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jeudi 2 novembre 2017

Noyer l'économie pour la remettre à flot ? par Mourad Benachenhou



Le « changement de mentalité » est un phénomène trop complexe pour être un objectif politique réaliste et réalisable. La politique économique a une ambition autrement plus terre-à-terre.

Elle s'intéresse, de manière exclusive, à changer, de manière directe ou indirecte, par la coercition ou la persuasion, le comportement de tous ceux qui, d'une façon ou d'une autre , interviennent dans la sphère économique, c'est-à-dire , en fait, tout un chacun, du gros chef d'entreprise, en passant par la ménagère, sans oublier l'épicier du coin. L'Etat, concepteur exclusif de la politique économique
L'Etat, dans tous les pays du monde, a une influence prépondérante sur le comportement des agents économiques, que ce soient les consommateurs ou les producteurs de biens et de services. Il conçoit la politique économique, et, en même temps, il en est l'agent le plus important dans sa réussite ou son échec.

En droit comme en fait, la politique économique ressortit, directement et exclusivement, de l'autorité de la puissance publique, qui détient, non seulement, le monopole de la mise en œuvre des lois et règlements touchant à la sphère économique, mais également celui de la mobilisation, grâce aux impôts, d'une partie importante des ressources du pays en vue d'effectuer, de manière ininterrompue, les missions qu'elle juge indispensables pour la stabilité politique et sociale du pays et sa défense, et pour la pérennité de l'Etat et de la Nation qu'il incarne.

On peut affirmer, de manière absolue, que la situation économique d'un pays déterminé est le résultat direct ou indirect de décisions prises- ou même omises- par les autorités publiques. Il n'y a pas de système économique fonctionnant exclusivement sur la base des « lois du marché, » et sans intervention de l'Etat. «L'Economie de Marché » pure et parfaite, décrite dans les manuels d'économie, quel que soit leur titre et la notoriété de leurs auteurs, est une fiction simplificatrice de la réalité économique.

L'Etat, garant du bon fonctionnement des mécanismes du marché


Dans aucun pays au monde, sauf en période d'anarchie politique totale, c'est-à-dire d'effondrement de l'autorité de l'état, les fameux mécanismes du marché ou « la main invisible, » popularisée par Adam Smith, agissent en toute autonomie pour orienter le comportement des « agents économiques » vers des décisions qui dépendraient uniquement de leurs propres caprices ou de leurs propres jugements du moment, en fonction de la nature de leur intervention dans la sphère économique : comme producteurs, comme distributeurs ou comme consommateurs de biens et services.

Laisser le marché à ses propres lois est plus un slogan qu'une réalité. Simplifier ce qui est complexe est un devoir du pédagogue, mais la réalité est autrement plus compliquée.

En fait, à y regarder de prés, les mécanismes du marché ne fonctionnent parfaitement, ou proches de la perfection, que lorsque l'Etat est omniprésent pour le réguler d'une manière ou d'une autre. La preuve la plus probante est donnée par la multiplicité des réglementations issues par les administrations des Etats avancés, qui interviennent dans des domaines aussi divers que le transport des marchandises, les modalités de recrutement des travailleurs, le mode d'empaquetage et d'étiquetage des produits mis en vente, la composition des produits pharmaceutiques, l'hygiène du travail, la défense de l'environnement, le prix de la communication téléphonique, la fiscalité appliquée aux produits importées, sans compter les interventions dans la régulation des relations économiques internationales, etc. etc . Il n'y a pas une seule activité économique « de marché » qui, d'une façon ou d'une autre, puisse s'effectuer sans intervention d'une réglementation établie par une administration étatique, et dont le contrôle est de ses compétences.

A toutes ces interventions, qui réduisent l'influence de cette fameuse main invisible, s'ajoute le monopole de l'émission de monnaie, géré par l'institut d'émission ; c'est-à-dire la banque centrale.

