La
période médinoise, les victoires
L’épopée
mohammadienne va déployer maintenant sur l’écran de l’histoire la série de ses
épisodes légendaires : comme un film magique, le rêve d’Amina jadis, quand
elle berçait encore dans son sein le fruit de ses entrailles, et qu’elle
croyait entendre le hennissement des coursiers, le galop des escadrons et le
cliquetis des armes, va repasser sur le tableau du présent.Dans cette épopée, le chef interviendra constamment pour trancher une situation délicate, pour prendre une décision politique importante, pour fixer un plan stratégique. Mais le Prophète est toujours là pour doubler le chef et souligner l’œuvre de celui-ci du trait caractéristique de sa mission qui donne à chaque détail de cette épopée la marque spirituelle nécessaire qui la consacre à Dieu.
Quand l’heure du Bedr sonnera, après avoir mis au point tout son dispositif militaire, Mohammed conscient de la gravité particulière du moment qui va décider de l’avenir de l’Islam et voyant la supériorité numérique de l’ennemi
par rapport à la poignée d’hommes qu’il conduit, lève les yeux vers le ciel
« Seigneur, dit-il, si tu laisses périr ces troupes, tu ne seras plus adoré sur la terre. Seigneur, accomplis tes promesses ».
Et ces simples mots signifient bien que Bedr ne devait pas être comme une bataille de Cannes, d’Austerlitz ou de Singapour. En bondissant, de victoire en victoire, jusqu’à Honaïn, cette épopée est constamment animée du génie puissant et de la volonté inébranlable de Mohammed.
La profondeur de ses vues déconcerte parfois ses compagnons eux-mêmes. Le premier acte diplomatique qu’il signera avec les plénipotentiaires de la Mecque sera pour ses compagnons un sujet d’étonnement et presque de scandale. En effet, les délégués de la Mecque venaient pour obtenir du Prophète qu’il leur livrât, désormais, tout Mecquois qui viendrait se réfugier à son camp. Or, beaucoup de convertis Mecquois, fuyant la persécution des Koraïchites, venaient chercher le salut dans la ville des Ansars. Le Prophète ratifia le traité qui, sans avoir d’effet rétroactif, entrait en vigueur sur le champ. Cette clause surprenante semblait assurer à la Mecque un triomphe diplomatique dont les Musulmans murmurèrent. Ils en étaient scandalisés... Et voici qu’à la minute même où les plénipotentiaires échangent les instruments de ratification, un fugitif mecquois se présente au camp musulman. Les délégués mecquois le réclament sur le champ, et, Mohammed ne peut que s’incliner à la grande stupéfaction de ses compagnons. Le captif est ramené, mais en cours de route, il fausse compagnie aux gens de la Mecque et prend le maquis, bientôt rejoint par beaucoup de ses frères d’infortune qui fuyaient comme lui la persécution. Mais ces hors-la-loi organisèrent, sur les routes, le pillage des caravanes mecquoises paralysant de la sorte, en peu de temps, tout le trafic de la cité Koraïchite, si bien, que celle-ci dut finalement supplier bien humblement Mohammed pour qu’il voulût bien garder désormais les convertis qui fuiraient à son camp. En somme, le Prophète gardait tous les avantages du traité dont la seule clause épineuse était annulée par les bénéficiaires eux-mêmes.
Et ainsi, pendant que le Prophète maintenait constamment dans le sentier de Dieu la légion de martyrs qui le suivait, le chef donnait aux héros de son épopée les plus hautes leçons de diplomatie ou de stratégie militaire, faisant des Musulmans, avec cette double orientation, les conquérants les plus désintéressés en même temps que les plus éclairés de l’histoire. Mohammed ne modèle pas seulement des âmes croyantes et mystiques. Il forme des esprits clairvoyants et forge aussi des caractères bien trempés. Il développe le sens de la responsabilité et le courage de l’initiative en chacun, il exalte la vertu la plus modeste, il signale à l’attention de tous le mérite le plus humble, l’émulation et la stimulation engage chaque membre de la communauté, selon le mot du Coran, « dans une course vers le bien ».
