02-STADE POLITIQUE ET IDÉE
La parole est divine.
Elle crée, pour une grande part, le
phénomène social, grâce à sa puissance irrésistible sur l’homme. Elle creuse
dans son âme le sillon profond où lève la moisson de l'histoire.
La voix humaine a toujours engendré
les tempêtes qui ont changé la face du monde.
La voix de Djamal Eddine avait
déposé dans la conscience encore assoupie des peuples de l'Islam une simple
idée : celle du réveil.
Elle est vite devenue une idée
force, une force transformatrice et créatrice de nouvelles conditions
d'existence pour les peuples. Musulmans.
Ils se mirent à rejeter, l'un après
l'autre, les oripeaux du sommeil, le tarbouch et le narguilé ; l'amulette
et la zerda disparaissaient peu à peu de notre folklore et de notre mentalité.
Le rayonnement de cette force
parvenait en Algérie, en même temps que le monde sortait de la grande tragédie
de 1914-1918.
Jusque-là, le drame algérien était
demeuré muet comme une scène pétrifiée. Il était le secret de
l'âme chez
certains et le ''secret d'Etat'' chez d'autres. C'était le silence. C'est vers
1925
Seulement que l'idée venue de loin
vient animer le problème algérien en lui apportant la parole.
Ceux qui ont leurs vingt ans, vers
cette époque, ont pu écouter les premiers bégaiements de leur propre
conscience. C'est vers cette époque qu'il faut situer la naissance en Algérie
du sens ''collectif'' à partir duquel commencent l'histoire et la mission d'un
peuple.
Avant cette date, on vivait en
Algérie et on y parlait au singulier. Ce n'était pas de l'histoire, mais de la
légende : la légende d'une tribu ou la légende d'un héros. Ce n'était parfois
qu'un soliloque : la voix
d'une conscience se parlant à elle-même, sans tirer du sommeil les autres
consciences. On entendait ainsi, çà et là, de pareils soliloques.
Le plus insolite fut celui du
Cheikh Salah Mohanna qui faillit réveiller tout Constantine vers 1898.
Le vénérable vieillard fut le
précurseur de l'Islahisme en attaquant le premier à l'hydre maraboutique. Mais l'administration
veillait à ne pas laisser troubler la quiétude des gens par les importuns qui
parlent à haute voix, dans la nuit où règne le sommeil.
La précieuse et riche bibliothèque
du Cheikh fut saisie et on dispersa les animateurs de la première polémique
islahiste : le Cheikh Abdelkader El-Madjawi, notamment, fut déplacé de la médersa
de Constantine à celle d'Alger.
Ce n'était qu'une rixe nocturne et
les dormeurs, troublés un instant, ronflèrent de nouveau. Cependant, l'aurore
invincible glissait, entre les étoiles de l'Orient, son obscure clarté et, de
cime en cime, venait dissiper les
ténèbres de l'horizon algérien.
En 1922, les premières voix
marquèrent la naissance du jour nouveau et le retour à la vie. C'était un écho
lointain, à la voix de Djamal Eddine. Le miracle perpétuel des renaissances
jaillissait de la parole de Ben Badis. C'était l'heure du réveil et le peuple
algérien, encore engourdi ; remue. Il était beau et touchant ce réveil frémissant
d'un peuple qui avait les yeux encore pleins de sommeil.
Les soliloques firent place aux
discours, aux entretiens, aux discussions, aux polémiques. ''Le sens
collectif'' se réveillait : ce n'était plus, çà et là, un homme qui
monologuait, mais un peuple qui parlait.
- Pourquoi avons-nous si longtemps
dormi ?
- Sommes-nous bien réveillés ?
- Que faut-il faire aujourd'hui ?
On posait ces questions comme des
gens qui se réveillaient un peu étonnés, un peu engourdis du sommeil qu'ils
voulaient dissiper.
L'administration voulait douter
encore de ce réveil. Il est intéressant de noter combien était lente son
adaptation : près de 10 ans après, vers 1933, le préfet d'Alger, rédigeant la
fameuse
‘‘Circulaire'' qui interdisait les
mosquées aux Oulémas islahistes, parlait encore du ''peuple apathique'' de
l'Algérie.
Cet engourdissement de
l'administration algérienne, comme un vieil organe qui ne peut plus s'adapter
aisément au milieu, doit être noté comme la cause essentielle du malaise.
