Par Nour-Eddine Boukrouh
noureddineboukrouh@yahoo.fr
«Nous avons fait descendre vers toi un Livre béni afin qu’ils méditent sur ses versets et que les doués d’intelligence réfléchissent» (Coran, «Sâd», v. 28) ; «Ne méditent-ils pas sur le Coran ?» («Mohammed», v. 24) ; «A Nous ensuite incombera son explication» («al-Qiyama», v.19).
Supposons un livre composé d’un certain nombre de chapitres d’inégale longueur que son auteur confie à un éditeur. Celui-ci le publie après avoir unilatéralement pris l’initiative de changer l’ordre des chapitres, mettant les plus longs en premier. Qu’adviendra-t-il du livre ? C’est le même titre, le même nombre de chapitres, de pages, de paragraphes, de lignes et de mots mais peut-on affirmer qu’il s’agit du même, au plan du sens, et qu’il aura les mêmes effets sur le lectorat que s’il était resté dans l’ordre où il a été conçu ? C’est ce qui est arrivé avec le Coran, et c’est la problématique que nous soulevons ici.
Le Coran que nous avons entre les mains n’est pas le Coran tel que l’a
reçu le Prophète (QSSSL) tout au long de la Révélation. C’est la même
matière, le même nombre de versets et de sourates, mais l’ordre dans
lequel il est «descendu» a été changé par les hommes une quinzaine
d’années après sa mort. En révélant le Coran au Prophète, Dieu ne lui a
pas demandé d’en réunir les versets et les sourates sous forme de Livre,
sinon on aurait trouvé trace de cette injonction dans le Coran. Et lui
n’a pas recommandé à ses compagnons d’en faire un corpus, sinon on en
aurait trouvé mention dans les hadiths. Par contre, on sait qu’il a
expressément ordonné que ses paroles, les hadiths, ne soient pas écrites
pour ne pas être confondues avec les versets du Coran. noureddineboukrouh@yahoo.fr
«Nous avons fait descendre vers toi un Livre béni afin qu’ils méditent sur ses versets et que les doués d’intelligence réfléchissent» (Coran, «Sâd», v. 28) ; «Ne méditent-ils pas sur le Coran ?» («Mohammed», v. 24) ; «A Nous ensuite incombera son explication» («al-Qiyama», v.19).
Supposons un livre composé d’un certain nombre de chapitres d’inégale longueur que son auteur confie à un éditeur. Celui-ci le publie après avoir unilatéralement pris l’initiative de changer l’ordre des chapitres, mettant les plus longs en premier. Qu’adviendra-t-il du livre ? C’est le même titre, le même nombre de chapitres, de pages, de paragraphes, de lignes et de mots mais peut-on affirmer qu’il s’agit du même, au plan du sens, et qu’il aura les mêmes effets sur le lectorat que s’il était resté dans l’ordre où il a été conçu ? C’est ce qui est arrivé avec le Coran, et c’est la problématique que nous soulevons ici.
L’ordre dans lequel ont été révélés les versets groupés en sourates est celui d’une série numérique allant de 1 à 114 sourates, alors que l’ordre dans lequel il est imprimé, édité et lu depuis quatorze siècles est le suivant : 96, 68, 73, 74, 1, 111, 81, 87, 92, 89, 93, 94, 103, 100, 108, 102, 107, 109, 105, 113, 114, 112, 53, 80, 97, 91, 85, 95, 106, 101, 75, 104, 77, 50, 90, 86, 54, 38, 7, 72, 36, 25, 35, 19, 20, 56, 26, 27, 28, 17, 67, 11, 12, 15, 6, 37, 31, 34, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 51, 88, 18, 16, 71, 14, 21, 23, 32, 52, 67, 69, 70, 78, 79, 82, 84, 30, 29, 83, 2, 8, 3,33, 60, 4, 99, 57, 47, 13, 55, 76, 65, 98, 59, 24, 22, 63, 58, 49, 66, 64, 61, 62, 48, 5, 9, 110. Seules trois sourates ont conservé leur position dans l’ordre initial et actuel : «Sâd» (38), «Nûh» (71) et «al-Infitar» (82).
