accords secrets de
Sykes-Picot-Sazonow sont signés à Saint-Petersbourg entre la France,
l’Angleterre et la Russie. En 1917, Balfour proclame les droits des juifs en
Palestine. En 1919, la Grande-Bretagne signe avec l’Iran un pacte qui lui
confie le contrôle de ses finances…
L’ensemble du monde arabo-musulman tombe sous la domination
économique et financière occidentale. C’en était bel et bien fini de la
civilisation musulmane, jusqu’à ce que le colonialisme vienne secouer par ses
violences et ses défis la conscience musulmane : «Ce n’est pas sans raison que
le monde musulman qui dormait profondément depuis six ou sept siècles s’est réveillé
soudainement au début du XXe siècle. Qui lui a dit que c’était l’heure du
réveil ? Peut-être avait-on fracturé la porte, ébranlé la maison, emporté pas
mal de choses précieuses et des tapis moelleux sur lesquels nous eussions
pieusement continué à dormir... Si c’est cela le fait colonial, il faut avouer
que c’est lui qui nous a réveillés, plus ou moins brutalement, mais tant pis
pour les délicats qui s’endorment après de plantureux repas…» (Les «CR»).
N. B. in LSA 31/12/2015
1) Selon Aboul Fedda, cité par G.H Bousquet in
Classiques de l’islamologie. Par ailleurs, Mawdudi nous apprend dans son livre
l’Etat idéologique que «les guerres menées par le Prophète en cinq ans pour la
conquête de l’Arabie n’ont pas fait plus de 1 200 victimes de part et d’autre».
2) Lorsqu’il reçut la capitulation de
l’Empereur byzantin Michel II, Al-Ma’moun luidemanda au titre des dommages et
intérêts de lui remettre les ouvrages des philosophes non encore traduits en
arabe.
3) Alexis de Tocqueville : L’ancien régime et
la révolution, Ed. Mouyer, Paris 1967.
4) C’est Jung qui a découvert les «complexes»
qu’il a définis comme étant des «imagesémotionnelles douées d’une forte
cohésion intérieure». Bennabi a une définition propre du «complexe
psychologique» qui est la fixation des habitudes, des traditions, des goûts
dans les structures mentales et les comportements. Il est la traduction de tout
ce qui est hérité de la société : «C’est le mobile qui transforme
instantanément une habitude, bonne ou mauvaise, une tradition en usage, un acte
concret, bon ou mauvais». C’est l’archétype, l’idée, qui s’intègre à notre
éthique personnelle sous forme de canevas mental de notre comportement social
(Cf. Le problème des idées, ébauche de 1960).
5) Al- Muqaddima, trad. V. Monteil, Ed. UNESCO,
Beyrouth, 1968.
6) Jacques Attali : 1492, Ed. Fayard, Paris
1991.
7) Cité in Bernard Lewis : Que s’est-il passé ?
L’Islam, l’Occident et la modernité, Ed.Gallimard, Paris 2002.
8) Cf. Actes du symposium publiés sous le titre
Classicisme et déclin culturel dans l’histoirede l’islam, Ed. G.P Maisonneuve
et Larose, Paris 1977.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Qu’en pensez vous?