Quand Mohammed conduira ses hommes à Tabuk, son intention semble dépasser de loin ce modeste objectif. Traverser le désert arabique, en plein été, obliger ses hommes désaltérés et exténués de fatigue à continuer, quand même, la route, sans faire une halte aux « puits maudits » des Madianites, ce n’était pas de l’art militaire seulement mais de la haute pédagogie. Cette marche inouïe, dans un paysage dantesque, relève plutôt du thème d’un entraînement, à la fois physique et psychologique, pour préparer l’armée musulmane à affronter bientôt l’espace et les éléments sur toutes les routes du monde. Lui-même supporte toutes les fatigues qu’il impose à tous durant cette étape exténuante : marche légendaire qui inspirera à E. Dinet une page immortelle où son talent de grand peintre du désert s’est allié à son âme ardente de croyant.
Comme prophète, Mohammed accompagne toujours le précepte enseigné de l’exemple personnel : il veille une grande partie de la nuit en prières surérogatoires ; mais il le défend à son entourage.
Comme chef, il ne s’accorde aucun privilège sur ses compagnons et ses actes établissent pour eux la limite du possible humain.
A Médine quand on édifiait « sur la piété » la première mosquée de l’Islam, lui-même, ainsi que ses compagnons, charriait des pierres sur ses épaules. Chacun en portait une. Mais Mohammed remarque un humble croyant qui en transportait deux à chaque fois. Le Prophète l’interpelle pour encourager son zèle : « Au jour dernier, lui dit-il, chaque travailleur recevra une récompense ; quant à toi, tu en recevras deux ».
Chaque circonstance lui offre ainsi une occasion d’encourager et d’instruire.
Il ne veut laisser rien subsister qui puisse entacher d’erreur les pures croyances de ses disciples ou fléchir leur effort créateur.
Il combat l’erreur, même et surtout, quand elle apporte fortuitement un semblant de miracle à l’appui de sa mission. On dirait qu’il se plait à détourner l’esprit de ses contemporains du miracle vulgaire qui parle aux sens.
Ainsi, le jour de l’inhumation du seul fils qu’il vit grandir, il y eut une éclipse totale. Ces ténèbres inattendues furent interprétées par le peuple comme un signe que la nature s’associait au deuil du Prophète. Mais celui-ci corrigea véhémentement et sur le champ l’erreur de ses compagnons
« Le soleil et la lune, leur dit-il, sont les signes de Dieu et Dieu ne modifie ses signes ni pour la mort du fils de Mohammed ni pour la naissance d’aucun mortel ».
Ce détail chronologique, que la tradition rapporte simplement, souligne d’une façon particulière la sincérité absolue de Mohammed et nous montre que sa conviction personnelle n’était pas fondée sur un semblant de miracle.
De toute façon, à la lumière d’un tel document psychologique, cette conviction ne peut être regardée comme le résultat d’une fâcheuse disposition de l’esprit, d’une tendance immodérée à interpréter certains accidents intérieurs ou extérieurs au « moi » comme un signe surnaturel : Mohammed est un esprit positif qui ne veut revendiquer à l’appui de sa mission qu’un seul miracle, celui du Coran.
Maintenant, l’épopée mohammadienne est à son apogée. La mission du Prophète touche à sa fin. Mohammed le pressent. En faisant ses adieux et ses recommandations ultimes à son compagnon Mouadh qui prenait la route du Yémen pour y propager la doctrine musulmane, il lui dit : « Si je pouvais espérer te revoir un jour, j’abrégerais les instructions que j’ai à te donner. C’est la dernière fois que je m’entretiens avec toi. Nous ne nous réunirons plus qu’au jour de la résurrection. »
Abou Bekr et Omar eurent le même pressentiment, au sujet de Mohammed : ils crurent voir le terme proche de la révélation et une allusion à la fin prochaine du Maître dans la sourate suivante : « Lorsque Dieu enverra la victoire et le triomphe ; que tu verras les hommes embrasser à l’envie la religion, exalte la louange de ton Seigneur et implore sa clémence ; il est miséricordieux » .Cor. CX.