Le Coran n’a pas été révélé en bloc, en une seule fois. Dans sourate «al-Qadr» (25e dans l’ordre chronologique - 97e dans l’ordre actuel, verset 1) on lit : «Nous l’avons fait descendre pendant la nuit d’al-Qadr.» Il faut comprendre par là que le Coran est «descendu» du lieu où se trouve son prototype (au «septième ciel» selon le Coran) vers la région de l’univers («premier ciel») où se trouve la Terre. De là, il a été délivré par l’Ange Jibril (Gabriel) au Prophète par morceaux (versets) sur une période de plus de vingt ans pendant lesquels ces fragments étaient notés au fur et à mesure par des «secrétaires de la Révélation» sur des parchemins, des peaux et des omoplates de chameaux. Les sourates mecquoises ont été révélées entre 610 et 622, et les sourates médinoises entre 622 et 632.
Ceci est confirmé par les versets «Nous avons fait descendre un Coran que Nous avons fragmenté pour que tu le lises lentement aux gens. Et Nous l’avons fait descendre graduellement» («al-Îsra», 50e-17e, v. 106) et «En vérité c'est Nous qui avons fait descendre sur toi le Coran graduellement» («al-Insân», 98e-76e, v. 23). Les plus connus parmi les copistes qui ont transcrit les versets coraniques sont Ali ibn Abi Talib, Abdallah ibn Abbas, Ubayy ibn Kâab et surtout Zayd ibn Thâbit dont le nom est attaché à la recension du texte sacré pour la part qu’il y a prise sous les califes Abou Bakr puis Uthman. Les musulmans contemporains du Prophète ont donc vécu pendant une quinzaine d’années au moins sans disposer du Coran tel que nous le connaissons. Selon le célèbre traditionniste Anas ibn Malik, quatre compagnons du Prophète seulement ont mémorisé intégralement le Coran de son vivant : Ubay ibn Kâb, Muaz ibn Djabal, Zayd ibn Thâbit etAbu Zayd. Selon une autre source, ils seraient neuf.
Ce qui renseigne sur le très petit nombre de personnes qui connaissaient le Coran par cœur dans sa totalité et justifie les craintes de Omar qui, le premier, eut l’idée de réunir en un «mashaf» les supports sur lesquels étaient consignés les versets avant que leurs détenteurs et les «huffadhs» (ceux qui l’avaient appris par cœur en partie ou totalement) ne disparaissent. Il la proposa à Abou Bakr, qui refusa de faire une chose que le Prophète n’avait pas faite, mais Omar eut raison de sa résistance en lui répliquant: «Quel mal y a-t-il à le faire ?» Les musulmans commenceront à sortir de leur impasse le jour où la réplique d’Omar deviendra un réflexe chez eux.
Abou Bakr chargea le plus qualifié des scribes, Zayd ibn Thâbit, de procéder au recensement des supports disparates. Zayd, dit la tradition, était au courant des changements intervenus après la dernière révision du Coran faite par le Prophète dans la dernière année de sa vie avec l’Ange Jibril sous le nom de «al-ârdha al-akhira » (la dernière révision). Le travail fut fait, tous les versets furent copiés sur des feuilles et l’ensemble donna ce qu’on a appelé «mashaf Hafsa». Mais ni le calife Abu Bakr ni Omar n’ont voulu l’imposer à la communauté comme référent unique car d’autres versions circulaient en toute liberté comme celles établies par Ali et Ibn Mas’ûd.
A la mort d’Abou Bakr, Omar lui succéda et ne s’inquiéta pas, pendant son califat qui dura dix ans, du sort du travail de Zayd et de ses collègues. Il était dans le même état d’esprit qu’avant sur le sujet, à savoir n’imposer aucune vulgate. Il faudra attendre l’avènement de Uthman pour que soit prise la résolution de doter la communauté d’un Coran unifié et consensuel.
Il demanda à Hafsa, la fille de Omar, l’exemplaire en sa possession et le confia à un groupe composé de Zayd, Abdallah ibn Zubayr, Sa’ad ibn al-As et Abderrahman ibn al-Harith. Zayd dira plus tard : «Si on m’avait chargé de déplacer une montagne, cela m’aurait paru moins pénible que de compiler le saint Coran.»