Cependant, le milieu était, lui, désormais bien vivant, plein de tous les
bouillonnements, de toutes les fermentations, de toutes les énergies. Les idées
fusaient, se croisaient, s'entrechoquaient. Elles crevaient parfois comme des
bulles d'air à la surface d'une bouilloire. D'autres fois, elles se
sublimaient, changeaient d'état, devenaient des actions, des choses concrètes :
une médersa, une, mosquée, une œuvre.
Le kémalisme, le wahhabisme,
l'européanisme, le matérialisme se présentaient comme autant de voies à la conscience
algérienne. On arborait ici un kalpak pour s'afficher partisan du programme
social kémaliste : émancipation de la femme, enseignement laïque, code civil
... La ''imma'' islahiste était un autre programme : dévotion, retour au
''salat'', épuration des mœurs, transformation de soi-même avant tout.
Mais d'une manière générale, toutes
les tendances convergeaient en un point : la volonté de bouger, de changer, de quitter
la zaouïa pour l'école, le bistrot pour quelque chose de plus pieux ou de plus
utile. Cependant, plus conséquent et plus profond, l'islahisme formule
clairement le principe doctrinal : ''Dieu ne change rien à l'état d'un
peuple que celui-ci n'ait d'abord changé son état d'âme.'' (Coran).
Il faut se renouveler : ce fut
d'abord le leitmotiv et la devise de toute l'école islahiste issue de Badis.
Les congrès des Oulémas indiqueront les bases de ce renouvellement nécessaire à
la
renaissance.
Il faut repêcher l'Islam aux musulmans : il
faut abandonner les innovations pernicieuses, les idoles, il faut s'instruire,
il faut agir, il faut reprendre la communauté musulmane.
Raisonnement juste, qui implique
l'art d'enfanter une civilisation comme un phénomène social à partir de
conditions toujours identiques.
Tout cela était dit avec
conviction, dans une langue lyrique, avec force citations coraniques et
d'émouvantes évocations de la civilisation musulmane Le peuple religieux est
mélomane.
Mais l'avenir est un but lointain,
il faut des voies nettes et des vocations puissantes pour y parvenir.
Les mots devaient jalonner ces
voies et contenir le ferment béni de ces vocations
Mais les mots, quoique sublimes, de
l'islahisme algérien ont, parfois, malheureusement, dévié de leur objectif pour
des raisons anti-doctrinales. On était encore engourdi de sommeil pour tendre l'attention
et l'effort invariablement. Il y eut des écarts, des inconséquences. La sagesse
céda le pas à l'opportunisme politique.
Quoi qu'il en soit, malgré
certaines carences, malgré un certain empirisme dans la pensée, les Oulémas ont
été les infatigables pionniers de la véritable renaissance musulmane et sa
force vive.
Mais en matière sociale, n'est-ce
pas là la matière essentielle de l'islahisme ? L'empirisme peut devenir de
l'opportunisme dangereux, surtout aux époques cruciales, quand chaque faux pas
Peut être mortel. Or pour l’empirisme
il n'y a pas de voies doctrinales tracées, mais des sentiers capricieux où l'on
peut trébucher à chaque pas.
N'est-ce pas là la raison pour
laquelle les Oulémas ont suivi le sillage fatal d'une caravane politique, en
1936 ? Qu'étaient-ils allés chercher à Paris ? L'âme algérienne qui est la clef
du problème était-elle là-bas ? Et qu'en ont-ils rapporté ?
La mort du congrès et la scission
de leur association. L'électoralisme qui devait être dirigé était devenu
dirigeant. Le mouvement algérien se renversa, marcha les pieds en l'air et
la tête en bas.
Le sens de l'élévation était, désormais,
dirigé vers le bas.
1939, c'est le faîte atteint par
l'islahisme, le faîte marqué par la naissance et la mort du Congrès algérien.
C'est de ce faîte qu'on est descendu, à l'heure où vers le lointain horizon
S’accumulait l'orage de 1939.
L'orage est passé sur un déclin
momentané de la renaissance algérienne et une éclipse de l'idée.*
* Dans cet exposé doctrinal, nous
n'avons pas jugé nécessaire de parler du noble Emir Khaled, ce chevalier de la
légende algérienne qui, par mégarde, s'était trouvé dans une « histoire des
grands hommes de l'Algérie ». Ici, nous ne faisons que l'histoire des
idées.
PROCHAIN STADE DE L'IDOLE
Extrait de : LES CONDITIONS DE LA RENAISSANCE EDITION ANEP 2005
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