APS - ALGÉRIE

dimanche 15 mai 2016

MALEK BENNABI : POLITIQU ET BOULITIQUE



Quand on parle au peuple uniquement de ses droits, sans lui rappeler ses devoirs, quand on prône les méthodes de facilité, on fait de la boulitique.  
La sagesse populaire, qui m'avait inspiré le dernier article, ne s'est pas coulée seulement en des dictons, des proverbes, des métaphores qui constituent son appareil dialectique.
Elle s'est consignée aussi en des mots qui percutent comme des coups de fouet dans une conversation où le peuple veut exprimer son ironie et son scepticisme à l'égard de certaines faussetés qu'on essaye d'introduire dans notre vie publique, comme les faux-monnayeurs introduisant leur fausse marchandise dans un circuit commercial.
Le peuple s'était aperçu, depuis longtemps, de certaines contrefaçons introduites dans notre vie politique par les charlatans qui, au moment où le pays se débarrassait de certaines superstitions entretenues par le maraboutisme et le colonialisme, ont pu l'abuser quelque temps, en substituant le bulletin de vote à l'amulette, et le zaïm, barbu ou imberbe, au marabout.Mais, comme disait Abraham Lincoln : «On peut tromper un homme toujours, on peut tromper un peuple quelques jours, mais on ne peut pas tromper un peuple toujours.»
En Algérie, après quelques escroqueries électorales, on a compris la nature et la portée de la nouvelle contrefaçon qui, sous le nom de politique, introduisait tant de germes de corruption dans une conscience nationale qui venait de se retrouver, vers 1925. Les séquelles de cette corruption, dont le pays a subi les néfastes effets notamment à l'époque des clans et des transhumains ne sont pas encore tout à fait résorbées.
Le peuple algérien, abusé un moment, mais dont la santé morale a surmonté bien des déceptions, n'a pas confondu longtemps la politique avec cette odieuse contrefaçon. Et il a nommé cette dernière boulitique.
C'est un mot vengeur.
Il venge tous ceux qui ont gardé un idéal malgré les escroqueries.,
Tous ceux qui ont gardé confiance dans les destinées du pays.
Tous ceux qui ont prêché le sens du devoir en même temps que celui du droit, par-dessus la tête de ceux qui n'ont pas voulu réclamer que des droits, comme si à l'échelle individuelle ou nationale, on obtenait quelque chose gratuitement.
La politique se distingue, en effet, de la boulitique d'abord en cela.
Quand on hurle dans la foire, quand on gesticule, quand on parle au peuple uniquement de ses droits, sans lui rappeler ses devoirs, quand on prône les méthodes de facilité, on fait de la boulitique.