La recension du Coran n’a donc pas été le fait de Dieu, du Prophète ou des deux premiers califes mais d’une commission composée de quatre compagnons auxquels n’était reconnue aucune qualité d’infaillibilité. Ils avaient pourtant tout pouvoir d’accepter ou de récuser les versets qui leur parvenaient, le critère étant qu’il y ait au moins deux personnes pour corroborer la formulation d’un verset. Quelques-uns, proposés par des personnalités aussi éminentes que Ali et Omar, auraient été rejetés lors de la première recension.
Il y a dans le Coran des versets où il est question de la «réunion» du Coran par Dieu : «Ne remue pas ta langue pour hâter sa récitation ; c’est à Nous qu’incombent sa réunion (djam’âhou) et sa diction. Quand donc Nous le récitons, suis sa récitation. A Nous ensuite de l’exposer clairement» («al-Quiyama» v. 16 à 20). D’abord, ces versets font partie d’une sourate révélée en 31e position (75e dans l’ordre actuel), donc au début de la Révélation, alors que le Coran est encore en cours d’«exposition», et non à sa fin, à l’heure de son «rassemblement». Ensuite on peut «réunir» des matériaux dans un ordre ou un autre. Or, c’est le problème que nous soulevons ici : le Coran qui a été réuni à la fin de la Révélation et fait l’objet de plusieurs révisions entre le Prophète et l’Ange Jibril est celui-là dont l’ordre a été modifié indépendamment des motivations et explications qui viendront le justifier.
Les traditionnistes affirment aussi que le Coran a été partiellement classé par ordre de longueur décroissant des sourates par le Prophète avec l’accord de l’Ange Jibril, tout comme il aurait ordonné le transfert de certains versets d’une sourate à une autre. Mais on observe que même ce critère n’est pas respecté. En prenant le nombre de versets comme critère de classement des dix premières sourates, hors «al-Fatiha», (de 2 à 11), on n’obtient pas un résultat décroissant mais en dents de scie, en courbe sinusoïdale : 286, 200, 176, 120, 165, 206, 75, 129, 109 et 123. En prenant la deuxième dizaine (de 12 à 21) on a le même résultat : 111, 43, 52, 99, 128, 111, 110, 98, 135 et 112. Il en va de même pour la troisième : 78, 118, 64, 77, 226, 93, 88, 69, 60 et 34. Et ainsi de suite, jusqu’à la dernière sourate.
Le classement des sourates dans un ordre autre que celui de leur révélation ne pouvait pas s’effectuer sans affecter, à terme, la perspective globale et l’économie du Coran. La règle des trois unités (unité de temps, de lieu et d’action) qui vaut pour tout ouvrage, divin ou humain, a été rompue, obligeant à un détour par les «sciences religieuses» pour comprendre le sens d’un verset ou saisir les raisons d’une disposition juridique. Il ne renseigne plus sur la succession des évènements, quel fait est survenu avant l’autre et dans quelle succession sont venues les obligations et les interdictions. Alors que si l’ordre chronologique avait été gardé, n’importe qui, même le non-musulman, aurait pu accéder avec plus de facilité au sens propre et figuré des versets du Coran et connaître les circonstances dans lesquelles un verset est venu. Les opinions divergent entre les traditionnistes sur le nom des sourates dont certaines en possèdent plusieurs (cas de «al-Fatiha », de «Fatir», d’«al-Moutaffifin» et d’«at-Tawba»), sur la date et le lieu de révélation d’autres sourates («ar-Râad», «al-Insân», «al-Bayyina», etc), ainsi que sur le nombre de versets de quelques-unes d’entre elles. Des sourates mecquoises hébergent des versets médinois et, dans une proportion moindre, des sourates médinoises abritent des versets mecquois ou révélés entre les deux villes ou ailleurs. Le titrage des sourates n’est pas non plus le fait de la Révélation mais des hommes, tandis que certaines portent des titres qui les couvrent peu, comme «n-Nahl» (2 versets sur 128), ou pas du tout comme «ach-Chûra» où il n’est pas question de cette notion à l’intérieur de la sourate mais dans une autre, «al-Imrân», au verset 159.
