Par Ali Akika, cinéaste
L’Histoire, on le sait, est un produit explosif à manier avec précaution. La raison en est simple, elle est un champ de bataille miné où les acteurs qui s’affrontent veulent imposer leur vision du monde pour consolider leur présent et se prémunir des surprises du futur (renouvellement social des élites comme garantie).
Heureusement, l’Histoire n’est pas seulement le passé, elle dit des choses sur notre présent qu’elle ne cesse d’influencer. Certains veulent nous faire croire que l’Histoire est un éternel recommencement(*). L’immuabilité des choses arrange bien les affaires des adeptes de cette théorie et satisfait leur imaginaire peu exigeant. Pour eux, l’Histoire est en quelque sorte un cortège d’évènements, de dates, de héros qui se suivent à la queue leu leu au fur et à mesure que le temps s’écoule. En revanche les contradicteurs de cette école regardent ce temps qui passe comme le fleuve d’Héraclite qui nous apprend que c’est bien de l’eau qui coule dans le lit d’un fleuve mais ce n’est jamais la même eau.
J’ose cette petite introduction «philosophique» pour signaler deux
écoles qui ont un rapport particulier avec l’histoire. Celle qui
s’appuie sur la philosophie en se coltinant avec la rudesse et la
complexité de l’Histoire. Et celle qui se perd dans les méandres des
constructions idéologiques. L’opposition entre ces deux conceptions
n’est pas une coquetterie intellectuelle. Elle est cruciale car sur le
plan théorique, chacune de ces écoles a la prétention de saisir
l’Histoire pour être au plus près de la vérité historique. Sur le plan
politique, chaque école utilise sa «vérité» pour légitimer un pouvoir en
place mais aussi pour alimenter un imaginaire social. Le cas de notre
pays est intéressant quant aux luttes sourdes qui se déroulent encore
pour imposer une certaine histoire. En dépit de la «séquestration» de
beaucoup d’archives, du manque de rigueur ou du trop-plein de
subjectivité des acteurs d’une séquence de l’Histoire, nous arrivons à
cerner les grands traits des chemins sinueux empruntés par le mouvement
national et les déchirures de la guerre de Libération. Cependant,
beaucoup de questions restent taboues. L’Histoire, on le sait, est un produit explosif à manier avec précaution. La raison en est simple, elle est un champ de bataille miné où les acteurs qui s’affrontent veulent imposer leur vision du monde pour consolider leur présent et se prémunir des surprises du futur (renouvellement social des élites comme garantie).
Heureusement, l’Histoire n’est pas seulement le passé, elle dit des choses sur notre présent qu’elle ne cesse d’influencer. Certains veulent nous faire croire que l’Histoire est un éternel recommencement(*). L’immuabilité des choses arrange bien les affaires des adeptes de cette théorie et satisfait leur imaginaire peu exigeant. Pour eux, l’Histoire est en quelque sorte un cortège d’évènements, de dates, de héros qui se suivent à la queue leu leu au fur et à mesure que le temps s’écoule. En revanche les contradicteurs de cette école regardent ce temps qui passe comme le fleuve d’Héraclite qui nous apprend que c’est bien de l’eau qui coule dans le lit d’un fleuve mais ce n’est jamais la même eau.
Quand certains auteurs osent affronter ces tabous, ils rencontrent sur leur chemin une étrange coalition regroupant les pouvoirs successifs et les futurs prétendants au pouvoir. Ces acteurs, au lieu de s’interroger sur tous les tenants et les aboutissants de la guerre de Libération se contentent de faire flotter leurs réflexions sur l’écume des vagues au lieu d’aller voir ce qui se passe dans les profondeurs de l’océan nommé histoire et société algérienne. Pour toutes ces raisons, certains ne comprennent pas, d’autres ne savent pas pourquoi le sacrifice des Algériens n’a pas donné tous les fruits escomptés.
A l’indépendance, le pays a frisé la guerre civile et hérité d’un pouvoir militaire. Autre question lancinante et «mystérieuse», pourquoi un pays indépendant issu d’une guerre de libération, après avoir échappé à la «congolisation» en 1962, a été soumis, 30 ans après, à une atroce période de terreur intégriste ? Les explications psychologisantes ou moralisantes et autres théories de la guerre des clans ne peuvent satisfaire un esprit qui connaît l’alchimie de Dame Histoire faite de ruses, de servitudes et de noblesse. L’absence ou la timidité de ces interrogations, outre le silence imposé à la parole, s’explique aussi par l’armature squelettique du récit national de notre histoire à la fois cadenassé et disputé par certaines idéologies. D’aucuns affirment que l’histoire serait l’apanage des seuls historiens qui seraient en quelque sorte les seuls «écrivants» d’un récit national. Que non ! Le récit national ne doit pas être confisqué par les historiens. Ces derniers sont «prisonniers» en principe des faits et archives qu’ils exploitent selon des méthodes d’analyse propres à leur discipline. Je dis en principe, ne soyons pas naïf, l’historien n’échappe pas à ce serpent à 7 têtes qu’on nomme idéologie. Nous sommes bien placés, nous Algériens, pour savoir que des historiens ou des philosophes de l’autre côté de la Méditerranée écrivent ou ont écrit sans rougir sur les bienfaits de la colonisation laquelle aurait sorti l’Algérie de l’enfer de la misère et des affres de la maladie.