On peut ainsi conclure que ce sont, en fait, les autorités politiques qui gèrent le marché, et que les autres agents économiques voient leurs décisions subordonnées à celles de ces autorités publiques. Il n'y pas d'économie de marché en dehors de celle que les multiples lois et règlement officiellement établies par une autorité centrale permettent. Lorsque cette autorité disparait, il n'y a pas un marché dans le sens réel du terme, mais l'anarchie économique, avec tout ce qu'elle comporte de violence, d'injustice sociale, et surtout d'inefficacité et d'inefficience dans l'utilisation des ressources humaines et naturelles du pays.

L'ultralibéralisme, une utopie

L'ultralibéralisme comme politique économique n'existe que dans les pays passant par une crise politique profonde, ceux dans lesquels l'autorité de l'Etat est battue en brèche, ou même remise en cause, pour un motif ou un autre.

Un Etat fort a une économie de marché forte, c'est-à-dire une économie fondée sur des relations aussi équitables que possible entre producteurs, distributeurs et consommateurs, sans que l'un ou l'autre de ces acteurs ne se sente brimé dans ses décisions ressortissant de la sphère économique, ou a l'impression, juste ou fausse, de recevoir la portion congrue des bénéfices qu'il attend de ses propres interventions dans cette sphère, qu'il soit propriétaire des moyens de production, simple ouvrier, ou consommateur d'un bien ou service quelconque.

Une économie de marché saine est donc une économie qui ressortit du pouvoir régulateur de l'Etat et de ses décisions, non de l'addition de décisions prises unilatéralement par les agents économiques, totalement indépendants de toute autorité, et qui se résumerait dans cette « main invisible. »

Assurer la cohérence de la politique économique : un impératif

Lorsque le marché fonctionne sans distorsions, c'est-à-dire lorsque la politique économique de l'état aboutit à la mobilisation des capacités productrices du pays, main d'œuvre comme ressources naturelles, et lorsque les prix des biens et services sont stables à travers le temps, c'est-à-dire lorsque l'inflation est proche de zéro, cela veut dire que l'Etat joue pleinement son rôle dans le bon fonctionnement du marché du pays en cause. Lorsqu'au contraire les capacités de production nationales sont sous-utilisées, que le chômage est élevé, que la productivité du travail est faible, que les biens de consommation disponibles sur le marché sont des produits importés, que les travailleurs sur les gros chantiers sont de nationalité étrangère, que les prix des biens et services disponibles sur le marché tendent à s'élever, cela veut simplement dire que l'Etat n'assume pas, ou assume mal, son rôle de régulateur du marché.

Lorsqu'il prend des initiatives qui aggravent les distorsions existantes dans le fonctionnement du marché, et qui vont à l'encontre des intérêts économiques du pays, il devient un facteur d'anarchie qui éloigne l'économie du plein emploi de son potentiel de production, et la rend, donc, encore plus dépendante de l'étranger dans la satisfaction des besoins de sa population.

Le facteur le plus important dans les distorsions que connait une économie, et qui s'expriment en trois maitres mots : chômage, inflation, dépendance extérieure, est la création monétaire qui ne répond pas à des transactions liées à une création effective de richesse, c'est-à-dire à une valeur ajoutée générée par une activité de production de bien ou de service. C'est une règle de bon sens facile à suivre qui veut que la monnaie disponible dans un pays, c'est-à-dire les moyens de payement émis par la banque centrale, structure de l'appareil d'Etat, quelle que soit « l'autonomie, » ou « l'indépendance » dont elle dispose, ne doit pas être supérieure aux besoins de transactions, dépendant de la création de richesse en aval , et générées par les décisions des agents économiques.

La création monétaire sans contrepartie : un facteur de distorsions et d'appauvrissement économique

Ces besoins dépendent essentiellement de la capacité de production de biens et services, à la quelle on ajoute la capacité de l'économie de dégager les moyens de payement de ces biens et services qu'elle ne produit pas et qui sont importés de l'étranger.

La création monétaire « pure et parfaite » n'existe pas. La banque centrale ne peut pas créer de la monnaie ex-nihilo pour substituer du papier à un déficit dans la capacité de production de biens et services existant dans le pays.

