Luis Martinez. Chercheur et politologue, spécialiste de
l’Algérie
Luis Martinez est directeur de recherche au Centre d’études
et de recherches internationales (CERI) de Sciences-po Paris. Fin connaisseur
du Maghreb et de l’Algérie, il a récemment codirigé un ouvrage collectif en
anglais intitulé Algeria Modern : From Opacity to Complexity (Algérie moderne :
de l’opacité à la complexité). En
attendant l’édition française de ce livre précieux, M. Martinez a accepté de
répondre à nos questions sur la situation politique du pays.
Dans le dernier livre collectif auquel vous avez contribué,
vous évoquez l’opacité et la complexité du pouvoir en Algérie qui rendent
invisibles les vrais décideurs, notamment à cause de l’implication des
militaires et des services de sécurité. Cela tend-il à changer depuis la
quasi-décapitation du DRS ?
Nous avons essayé d’analyser la situation actuelle en
Algérie en montrant les transformations opérées sous la présidence de
Bouteflika. On est passé du leadership du DRS à celui des groupes d’intérêt
concernant tous les secteurs, allant de l’économie à la politique en passant
par la sécurité. Les personnes qui les constituent ne fonctionnent pas avec une
logique de clans et encore moins idéologique. Ils défendent surtout leurs
intérêts.
L’opacité de l’Algérie s’expliquait par le rôle politique de
ses services de sécurité. Avec ces groupes d’intérêt, l’Algérie est plus
complexe à comprendre. De nouveaux acteurs ont émergé, comme le Forum algérien
des chefs d’entreprise (FCE). Ces acteurs constituent des lobbies très
importants et participent à la décision politique. En fait, l’Algérie se
modernise. Mais elle sort de l’emprise simpliste et opaque des services de
sécurité pour entrer dans la complexité.
- Dans ce contexte, comment voyez-vous l’après-Bouteflika ?
La principale incertitude aujourd’hui repose justement sur
l’après-Bouteflika. Réélu pour la quatrième fois en 2014, sa maladie suscite de
nombreuses inquiétudes tant il semble dans l’incapacité d’assumer ses
fonctions. Ce moment de vulnérabilité offre l’opportunité à tous ses opposants
de dénoncer l’appropriation du pouvoir par son «clan familial». Les appels à
une intervention de l’armée se multiplient. L’hypothèse d’un «coup d’Etat
médical» sur le modèle de celui appliqué à Habib Bourguiba est espéré par
certains.
Nous avons remarqué que depuis sa réélection, nombreux sont
les politiques et anciens officiers de l’armée qui ont fait des déclarations
laissant présager cette hypothèse. En tant que chercheurs, nous y avons décelé
une sorte de test et une préparation de l’opinion publique algérienne à cette
éventualité. Ainsi, si un jour cela arrive, ils espèrent que cette même opinion
trouvera cela normal.
- Cette incertitude et cette lutte latente liées à la
transition politique ne risquent-elles pas d’engendrer un grand mouvement de
contestation politique jusque-là évité par le régime ?
L’Algérie de Abdelaziz Bouteflika a été épargnée par les
révolutions arabes. A la faveur des revenus issus de la rente pétrolière, du
clientélisme et des relations avec les acteurs institutionnels, le régime a renforcé
les liens de loyauté qui unissent les différents groupes d’intérêt (Forum des
chefs d’entreprise, Sonatrach, UGTA, Association des moudjahidine, police
nationale, armée, etc.) afin de s’assurer qu’aucun ne ferait défection comme
c’était le cas des syndicats et de l’armée en Tunisie et en Libye. Les
gouvernements successifs ont mis en œuvre des politiques sociales importantes
qui ont réduit la pauvreté. Les dépenses publiques entre 2000 et 2013 sont
estimées à 500 milliards de dollars.
Sur un autre plan, dans un contexte d’attractivité de
l’offre politique islamiste, Bouteflika a encouragé le renouveau des zaouïas,
de l’islam traditionnel dans le but de contrer l’offre salafiste, présentée par
les pouvoirs publics comme étrangère, en provenance, notamment, d’Arabie
Saoudite. Les autorités ont favorisé également le développement d’un islamisme
modéré afin qu’il encadre l’islamisation des mœurs et réduise les critiques des
salafistes sur la dérive occidentale des sociétés. Ces politiques expliquent
d’ailleurs pourquoi l’Algérie n’a pas basculé dans une dynamique de
confrontation en dépit des nombreux problèmes sociaux, économiques et
politiques.