Ce faisant, ce qui était à la fin de la Révélation a pu se retrouver à son début, ce qui visait une circonstance particulière pouvait devenir une règle générale, et ce qui s’adressait à une communauté passait pour être destiné à toutes. Quelques exemples : on rencontre dès la 2e sourate de l’ordre actuel les versets relatifs aux obligations (djihad, pèlerinage, jeûne…) et aux interdictions (vin, jeux de hasard, usure…), alors qu’ils ont été révélés en 87e position, dans la treizième année de la prédication et au-delà ; on trouve la codification des ablutions (wûdhû’) et l’amputation de la main en cas de vol dans la 5e sourate de l’ordre actuel, alors qu’elles ont été prescrites dans la 112e ; un verset est très aimé des musulmans mais ils évitent de le citer intégralement, préférant le faire débuter à partir de «Quiconque» : «C'est pourquoi Nous avons prescrit pour les enfants d'Israël que quiconque tuerait une personne non coupable d'un meurtre ou d'une corruption sur la terre, c'est comme s'il avait tué tous les hommes. Et quiconque lui fait don de la vie, c'est comme s'il faisait don de la vie à tous les hommes» («al-Ma’ida», v. 32).
Qu’en est-il du Coran tel qu’il est actuellement par rapport au modèle «conservé auprès de Dieu» ? L’Archétype qui se trouve en quelque lieu de l’univers ou même en-dehors (théorie des multivers) est-il le même que celui que nous avons entre les mains ? Logiquement non, puisque celui qui était appris par cœur et psalmodié par les musulmans au temps du Prophète (celui «réuni» par Dieu) n’était plus, quinze ans après, le même.
Dieu décrit en ces termes ce prototype : «C’est un Coran glorifié, préservé sur une Tablette auprès d’Allah» («al-Burûj», 27e-85e, v.21,22) ; «Et c’est certainement un Coran noble, dans un Livre bien gardé» («al-Wâqi’â», 46e-56e, v. 77 à 80) ; «C’est Nous qui avons fait descendre le Coran et c’est Nous qui en sommes les gardiens» («al-Hijr», 54e-15e, v.9) ; «Nous en avons fait un Coran arabe afin que vous raisonniez. Il est auprès de nous, dans l’Ecriture-Mère (le prototype), sublime et rempli de sagesse» («az-Zûkhrûf », 63e-43e, v. 2 à 8) ; « Il est consigné dans les feuilles honorées, élevées, purifiées, entre les mains d’ambassadeurs nobles, obéissants» («Abassa», 24e-80e, v. 13 à 16). De même qu’il se trouve sur terre, dans l’histoire humaine, «dans les Feuilles anciennes, les Feuilles d’Ibrahim et de Mûsa» («al-Â’la», 8e-87e, v. 18 et 19). Une question : on sait que Mûsa (Moïse) a reçu les «Tables», la «Thora», mais quelles «Feuilles» a reçu Ibrahim ?
Le Coran n’est presque jamais évoqué nommément ou par sous-entendu sans être suivi de la mention qu’il est un «Rappel», donc une version de la Révélation primordiale faite périodiquement aux hommes depuis Adam. Il est d’ailleurs plus souvent désigné par «Rappel» que par son nom ; il n’est pas adressé aux seuls Arabes mais «aux humains» («Ce n’est qu’un Rappel pour les humains» («al-Moudathar», 4e-74e, v 31) ; il ne s’adresse pas à la terre seulement mais à l’univers («Ceci n’est qu’un Rappel pour les mondes» («at-Takwir» (7e-81e, v. 27 et 28).