Le pouvoir d'achat de la monnaie dépend de la capacité de production du pays, dont le surplus non consommé intérieurement est exporté pour payer les biens et services étrangers non produits sur le territoire du pays en cause. La rente pétrolière a longtemps caché cette vérité, en faisant croire qu'on peut substituer de manière totale les recettes pétrolières aux surplus de production de biens et services nationaux exportés et destinés à garantir un flux de devises permettant les importations indispensables au bon fonctionnement de l'économie.

La chute des recettes pétrolières a rappelé cette vérité et prouvé la précarité de l'équilibre entre ressources et emplois de l'économie nationale. Cet équilibre a été rompu. La meilleure preuve en est que les recettes fiscales permettant de couvrir les dépenses publiques sont devenues insuffisantes pour équilibrer les dépenses budgétaires : cela veut simplement dire que, globalement, l'économie du pays ne permet pas de dégager les ressources nécessaires pour couvrir les besoins que l'état doit satisfaire pour effectuer les missions qu'il s'est donné. Le déficit budgétaire n'est que le reflet d'un déséquilibre global dont souffre toute l'économie.

Substituer à ce déficit de ressources la création monétaire n'augmente ni la capacité de production du pays, ni ses ressources. Cette création monétaire « ex nihilo » accroit les distorsions dans le marché, et plus spécifiquement l'instabilité des prix des biens et services, en d'autres termes, l'inflation, réduisant la confiance dans la monnaie nationale, provoquant une réaction en chaine de fuite devant le dinar, accélérant la chute de la valeur de cette monnaie sur le marché parallèle, freinant l'investissement productif, et aggravant la sous-utilisation des moyens de production existant, et plus particulièrement de la main d'œuvre, donc poussant le taux de chômage à la hausse. Le consommateur comme le chercheur d'un emploi se trouvent marginalisés au profit de spéculateurs. La création monétaire ex-nihilo, qui est « justifiée » par la nécessité de « couvrir le déficit budgétaire » appauvrit le pays, car elle accentue le déséquilibre entre ressources et emplois dans l'économie, freine l'investissement productif, augmente donc le taux de chômage, réduit le pouvoir d'achat de la monnaie nationale, accroit les disparités sociales, et augmente la dépendance à l'égard de l'extérieur. C'est une stratégie « perdante-perdante » où tous les agents économiques se trouvent dans une pire situation, allant à l'encontre du fameux principe de Pareto, par lequel doit être guidée toute politique économique.

En conclusion

L'Etat conçoit la politique économique du pays. Il en est le responsable direct ou indirect, par la série de mesures de tout types qu'il prend et impose aux autres agents économiques, en vue :

-d'assurer tant la mobilisation optimale des ressources humaines et naturelles du pays que la stabilité des prix, garantissant un fonctionnement sain des signaux qui guident les activités économiques,

- donc, de permettre un fonctionnement efficace et efficient des mécanismes du marché,

L'Etat ne peut pas choisir pour lui-même un chemin qui contredit ou gène la réussite de cette politique. Il ne peut pas se mettre entre parenthèses et se comporter comme s'il était libre de contraindre les autres agents économiques à changer leur comportement pour relancer l'économie, tout en s'obstinant à ne pas s'ajuster à la voie qu'il a décidé de tracer pour le reste des agents.

La création monétaire destinée à combler le déficit budgétaire, quelles que soient ses causes ou son importance, contredit tous les discours de volonté de changement du cours de l'économie. Une politique économique de redressement doit contraindre tous les agents économiques, y compris l'Etat. Il ne peut pas, sans mettre en péril ses propres orientations proclamées de redressement économique, suivre une voie contraire à qu'il estime devoir imposer aux autres acteurs économiques. Il ne peut pas, pour équilibrer ses comptes, « noyer l'économie pour la remettre à flot. »



Natif de Tlemcen, et ancien officier supérieur de l’Aln, où il a servi de 1956 à 1962, Mourad Benachenhou a occupé différents postes de responsabilité après l’Indépendance, entre autres : directeur de l’Institut national agronomique, directeur des enseignements supérieurs, secrétaire général du ministère des Finances, ministre de l’économie. Il est professeur titulaire des universités et a enseigné dans différents établissements d’enseignement supérieur. Il est l’auteur de dix ouvrages traitant de questions économiques et politiques algériennes.
 

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