Quand
on parle au peuple uniquement de ses droits, sans lui rappeler ses devoirs,
quand on prône les méthodes de facilité, on fait de la boulitique.
La sagesse populaire, qui m'avait inspiré le dernier
article, ne s'est pas coulée seulement en des dictons, des proverbes, des
métaphores qui constituent son appareil dialectique.
Elle s'est consignée aussi en des mots qui percutent comme
des coups de fouet dans une conversation où le peuple veut exprimer son ironie
et son scepticisme à l'égard de certaines faussetés qu'on essaye d'introduire
dans notre vie publique, comme les faux-monnayeurs introduisant leur fausse
marchandise dans un circuit commercial.
Le peuple s'était aperçu, depuis longtemps, de certaines
contrefaçons introduites dans notre vie politique par les charlatans qui, au
moment où le pays se débarrassait de certaines superstitions entretenues par le
maraboutisme et le colonialisme, ont pu l'abuser quelque temps, en substituant
le bulletin de vote à l'amulette, et le zaïm, barbu ou imberbe, au marabout.Mais, comme disait Abraham Lincoln : «On peut tromper
un homme toujours, on peut tromper un peuple quelques jours, mais on ne peut
pas tromper un peuple toujours.»
En Algérie, après quelques escroqueries électorales, on a
compris la nature et la portée de la nouvelle contrefaçon qui, sous le nom de politique,
introduisait tant de germes de corruption dans une conscience nationale qui
venait de se retrouver, vers 1925. Les séquelles de cette corruption, dont
le pays a subi les néfastes effets notamment à l'époque des clans et des
transhumains ne sont pas encore tout à fait résorbées.
Le peuple algérien, abusé un moment, mais dont la santé
morale a surmonté bien des déceptions, n'a pas confondu longtemps la politique
avec cette odieuse contrefaçon. Et il a nommé cette dernière boulitique.
C'est un mot vengeur.
Il venge tous ceux qui ont gardé un idéal malgré les
escroqueries.,
Tous ceux qui ont gardé confiance dans les destinées du
pays.
Tous ceux qui ont prêché le sens du devoir en même temps que
celui du droit, par-dessus la tête de ceux qui n'ont pas voulu réclamer que des
droits, comme si à l'échelle individuelle ou nationale, on obtenait quelque
chose gratuitement.
La politique se distingue, en effet, de la boulitique
d'abord en cela.
Quand on hurle dans la foire, quand on gesticule, quand
on parle au peuple uniquement de ses droits, sans lui rappeler ses devoirs,
quand on prône les méthodes de facilité, on fait de la boulitique.
La lutte de la politique et de la boulitique est donc
ancienne.
Sous leur aspect psychologique, l'une est une
intériorisation, l'autre est une extériorisation.
L'une est une réflexion sur la manière de servir le peuple.
L'autre, une somme de hurlements, de gesticulations pour se
servir
du peuple en le dupant.
Sous l'aspect technique la boulitique ne se définit pas. Et
si le peuple algérien n'avait pas fabriqué ce mot pour la désigner, il n'y
aurait aucun mot pour la nommer.
Son dossier ne relève pas de la science mais de la morale ou
de la justice, comme une escroquerie.
Et ce n'est pas sans doute sans raison qu'un organe ce soit ému
(en feignant de sourire) que j'ai, dans un récent article, suggéré de traduire
les escrocs devant un tribunal populaire pour répondre de leurs dégâts.
C'est certain, ma suggestion a dû jeter de l'effroi dans le
clan de ceux qui ont des actions dans la foire boulitique.
D'ailleurs en écrivant l'article en question, je m'attendais
à un jaillissement de la prose anonyme qui arrive par canaux souterrains.
Ces « amis du peuple » qui n'aiment pas se trouver face
à face avec lui, avec leur dossier à la main, ont dit sans le vouloir ce qu'ils
sont en réalité.
Mais passons ...
Donc la boulitique ne se définit pas. Mais, dans notre pays,
elle a une longue histoire ...
D'abord qu'est-ce qu'on entend par politique ?
Prenons le terme dans un sens usuel. Nous le trouvons dans
n'importe quel dictionnaire : c'est l'action d'une collectivité organisée
en Etat.
