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mercredi 8 juin 2016

NOUREDDINE BOUKROUH : COMMENT ON DEVIENT UNE PUISSANCE

C’est à une sorte de « rencontre du troisième type » que fait penser le battage poursuivi depuis
des mois par la presse mondiale autour du sommet Reagan-Gorbatchev. L’échelle cosmique
prise par les enjeux, l’opposition foncière entre les deux systèmes, leur égale capacité à mettre
fin au monde font presque oublier que ces deux géants ont l’habitude de se rencontrer (il y a
eu Carter-Brejnev, Nixon-Brejnev, Khrouchtchev-Kennedy, Staline-Roosevel), que la
question du désarmement est ancienne (la première conférence sur le sujet s’est tenue à
Washington à la fin des années vingt) et que ces deux puissances ont plus d’un trait commun
tant au plan de la politique internationale, que de la psychologie historique. Mais là n’est pas
notre propos.
En tant que pays du Tiers-Monde, en tant que jeune nation socialiste, cet événement nous
interpelle sur notre propre situation, sur notre poids réel dans le monde, sur le contenu de nos
idées et de nos méthodes. Il nous fournit l’occasion de procéder à quelques rapprochements,
toutes proportions gardées, mais aussi de faire justice de préjugés et de confusions assez
répandus.
L’auteur de « La démocratie en Amérique » (Alexis de Tocqueville) a écrit il y a exactement
cent cinquante ans un texte extraordinaire, une véritable prophétie que voici : « Il y a
aujourd’hui sur la terre deux grands peuples qui, partis de points différents, semblent
s’avancer vers le même but : ce sont les Russes et les Américains. Tous deux ont grandi dans
l’obscurité, et tandis que les regards des hommes étaient occupés ailleurs, ils se sont placés
tout à coup au premier rang des nations et le monde a appris presque en même temps leur
naissance et leur grandeur. Tous les autres peuples paraissent avoir atteint à peu près les
limites qu’a tracées la nature et n’avoir plus qu’à conserver, mais eux sont en croissance. Tous
les autres sont arrêtés ou n’avancent qu’avec mille efforts, eux seuls marchent d’un pas aisé et
rapide dans une carrière dont l’oeil ne saurait encore apercevoir la borne… Pour atteindre son
but, l’un s’en repose sur l’intérêt personnel et laisse agir, sans les diriger, la force et la raisons
des individus. L’autre concentre en quelque sorte dans un homme toute la puissance de la
société. L’un a pour principal moyen d’action la liberté, l’autre la servitude. Leur point de
départ est différent, leurs voies sont diverses, néanmoins CHACUN D’EUX SEMBLE
APPELE PAR UN DESSEIN SECRET A LA PROVIDENCE A TENIR UN JOUR DANS
SES MAINS LES DESTINEES DE LA MOITIE DU MONDE… »
La prophétie de Tocqueville ne s’est pas réalisée à Yalta et à Potsdam 110 ans après sa
formulation, mais dès 1945 elle apparaissait comme telle au commun des mortels. En ce qui
concerne l’URSS il était donc faux de prétendre qu’en 1917 elle était partie de rien. Un siècle
avant que ne naisse Marx, deux siècles avant que ne laisse Lénine, la Russie, sous la houlette
de Pierre le Grand, avait pris le chemin de sa vocation de puissance planétaire ainsi que le
constatera un siècle plus tard Tocqueville.
Pierre le Grand, en effet, est celui qui a arraché au Moyen-âge la Russie pour la mettre sur la
voie de son destin. Frappé par l’extrême état de sous-développement de son pays en
comparaison des autres nations d’Europe, cet homme auquel les Bolcheviks en général et
Staline en particulier voueront un véritable culte, entreprit par le juste et l’injuste, par
l’exemple personnel et la contrainte physique, de la moderniser et de l’organiser. Dédaignant
l’Europe Latine, l’Europe des salons, il se tourna vers l’Europe industrieuse, l’Europe des
ateliers et des casernes, pour se mettre à son école. Il se rendit en Hollande où il travailla en
qualité d’ouvrier-charpentier sur les chantiers navals ; en Allemagne il vint apprendre la mentalité « fachlichkeit » (l’amour du travail bien fait) ; en Angleterre il s’émerveilla devant
la démocratie en assistant à des séances du parlement…
De retour dans sa partie Pierre le Grand s’attelle à instaurer les notions d’Etat, de bien public,
d’intérêt de l’Etat... Il soumet les fonctionnaires à la prestation d’un serment de fidélité à
l’Etat, indépendamment de celui qui lui était prêté en tant que Tzar ; il crée l’armée
permanente, le service militaire obligatoire, l’enseignement public ; il établit un système fiscal
qui taxe même le port de la barbe pour faire rentrer de l’argent. Pour stimuler les Moujiks il
allait parmi eux, lui qui s’enorgueillissait de posséder quatorze métiers, manier la hache et
couper le bois qui servira à construire la flotte qui lui permettra de battre pour la première fois
son principal ennemi à l’époque, la Suède. Un historien a eu ce mot : « Le premier plan
quinquennal remonte à son retour de Hollande » (c’est-à-dire à la fin du XVIIème siècle)
C’est avec cet homme qui n’a pas hésité à faire exécuter son propre fils parce qu’il s’opposait
à la modernisation forcée de la Russie, que l’URSS, deux siècles avant la lettre, s’est éveillée
à sa vocation de puissance d’avenir. Lui-même continuait un rêve, celui d’Ivan le Terrible,