Mais s’il n’est qu’un «Rappel» en langue arabe adressé à une communauté qui n’avait rien reçu jusque-là («C’est une révélation de la part du Tout-Puissant, du très Miséricordieux, pour que tu avertisses un peuple dont les ancêtres n’ont pas été avertis» («Yâ, Sîn», 41e-36e, v. 5, 6) ; «Voici un livre béni que nous avons fait descendre, confirmant ce qui existait déjà avant lui, afin que tu avertisses La Mecque et les gens alentour» (« al-An’âm», 55e- 6e, v. 90, 92), une question se pose : que penser de la partie historique du Coran, la partie factuelle où est relatée l’histoire de la prédication mohammadienne, où sont rapportés les évènements qui ont marqué sa vie et son apostolat comme les batailles de Badr et du «Fossé» et des noms de personnes comme ceux d’Abou Lahab et de Zeyd (fils adoptif du Prophète) ? Figure-t-elle, cette partie historique, dans l’«Ecriture primordiale» révélée aux anciennes communautés ?
Dieu ne demande pas aux hommes d’adorer le Coran, de rester pétrifiés devant sa splendeur mais de l’étudier, le méditer, chercher à travers ses descriptions, ses allusions, ses paraboles, ses métaphores et ses allégories les clés des mystères de la création, de l’univers et de Dieu lui-même. Dans la seule et très belle sourate «al-Qamar» (37e-54e), il est une demi-douzaine de fois répété : «Nous avons rendu le Coran facile pour la méditation. Y a-t-il quelqu'un pour réfléchir ?» Tout comme Il ne leur demande pas d’adorer le Prophète mais de le suivre dans la «Direction» qui lui a été révélée et qui est celle du bien des hommes.
Il les presse de s’élever en savoir, incite les «doués d’intelligence» parmi eux à réfléchir sur Ses signes («ayates»), les met au défi de trouver dans le Coran des contradictions et de composer des versets semblables. Il les a exhortés des dizaines de fois à étudier l’histoire des anciens peuples, ce qui ne peut être valablement fait qu’avec le concours de l’archéologie, l’anthropologie, l’histoire et d’autres disciplines scientifiques.
Il leur a enjoint de se lancer à la conquête de l’espace : «Ô peuple des djinns et des hommes ! Si vous pouvez sortir du domaine des cieux et de la terre, alors faites-le. Mais vous ne le ferez qu'au moyen d'un grand pouvoir» («ar-Rahman», 97e-55e, v. 33).
Le Coran aurait connu aussi des changements dans son contenu, des versets ayant été abrogés tout en ayant été laissés dans le Texte : «Quand Nous faisons remplacer un verset par un autre, et Allah sait mieux ce qu’il fait descendre, ils disent : «Tu n’es qu’un menteur !» Mais la plupart d’entre eux ne savent pas» («an-Nahl», 70e-16e, v. 101). C’est dans cette sourate qu’il est question pour la première fois d’«abrogation» (naskh), sans autre précision sur les versets abrogés. On lit dans «al-Baqara» (87e-2e, v. 106) : «Si nous abrogeons un verset quelconque ou que nous le fassions oublier, nous en apportons un meilleur ou un semblable» ; ou encore : «Allah efface ou confirme ce qu'Il veut et l'Ecriture primordiale est auprès de Lui» («ar-Râad», 96e-13e, v. 39).
Se fondant sur un verset connu sous le nom de «verset du sabre», les tenants du littéralisme (ceux qui prennent le sens des versets à la lettre, sans se soucier du contexte dans lequel ils ont été révélés) considèrent comme annulées plusieurs dizaines de versets (114 issus de 48 sourates selon Ibn Hazm, 140 et plus selon d’autres) au motif que ledit verset, faisant partie de l’avant-dernière sourate à être révélée, annule ceux qui recommandaient patience et tolérance envers les non-convertis. Le voici : «Après l’expiration des mois sacrés, tuez les polythéistes où que vous les trouviez. Capturez-les, assiégez-les et tendez-leur des embuscades. Si ensuite ils se repentent, accomplissent la salat et acquittent la zakat, alors laissez-leur la voie libre car Allah est clément et miséricordieux» («at-Tawba», 113e-9e, v. 5). On trouve le même verset, à quelques nuances près, dans une sourate antérieure : «Et combattez-les jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de polythéisme et que la religion soit entièrement à Allah. Puis s’ils cessent, ils seront pardonnés car Allah observe bien ce qu’ils font… Et s’ils inclinent à la paix, incline vers celle-ci toi aussi» («al-Anfal», 88e-8e, v. 39 et 61).