La lutte de la politique et de la boulitique est donc ancienne.
Sous leur aspect psychologique, l'une est une intériorisation, l'autre est une extériorisation.
L'une est une réflexion sur la manière de servir le peuple.
L'autre, une somme de hurlements, de gesticulations pour se servir
du peuple en le dupant.
Sous l'aspect technique la boulitique ne se définit pas. Et si le peuple algérien n'avait pas fabriqué ce mot pour la désigner, il n'y aurait aucun mot pour la nommer.
Son dossier ne relève pas de la science mais de la morale ou de la justice, comme une escroquerie.
Et ce n'est pas sans doute sans raison qu'un organe ce soit ému (en feignant de sourire) que j'ai, dans un récent article, suggéré de traduire les escrocs devant un tribunal populaire pour répondre de leurs dégâts.
C'est certain, ma suggestion a dû jeter de l'effroi dans le clan de ceux qui ont des actions dans la foire boulitique.
D'ailleurs en écrivant l'article en question, je m'attendais à un jaillissement de la prose anonyme qui arrive par canaux souterrains.
Ces « amis du peuple » qui n'aiment pas se trouver face à face avec lui, avec leur dossier à la main, ont dit sans le vouloir ce qu'ils sont en réalité.
Mais passons ...
Donc la boulitique ne se définit pas. Mais, dans notre pays, elle a une longue histoire ...
D'abord qu'est-ce qu'on entend par politique ?
Prenons le terme dans un sens usuel. Nous le trouvons dans n'importe quel dictionnaire : c'est l'action d'une collectivité organisée en Etat.
C'est une définition suffisante dans tout pays où la notion d'Etat est elle-même suffisamment claire et sa fonction parfaitement définie par constitution ou simplement une tradition, comme en Angleterre.
Mais, dans un pays du tiers-monde où toutes les institutions sont encore au banc d'épreuves, en rodage, le sens donné à une notion par une tradition historique ne suffit pas, puisque précisément cette tradition s'élabore encore.
La notion qui s'attache au mot « politique » doit être enrichie de nos observations sur le vif.
La politique est bien entendu l'action organisée d'une collectivité, mais avec toutes les implications qui entrent tous les termes: organisation et collectivité.
Donc, sous ce terme, la signification est assez claire. Mais sous le terme « organisation » il en va autrement.
Nous vivons dans un pays qui fait apprentissage dans tous les domaines pour ne pas réfléchir sur le terme « d'action organisée ».
Il est nécessaire, non seulement de concevoir mais d'embrasser du même coup toutes les conditions pour que cette action ne reste pas en deçà de son but, ou n'aille pas au-delà.
Dans un cas, en effet, la politique se trouve entachée d'inefficacité, dans l'autre, d'arbitrai.
L'organisation d'une action politique au niveau de l'Etat, comporte donc au moins trois conditions :      
l. Conception d'une action, c'est-à-dire la définition aussi claire que possible d'une politique.
2. Conception d'une défense de cette action pour qu'elle ne reste pas un vain mot dans une constitution, une charte ou une circulaire.
3. Conception d'un système de protection, nécessaire contre les abus possibles d'une telle action, si l'agent, exécutant par ignorance ou par intérêt, on déforme la signification.

Sur le premier point, il suffit de rappeler une déclaration de Chou-En-Lai pour montrer comment doit être conçue une politique. L'homme d'Etat chinois avait dit : « Notre politique ne se trompe pas parce que c'est une science. »
Nous savons que même la science peut se tromper, mais la définition de la politique comme
« science» demeure valable.
Dès qu'elle cesse de répondre à cette condition, la politique devient boulitique.

Sur le second point, l'Etat se doit de protéger son action, c'est-à-dire sa politique, parce que le colonialisme et la boulitique ont laissé dans le pays des séquelles qui peuvent rendre difficile l'application d'une loi, ou même le ridiculiser, comme il nous arrive de le constater.
Le troisième point est en quelque sorte un prolongement du second.

L'agent qui déforme par ignorance ou systématiquement, une loi, c'est-à-dire la traduction d'une politique sur un plan particulier, peut aller plus loin.
Il peut pousser le jeu jusqu'à se servir de la loi comme d'une arme personnelle.
Malheur alors au citoyen qu'il tient sous sa coupe !

C'est le petit tyran qui, au nom de l'Etat, soumet à son caprice ou à autre chose tout citoyen qui n'entre pas dans la norme boulitique.

Donc, c'est un intérêt majeur de l'Etat de constituer, pour le citoyen. Un système de défense contre sa propre action quand elle devient arbitraire.

Cette défense est institutionnellement représentée dans les pays évolués par un Conseil d'Etat. Nous devons Y penser sérieusement en Algérie.
Ces trois conditions ne sont que le minimum par lequel une politique se définit et se distingue d'une boulitique.
Mais ce n'est pas tout...Il s'en faut.
Et pour faire correctement notre travail, nous devons nous guider d'après certains principes dont nous saurions faire fi, même si leur formulation vient d'autrui, d'un autrui qui ne serait pas de notre bord.
C'est ainsi que toute révision de nos idées politiques, comme on le proposait au début de cet article, doit s'inspirer de cette pensée de Lénine : « Tous les partis révolutionnaires qui ont péri jusqu'ici, ont péri parce qu'ils se laissaient aller à la présomption, ne savaient pas voir ce qui faisait leur force et craignaient de parler de leurs faiblesses. Mais nous, nous ne périrons pas par ce que nous ne craignons pas de parler de nos faiblesses, parce que nous apprenons à les surmonter,»

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