comme Catherine II a ajouté quelques touches à l’oeuvre que ce dernier a laissée. Mais il faut
dire que l’autocratie tzariste avait édifié un empire sans unité intérieure, au seul profit de la
noblesse boyarde et des classes dirigeantes, et que le peuple russe, d’Ivan le Terrible à Nicolas
II, n’a jamais vu sa condition de vie s’améliorer. Même l’abolition en 1861 par Alexandre II
du régime du servage n’a pas rendu la terre aux paysans qui ont de tout temps constitué
l’écrasante majorité du peuple russe. Pour cela, il fallait attendre la Grande Révolution
d’Octobre. Libéré, rendu à lui-même, exalté par les vertus cardinales du socialisme, l’égalité
et la justice, le peuple soviétique allait rapidement apporter la preuve de son génie, de son
sens sublime du sacrifice, de son ardeur au travail.
En quinze ans, de 1927 à 1941, l’URSS passait du statut de pays essentiellement agricole à
celui de puissance industrielle. C’est l’époque où l’on réalisait le plan quinquennal en quatre
ans, où « l’émulation socialiste » produisait des hommes comme Alexis Stakhanov, un mineur
qui était parvenu à extraire en une nuit 102 tonnes de charbon tandis que la norme n’était que
de 7, avant de porter quelques mois plus tard ce fantastique record à 227 tonnes ! C’était
l’époque où tous les travailleurs faisaient des heures supplémentaires sans rémunération
supplémentaire, où le passeport intérieur et le livret de travail décourageaient toute velléité de
nomadisme, ou la « discipline du travail » était une loi martiale, où les syndicats ne
représentaient pas des groupes ou des corporations mais l’intérêt social et la religion du
rendement, où l’équivalent de notre GSE aurait passé pour une hérésie passible d’internement
à vie dans un camp de travail…
C’était l’époque où la conquête de la Sibérie était la réplique à la conquête de l’Ouest
américain, où l’URSS était le premier producteur mondial le blé, où la synthèse d’Ivan le
Terrible et de Marx donnait le spectacle d’une nation sur-motivée n’ayant que des devoirs, et
d’abord celui d’être la plus forte en tous domaines.
L’Union Soviétique telle qu’elle apparaît aujourd’hui au monde a, outre cette tradition de la
mystique du travail et du sacrifice, d’importants atouts naturels : elle s’étend sur le plus grand
territoire du monde (trois fois les Etats-Unis, onze fois l’Algérie), possède les plus grandes
réserves prouvées de pétrole, commercialise le tiers de l’or vendu chaque année dans le
monde et figure parmi les premiers exportateurs de gaz, de diamants, d’armes…
Pour comprendre le phénomène soviétique, il est essentiel d’avoir à l’esprit les trois
dimensions évoquées : un continent eurasiatique ayant les avantages de l’insularité, une
tradition du pouvoir centralisé et une volonté de puissance qui ne se sont pas démenties d’Ivan
le Terrible à Staline, une idéologie qui a su trouver le chemin de l’âme russe : le socialisme.
C’est la combinaison de ces trois facteurs qui a fait de l’URSS la superpuissance économique,
scientifique et militaire que nous avons sous les yeux.
Cette superpuissance s’efforce d’ailleurs depuis la fin des années 70 de remédier à des
méthodes qui ont fait leur temps : le développement de type extensif (quantité au détriment de
la qualité et du coût, importation de techniques, achats d’usines clés en main, création
excessive de nouvelles entreprise, planification bureaucratique et déformation généralisée des
chiffres et de l’information économique…) a atteint ses limites et révélé sa force d’inertie.
Au plan agricole, ce géant qui était exportateur de blé est devenu alimentairement dépendant.
Au plan industriel et technologique, il a accumulé des retards importants. Au plan financier,
enfin, l’Union Soviétique a discrètement pris le chemin de l’endettement extérieur au cours
des années 70 où elle a levé sur les euromarchés plusieurs milliards de dollars. Plus
surprenant encore, elle a recouru pour la première fois depuis 1917 en septembre1984 au
marché euro-obligataire où elle a émis un emprunt de 50 millions de dollars en Deutsch Bank
à sept ans et à taux variable. L’extraordinaire en cela est que, contrairement aux eurocrédits
qui sont un appel aux banques commerciales, les euro-émissions sont un appel à l’épargne
directe des particuliers.
Les ouvertures prêtées à Gorbatchev ne ressortissent pas à un exercice de charme en direction
de l’Occident capitaliste, mais à la conscience de devoir s’adapter aux techniques de pointe,
tant dans le domaine de la gestion économique et financière que scientifique et technologique
pour garder, voire hisser plus haut, son rang de puissance planétaire.
Les propositions avancées par l’URSS en matière de limitation de l’armement stratégique sont
inédites, mais il aurait fallu un Woodrow Wilson, l’homme des 14 points, à la place de
Reagan pour les recevoir et leur répondre avec le sérieux qui convient. C’est pourquoi le
Genèvre-Round ne se terminera sur aucun résultat spectaculaire. Ce non-événement nous aura
au moins permis, quant à nous, de méditer quelques instants sur le parcours historique d’une
nation qui est aujourd’hui le principal faire-valoir de l’idéal socialiste dans le monde.
(« Algérie-Actualité » du 21 novembre 1985)

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