L’Algérie a été en proie à des manifestations régulières.
Des mouvements sociaux ont secoué des villes du Sahara et certaines du
littoral, mais aucun acteur institutionnel n’a investi ces mouvements, ni
politisé les doléances et encore moins encouragé une dynamique d’affrontement.
A vrai dire, Bouteflika n’incarne pas une figure de détestation comme pouvait
l’être Ben Ali en Tunisie ou El gueddafi en Libye.
De plus, sous sa présidence, les gouvernements successifs
ont massivement redistribué les revenus issus des exportations d’hydrocarbures
à travers des aides directes et indirectes à la population. Les jeunes, devenus
cyniques, ne croient plus à la révolution et aux lendemains heureux. La Syrie,
la Libye et le Yémen leur rappellent l’Algérie en guerre civile entre 1990 et
1998 après l’échec de sa transition démocratique.
- Dans ce cas, l’option d’un homme de consensus entre le
pouvoir et l’opposition, comme Hamrouche par exemple, semble être la meilleure
solution. Est-t-elle encore possible selon vous ?
Il faut savoir que les groupes d’intérêt qui structurent le
pouvoir en Algérie aujourd’hui agissent dans la perspective de trouver un
leader comparable à Bouteflika. De leur point de vue, sa politique est un
succès. Il a stabilisé et surtout restauré la crédibilité internationale de
l’Algérie. Or, la perception de l’opposition à ce sujet est très différente.
Ses critiques sont très acerbes envers le Président et son
entourage. Mais cette opposition manque d’espace d’expression et surtout de
légitimité pour mener un grand mouvement politique qui propose une alternative
unitaire à celle du pouvoir. Du coup, elle est souvent utilisée par le pouvoir
comme une soupape de sécurité pour maintenir la façade démocratique du pays. A
part certaines exceptions, les partis de l’opposition se limitent depuis
quelque temps à se préoccuper de la succession et de l’après-Bouteflika. Mais
cela n’est pas un programme politique !
Pour revenir à votre question, je dirais que du côté du
régime, des figures comme Sellal et Ouyahia sont dans la continuité de
Bouteflika. Néanmoins, ces hommes politiques n’ont ni la légitimité historique
ni la légitimité militaire. Ce qui réduit considérablement les possibilités. En
ce qui concerne une personnalité consensuelle, Mouloud Hamrouche, que vous
citez, peut effectivement incarner ce rôle. Il a une longue expérience et
connaît très bien les pouvoirs politique et militaire du pays. Il peut réussir
s’il arrive à convaincre les tenants actuels du pouvoir desquels il est loin et
avec lesquels il est en profond désaccord.
- Avec cette nouvelle donne de la prise de pouvoir politique
progressive de l’argent privé en Algérie, on assiste ces derniers mois à ce qui
s’apparente à un acharnement des autorités contre l’homme d’affaires Issad
Rebrab. Est-ce parce qu’il a une quelconque ambition présidentielle personnelle
?
Cet entrepreneur est le seul à disposer de la légitimité
économique et financière en Algérie. Par exemple, quand vous demandez ici, en
Europe, qu’on vous cite un entrepreneur privé algérien, c’est son nom qui
revient à tous les coups. En plus des grandes entreprises publiques
algériennes, c’est le seul qui rassure les partenaires étrangers sur les
potentialités économiques de l’Algérie, particulièrement en dehors des
hydrocarbures.
C’est tout simplement un entrepreneur qui a réussi. C’est un
ovni dans l’économie rentière de l’Algérie ! Il est un défi insurmontable pour
les hommes politiques algériens. Même s’il a bénéficié de marchés publics à ses
débuts, il a toujours su garder ses distances vis-à-vis du pouvoir politique et
de la vie politique en général. Personnellement, je ne pense pas qu’il ait la
moindre ambition politique.
Samir Ghezlaoui in elwatan
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