De toute façon, le Prophète semble s’occuper de sa fin et prendre ses ultimes dispositions. Il voulait faire ses dernières recommandations au peuple et choisit pour cela une occasion particulièrement solennelle
Il annonça son désir d’accomplir le pèlerinage de cette année. Il quitta Médine, suivi de milliers de pèlerins ; ceux des autres contrées le rejoignirent à la Mecque. Là, le Prophète accomplit tous les rites du pèlerinage. Comme pour les fixer, à jamais, dans la mémoire de ses contemporains et les passer ainsi à la postérité.
Ensuite, gravissant, sur le dos de sa chamelle, le Mont Arafat, il y fit son dernier sermon. Un compagnon choisi pour sa voix puissante, le répétait phrase par phrase à la multitude.
Au coucher du soleil, alors que sa silhouette détachée sur la hauteur du Mont Arafat semblait quitter le sol, comme le jour qui s’évanouissait à l’horizon, les derniers mots de son sermon parvenaient à la foule comme s’ils venaient d’une voix céleste. La foule haletante et muette les écoute religieusement. Enfin, le Prophète s’écrie : « Mon Dieu, ai-je rempli ma mission ? » Et la multitude, au comble de l’émotion, répond en chœur « O certes, Mon Dieu, il a accompli fidèlement sa mission ».
A ce moment, comme pour mettre le sceau à cette mission, la révélation survint : la chamelle, dit-on, ploya le genou et gémit de douleur. La tradition juridique voit cette ultime révélation dans le verset suivant :
« Aujourd’hui, j’ai mis le sceau à votre religion. Mes grâces
sur vous sont accomplies. J’agrée l’Islam comme étant votre religion ». Cor. V, 3.
Cette
solennité sera nommée dans l’histoire « Le pèlerinage des adieux ».En effet, maintenant, tous les faits et gestes de Mohammed ne seront plus, jusqu’à son dernier jour, qu’un adieu à sa famille, à ses compagnons, à son peuple, à ce monde enfin dont il a marqué profondément le destin. D’ailleurs, ce dernier jour est bien proche : rentré à Médine, Mohammed est aussitôt terrassé par le mal fatal qui devait mettre fin à son épopée légendaire et à sa mission accomplie.
A la dernière prière, qu’il dirige personnellement à la mosquée, il fait part à l’assistance de son désir de s’acquitter de toute dette personnelle : « La honte en ce monde, dit-il, est plus facile à supporter que la honte dans l’autre monde. Dieu, ajoute-t-il, a donné à un de ses serviteurs le choix entre les biens de cette vie et la vie éternelle, et son serviteur a choisi les biens de l’autre vie ».
Les compagnons qui comprirent cette allusion fondirent en larmes. Après deux ou trois dernières apparitions, à la prière commune, il dut garder la chambre de son épouse Aïcha jusqu’à la fin.
Quand le terme fatal arriva, il avait la tête posée sur l’épaule de son épouse qui l’entendit murmurer ces derniers mots
« Oui, avec le compagnon le plus Haut ».
Telle fut la dernière parole qui scella pour l’histoire la réalité de ce « moi » dont nous avons essayé d’esquisser le portrait psychologique afin d’éclairer le phénomène coranique.
En dégageant cette figure légendaire, nous avons essayé de mettre en relief les traits particuliers de l’homme, afin de recevoir en connaissance de cause, son témoignage sur le prophète. Nous pensons que ce témoignage constitue une donnée précieuse pour notre étude : c’est en tout cas, le témoignage d’un homme sur lequel son époque porta, par la bouche d’une femme, cet ultime jugement : (1) « O apôtre de Dieu, Tu es, même sous la tombe, notre plus chère espérance. Tu as vécu au milieu de nous, pur, innocent et juste. Tous avaient en toi un guide sage et éclairé ».
(1) N.D.L. - Il s’agit de l’oraison de la tante de Mohammed qui s’appelait Coufia.
Extrait de « le phénomène Coranique » de Malek Bennabi, 1946, édité par "International Islamic Federation of Student Organizations"
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