Un «philosophe» comme Michel Onfray, au détour d’une phrase sur Albert Camus, écrit noir sur blanc que l’armée française a eu recours à la répression et à la torture pour répondre à la terreur du FLN. Ce genre d’historiens ou de philosophes sont des serviteurs des «vainqueurs» qui écrivent l’Histoire pour masquer leurs turpitudes et traîner dans la boue leurs adversaires. Ce genre d’intellectuels partent d’un fait historique donné, le passent à la moulinette de leur idéologie pour mieux ensevelir ses dimensions politique et historique. C’est pourquoi un récit national a besoin d’autres renforts autres que les historiens. Sa construction est un dur et long labeur. Pour cette noble mission, il fait appel à tous ceux dont la création a une relation avec la représentation artistique ou intellectuelle de l’Histoire. Cette «armée» est «naturellement» constituée de romanciers, poètes, philosophes, peintres, musiciens, cinéastes dont les œuvres finissent par entrer dans le cercle magique du récit national. Pourquoi ce privilège ? Parce que la création artistique/intellectuelle a pour témoin le temps, le seul juge qui peut la hisser sur un piédestal. Quant au rejet des «mauvaises œuvres» dans les oubliettes, le temps laisse ce cruel travail au silence de la société qui se détourne d’elles. Le passeport pour une œuvre d’art méritant une place dans un tel récit n’est autre que le regard de l’artiste qui permet, à nos yeux, de caresser le noyau dur d’une épopée historique en choyant notre esprit des plaisirs de la connaissance et de la sensualité de la beauté…
… Ainsi un récit national se doit d’être à la hauteur de l’épopée d’un peuple. Dans Guerre et Paix, Tolstoï chante le patriotisme du peuple russe qui a fini par faire courber l’échine à Napoléon. Chez nous un slogan a couvert en 1962 les murs dans tout le pays : «Un seul héros, le peuple !» Ce slogan ne nie nullement les grandes figures de la Révolution, les Ben Boulaïd, Abane Ramdane, Zighoud Youcef, Ben M’hidi. Il rappelait seulement aux individus ou aux tendances politiques qui se disputaient le pouvoir en 1962 que leur rôle et éventuellement leur bravoure ne suffisent pas à détrôner le peuple de son statut d’acteur premier de la guerre de Libération.
«Un seul héros le peuple» a été symbolisé dans la Bataille d’Alger où le peuple algérien des plus jeunes hommes aux plus âgés, femmes et hommes (petit Omar, Ali la Pointe, les combattantes transportant ou posant des bombes, etc.) ont fait l’histoire fi el aâssima (dans la capitale). C’est quoi au juste un récit national de l’Histoire ? Il met en scène des événements, des dates, des personnages qui constituent à la fois le socle et l’humus sur lesquels vont fleurir des légendes qui parfument l’histoire d’un pays, fortifient l’âme d’un peuple en racontant sa résistance et son apport à l’humanité. Les légendes et les mythes peuplent l’histoire du monde. Alexandre le Grand, César et Cléopâtre, Hannibal, les Mille et Une Nuits, Shakespeare, Cervantès, Tolstoï, la Bible, le Coran, 1492 (découverte de l’Amérique et chute de Grenade), 1789 (révolution française), 1917 (révolution russe), etc. Ces noms et ces dates ne sont pas de simples repères du passé. Bien au contraire, ils offrent aux hommes une idée du parcours franchi par l’humanité et ces parcours sont autant de conquêtes dans tous les domaines.
Un récit n’est pas là pour uniquement être dans des livres ou dans des musées pour satisfaire la curiosité des touristes. Il habite et hante en permanence l’imaginaire d’un peuple, il rôde sans bruit dans la vie d’une société, il est en quelque sorte un arsenal où le peuple vient puiser dans l’intelligence de son histoire des armes pour affronter les obstacles de son présent. Les exemples dans le monde ne manquent pas de ces hommes politiques qui ont ignoré un des piliers du récit national de leur pays. Ils ont dû soit reculer d’une façon penaude soit carrément être balayés de la scène politique pour leur arrogance têtue. Le récit national s’impose même aux politiques les plus retors car il chante ce qu’un peuple a de plus précieux, ses épopées et ses tragédies. Il arrive qu’une seule œuvre soit l’étoile qui brille le plus au milieu d’un riche récit national. Guerre et Paix de Tolstoï, déjà cité, La liberté guidant le peuple de Delacroix, Guernica de Picasso. Les Américains ont leurs films du fameux Far West qui disent tant de choses sur leur jeune histoire (conquête et massacres). Les Japonais ont leurs samouraïs admirablement mis en scène par un géant du cinéma mondial, Akira Kurosawa. Chez nous, outre la Bataille d’Alger déjà cité, on a Nedjma de Kateb Yacine(**) où l’aventure pour un amour impossible d’une femme se déroule durant la longue marche d’un peuple pour retrouver l’amour chéri de la liberté. Si le pays se donnait les moyens de transposer ce roman au cinéma pour favoriser la diffusion d’une œuvre dense et complexe, ça réduirait les funestes effets de la bigoterie et gonflerait de fierté les jeunes pour leurs ascendants.