A l’autre bout, des modernistes ont également voulu se prévaloir de la théorie de l’abrogation pour demander l’abolition des versets médinois relatifs au djihad et à la femme. Que veut dire au juste abroger des versets ? Les retirer du Coran ? Cela n’a pas été fait et ne pourrait être fait. Les déclarer inapplicables ? Par qui et comment ? Les soumettre à un «moratoire» (suspension provisoire) comme a proposé un jour Tarik Ramadan au sujet des châtiments corporels appliqués aux femmes ? Il y a aussi d’autres manières d’arriver aux mêmes résultats que l’abrogation : par abus, en soumettant des versets à une acception qui n’est pas la leur, ou de facto, en ne les appliquant pas comme font la plupart des Etats musulmans.
Quelle différence, en effet, entre une loi non appliquée et une loi abrogée ? Les littéralistes et les fondamentalistes qui prônent le retour aux origines en toute chose devraient être, en vertu de leur propre logique, les premiers à réclamer la remise en ordre du Coran. Car qu’est-ce qui, aux yeux de n’importe quel musulman, peut paraître plus grave que de toucher au Coran, d’en modifier l’ordre céleste au risque de bouleverser sa philosophie, sa structure et sa cohérence ? Il n’est pas indifférent, comme on l’a vu dans les exemples donnés, que le Coran soit lu dans un ordre ou un autre. Les hommes qui ont pris cette décision ne jouissaient d’aucune once de sainteté, ne se prévalaient d’aucune autorité et leur acte n’a pas pris la dimension d’un évènement capital dans l’histoire de l’Islam alors qu’il l’est car ils ont quand même disposé de la parole de Dieu. Ils l’ont mise dans l’ordre que leur ont dicté leur bonne foi et leur conscience sans qu’un schisme éclate ou qu’ils soient désavoués ultérieurement.
Il n’est même pas sûr que le commun des musulmans d’aujourd’hui le sache ou s’en soucie. Rappeler ces faits, ces vérités historiques, peut par contre être pris en ces temps d’ignorance pour une atteinte à l’Islam. Aussi étonnant que cela puisse paraître, il est maints domaines et maintes preuves, dont celle-là, où les musulmans du 1er siècle de l’Hégire (VIIe) étaient infiniment plus tolérants, ouverts et pragmatiques que ceux du XVe (XXIe). Pourquoi sont-ce les versets «durs» qui sont réapparus à notre époque et non les versets «doux» alors que le Prophète ne cessait de dire : «Ce qu’il y a de plus doux dans votre religion est ce qu’il y a de meilleur» ? Parce que les musulmans sont en guerre depuis plus d’un siècle : guerres de libération, guerres israélo-arabes, guerre contre l’ancienne URSS et les USA, guerre contre des régimes despotiques, guerre entre chiites et sunnites… Dans ces conditions, ils recourent tout naturellement à l’arsenal de versets révélés pendant les guerres qui opposaient l’Islam à ses opposants mecquois, médinois et juifs pour mobiliser et justifier leurs actes. Mais aussi parce l’islamisme a asséché les cœurs et durci les sentiments d’un grand nombre de musulmans entre eux d’abord, envers les autres ensuite.
La vision du monde de l’Islam ne peut pas être la même selon qu’on soit au premier siècle ou au quinzième siècle de l’Hégire. Peut-on dire des sciences humaines ou exactes qu’elles sont les mêmes qu’il y a seulement une génération? Il ne devrait pas, sensément, y avoir une interprétation unique, contraignante, autoritaire et définitive du Coran en dehors des dispositions relatives au rite car aucune exégèse ne peut prétendre être valable éternellement.
Des hommes ont eu la latitude d’interpréter à leur guise le Coran en s’appuyant sur le savoir de leur temps, mais on ne peut pas imposer à leurs successeurs, des siècles après, de s’y soumettre. A chaque palier d’évolution des connaissances humaines, au moins une fois par siècle, comme le recommandait indirectement le Prophète, on devrait pouvoir réinterpréter le Coran en ayant à l’esprit les dernières «révélations» de la science.