C'est une définition suffisante dans tout pays où la notion
d'Etat est elle-même suffisamment claire et sa fonction parfaitement définie
par constitution ou simplement une tradition, comme en Angleterre.
Mais, dans un pays du tiers-monde où toutes les
institutions sont encore au banc d'épreuves, en rodage, le sens donné à une
notion par une tradition historique ne suffit pas, puisque précisément cette
tradition s'élabore encore.
La notion qui s'attache au mot « politique » doit être
enrichie de nos observations sur le vif.
La politique est bien entendu l'action organisée d'une
collectivité, mais avec toutes les implications qui entrent tous les termes: organisation
et collectivité.
Donc, sous ce terme, la signification est assez claire. Mais
sous le terme « organisation » il en va autrement.
Nous vivons dans un pays qui fait apprentissage dans tous
les domaines pour ne pas réfléchir sur le terme « d'action organisée ».
Il est nécessaire, non seulement de concevoir mais
d'embrasser du même coup toutes les conditions pour que cette action ne reste
pas en deçà de son but, ou n'aille pas au-delà.
Dans un cas, en effet, la politique se trouve entachée
d'inefficacité, dans l'autre, d'arbitrai.
L'organisation d'une action politique au niveau de l'Etat,
comporte donc au moins trois conditions :
l. Conception d'une action, c'est-à-dire la définition aussi
claire que possible d'une politique.
2. Conception d'une défense de cette action pour qu'elle ne
reste pas un vain mot dans une constitution, une charte ou une circulaire.
3. Conception d'un système de protection, nécessaire contre
les abus possibles d'une telle action, si l'agent, exécutant par ignorance ou
par intérêt, on déforme la signification.
Sur le premier point, il suffit de rappeler une déclaration
de Chou-En-Lai pour montrer comment doit être conçue une politique. L'homme
d'Etat chinois avait dit : « Notre politique ne se trompe pas parce que c'est
une science. »
Nous savons que même la science peut se tromper, mais la
définition de la politique comme
« science» demeure valable.
Dès qu'elle cesse de répondre à cette condition, la
politique devient boulitique.
Sur le second point, l'Etat se doit de protéger son action,
c'est-à-dire sa politique, parce que le colonialisme et la boulitique ont
laissé dans le pays des séquelles qui peuvent rendre difficile l'application
d'une loi, ou même le ridiculiser, comme il nous arrive de le constater.
Le troisième point est en quelque sorte un prolongement du
second.
L'agent qui déforme par ignorance ou systématiquement, une
loi, c'est-à-dire la traduction d'une politique sur un plan particulier, peut
aller plus loin.
Il peut pousser le jeu jusqu'à se servir de la loi comme
d'une arme personnelle.
Malheur alors au citoyen qu'il tient sous sa coupe !
C'est le petit tyran qui, au nom de l'Etat, soumet à son
caprice ou à autre chose tout citoyen qui n'entre pas dans la norme boulitique.
Donc, c'est un intérêt majeur de l'Etat de constituer, pour
le citoyen. Un système de défense contre sa propre action quand elle devient
arbitraire.
Cette défense est institutionnellement représentée dans les
pays évolués par un Conseil d'Etat. Nous devons Y penser sérieusement en
Algérie.
Ces trois conditions ne sont que le minimum par lequel une
politique se définit et se distingue d'une boulitique.
Mais ce n'est pas tout...Il s'en faut.
Et pour faire correctement notre travail, nous devons nous
guider d'après certains principes dont nous saurions faire fi, même si leur
formulation vient d'autrui, d'un autrui qui ne serait pas de notre bord.
C'est ainsi que toute révision de nos idées politiques,
comme on le proposait au début de cet article, doit s'inspirer de cette pensée
de Lénine : « Tous les partis révolutionnaires qui ont péri jusqu'ici, ont
péri parce qu'ils se laissaient aller à la présomption, ne savaient pas voir ce
qui faisait leur force et craignaient de parler de leurs faiblesses. Mais nous,
nous ne périrons pas par ce que nous ne craignons pas de parler de nos
faiblesses, parce que nous apprenons à les surmonter,»
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