Pourquoi sont-ce les œuvres d’écrivains et des artistes en général qui constituent les éléments les plus riches et les plus séduisants dans le corpus d’un récit national ? Parce que les œuvres d’art, par le plaisir qu’elles procurent, bercent nos imaginaires individuel et collectif. Parce que l’art, outre qu’il est censé traiter avec respect les faits historiques, «n’aime» pas cohabiter avec une idéologie qui tord le cou aux faits. L’art par la puissance de son expression traque tout à la fois le mensonge et donne à voir une époque avec ses tragédies, sa spiritualité et ses ténèbres.
Les épopées qui peuplent l’imaginaire d’un peuple sont colportées soit par un «récit national» soit par un «roman national». Derrière cette sémantique(***) se cachent les fureurs de l’histoire avec ses tragédies et les espérances des Hommes. Il y a ceux qui mettent sur un piédestal le rôle de certains personnages historiques et se focalisent sur les racines de l’ancêtre-arbre d’un pays. Ils font peu de cas des branches éclatantes de couleurs des nouveaux arbres qui ont poussé autour de l’arbre-ancêtre. Cette vision de l’histoire a opté pour la notion de roman national.
La deuxième école a choisi le récit national pour mieux rendre compte de la complexité de la notion même d’Histoire. Cette vision se force de saisir le rapport entre le rôle des acteurs et les évènements historiques. Elle s’efforce de démontrer que les rapports entre les différentes époques (guerre et paix, et révolution et contre-révolution) ne sont pas étrangers aux ruptures dans le politique, les mœurs et la morale des sociétés, etc.
Y a-t-il chez nous une relation entre nos problèmes d’aujourd’hui et l’absence d’un récit national bercé par une poétique de l’Histoire ? Quelle place occupe la colonisation où tous les Algériens étaient en résidence surveillée ? Quelle était le moteur de la guerre de Libération quand le peuple avait montré son unité et lutté pour la défense de l’intégrité du pays face au colonisateur ? L’épopée de la guerre de Libération ne doit pas masquer les tragédies qui ont traversé cette période. C’est à ce prix que nous rendrons un hommage éternel à ceux qui ont libéré le pays et les valeurs qui ont fait que le peuple n’a jamais douté de sa place dans l’histoire que le colonisateur lui refusait.
Un récit national librement construit éviterait au bateau Algérie de naviguer dans des eaux boueuses de l’ignorance et de la hogra. Un récit national empêcherait les manipulateurs de sortir leurs inepties sur le passé de l’Algérie et de déblatérer sur son présent. Le récit national avec la puissance évocatrice de ses épopées est une sorte d’oxygène qui fait frontière avec la pollution idéologique aussi bien endogène qu’exogène.
Un récit national aurait économisé des querelles byzantines et infantilisantes sur cette «identité» que l’on va dénicher ailleurs par aliénation au sens philosophique du terme. S’adonner à un mimétisme enfantin ou faire reposer une identité sur un seul paramètre quelle que soit sont importance est toujours réducteur. La seule chose belle et importante est celle de ce fameux fleuve de l’Histoire qui fait nager dans la même eau d’un même territoire des hommes et des femmes qui s’aiment pour peupler, vivre et défendre leur existence sur leur terre natale. Quand un récit national finit par s’élaborer, son message subliminal est le suivant : une société capable de sauter par-dessus ses tabous peut regarder sans peur ni honte son passé et affronter paisiblement les angoisses engendrées par les inconnues de l’avenir.
A l’heure de l’invasion des images, l’art cinématographique par sa capacité à dessiner notre propre image avec nos propres visages et notre propre espace peut nous aider à combler le retard de l’hibernation coloniale.
A. A. IN LSA
* Pour les philosophes sérieux, la théorie de l’histoire comme éternel recommencement n’est pas sérieuse. L’histoire, quand elle se répète, elle vire à la farce (Karl Marx). La farce, que ce soit en cuisine ou au théâtre, c’est insultant pour Dame Histoire.
** Des personnages comme Apulée, saint Augustin, Jugurtha sont des monuments de l’histoire politique, littéraire et philosophique qui témoignent que les racines de l’Algérie se perdent dans la nuit des temps.
*** Cette sémantique traduit une frontière idéologique. La notion de roman national a la préférence des hommes de droite alors que le récit national «recrute» ses partisans chez les progressistes.
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