La manière dont le Coran a été rassemblé et unifié à l’époque de Uthman a été conduite comme un acte d’Etat, un acte politique, visant le bien de la communauté et dans lequel ni Dieu ni le Prophète n’ont eu une part. Ce qui libère l’initiative car s’il est admis que l’affaire est strictement humaine, pourquoi des institutions multilatérales qualifiées ne pourraient-elles pas, quatorze siècles après, remettre le Coran dans l’ordre où il est venu pour retrouver sa perspective inaugurale ? Cela est-il envisageable ? Oui et non. Oui, car cela faciliterait l’adaptation de l’ancien «tafsir» aux temps que nous vivons et ceux à venir. Non, car il est irréaliste de songer à retirer de la circulation le Coran dans le monde entier et dans toutes les langues de la terre pour le remplacer par un nouveau.
Non pas que la chose soit techniquement impossible, mais parce que la pesanteur culturelle et le poids des traditions sont plus forts que la vérité et l’intérêt de la «umma» ; parce que l’esprit d’initiative dont ont fait montre Omar, Abou Bakr, Uthman, Zaïd et de simples croyants du commun ne peut apparaître dans un milieu dominé par l’ignorance et la violence, dans un monde musulman où c’est la rue qui décide de l’orientation de la pensée et régule les mouvements de respiration de la société. D’aucuns pourraient répliquer que la civilisation islamique a pu naître, prendre son essor, durer plus de sept siècles et rayonner sur les trois continents connus de l’époque en dépit du chamboulement de l’ordre du Coran.
Oui, mais c’est par la suite, à cause du «tafsir» qui en a découlé que des aérofreins ont été installés dans sa mécanique, dans son cerveau, limitant sa liberté de pensée et son rayon d’action. Des civilisations à base religieuse beaucoup plus vieilles qu’elle à l’instar de l’hindouiste (Inde), la judaïque (Israël), la bouddhique (Chine et Corée du Sud), la shintoïste (Japon) et la chrétienne (Europe, Etats-Unis) la dominent du haut de leur supériorité dans tous les domaines parce qu’elles ne portent pas d’œillères, qu’aucun dogmatisme ne cadenasse l’esprit de leurs élites ou ne canalise les énergies sociales vers l’au-delà plutôt que vers la résolution des problèmes immédiats. Elle traîne la savate dans les souks, n’ayant rien d’essentiel à faire que de traquer les manquements, surtout féminins, à l’«orthodoxie».
Les musulmans aiment penser qu’il n’existe pas d’Eglise et de clergé dans l’Islam. Mais que sont ces cohortes d’ulémas, chouyoukh, da’iya, télécoranistes, mollahs et autres ayatollahs qui encadrent et supervisent le moindre frémissement dans leur pensée ou leur existence, sinon une autorité de fait, un clergé informel, quand ce n’est pas carrément un pouvoir théocratique ? Le Coran parle des «savants» sans les associer une seule fois à l’exercice religieux. Ils sont distingués pour leurs facultés intellectuelles et n’allaient pas tarder à apparaître partout où était parvenu l’Islam pour poser les jalons de la science moderne et propulser loin devant la civilisation islamique. Jusqu’à ce que les «ulémas» les rattrapent, usurpent leur titre et les chassent de la réflexion sur la religion.
Non satisfaits du titre, ils se sont institués en «héritiers des Prophètes». Les musulmans ont trop compté sur Dieu (at-tawakkûl) et pas assez sur eux-mêmes (ijtihad et tajdid) alors qu’il leur a plusieurs fois signifié dans le Coran qu’«Allah ne modifie pas un bienfait dont il a gratifié un peuple avant que celui-ci ne change ce qui est en lui-même» («al-Anfal», 88e-8e, v. 53) ou qu’«Allah ne change rien à l’état d’une communauté tant que celle-ci n’a pas changé ce qu’il y a en elle» («ar-Râad», 96e-13e, v. 11). Il s’agit dans l’esprit du Coran du changement de nos idées, tandis que les ulémas ont compris qu’il s’agissait de notre façon de nous habiller et de gérer notre pilosité. Wallahou â’lam !
N. B.IN LSA 08.12.2014
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