Jusqu’en 1948, les Palestiniens sont
majoritaires de la Méditerranée au Jourdain. En l’espace de cinquante ans, le
projet sioniste renverse la donne, et fonde un État pour être un refuge pour
les Juifs du monde. En analysant d’une part les étapes de la dépossession
autochtone, et d’autres part les processus politiques et matériels qui ont
permis l’avènement d’Israël, il s’agit avant tout de s’extraire de toute vision
fantasmée ou idéologique du passé. Si dans l’Empire ottoman puis sous le mandat
britannique des mouvements politiques se forment, ils ne parviennent pas à
imposer un rapport de force favorable aux Palestiniens. Le façonnement d’une
identité dans le cadre d’une lutte décoloniale et nationale, permet en revanche
à ce peuple de ne pas connaître le même sort que les Amérindiens, et de revenir
en tant qu’acteurs actifs dans les pages de l’histoire.
Dès
le lendemain de 1948, Sami Hadawi, Walid Khalidi, Nafiz Nazzal ou Élias
Shoufani, fondent les bases de l’historiographie palestinienne. Ils s’attellent
à compiler les documents emportés par les réfugiés, afin d’écrire les premières
lignes d’une mémoire collective, et contestent la version israélienne du départ
volontaire de leur peuple. Leurs travaux bénéficient d’échos importants dans le
monde arabe et les universités anglo-saxonnes, mais ne percent pas les
murailles intellectuelles d’Europe et d’Israël. Cette historiographie
palestinienne, bien que n’ayant pas de caractère « officiel » en
l’absence d’un État, perçoit généralement son rapport au voisin israélien que
sous le prisme d’une dépossession préparée, orchestrée par les grandes
puissances, et qui continue à être mise en œuvre. Cette vision est fondée, mais
elle a aussi ses limites.
Quelle
a été l’attitude des Palestiniens face au projet sioniste ? Quelles ont
été les évolutions des objectifs sionistes ? Par ailleurs, loin d’une
prétendue dualité entre « Arabes et Juifs » en Palestine, quel fut le
rôle du troisième acteur, à savoir le mandataire Britannique ?
« Acceptez-vous
de voir notre terre volée ? » (1)
Au
XIXe siècle, près de 60% de la population juive mondiale se concentre dans
l’Empire russe. L’antisémitisme d’État provoque des pogroms dès 1830. En
1881, près de 200 villes et villages juifs d’Europe de l’Est sont attaqués. Les
Juifs y sont battus, tués, leurs boutiques pillées et leurs maisons brûlées.
Ces événements entraînent le début d’une émigration juive ashkénaze,
essentiellement vers l’Ouest et les Etats-Unis, mais aussi en Palestine, où une
petite communauté juive réside parmi les villes saintes de Jérusalem ou Hébron.
Léon Pinsker, animateur des Amants de Sion, basés à Odessa, fait de la ville le
lieu de départ principal de la première alya (2). Entre 1882 et 1883,
25 000 Juifs prennent ainsi la route de la Palestine. Cette première expérience
est une catastrophe économique. Les immigrants se heurtent aux difficultés
climatiques et géographiques. Cependant, en 1878 naît la première colonie
juive de Palestine : Petah Tikva.
La
quasi-totalité des fondateurs du sionisme politique sont à l’origine
assimilationnistes, espérant une intégration pleine et entière des juifs aux
sociétés européennes. Si le judaïsme fait référence à une religion,
l’antisémitisme qui accompagne la montée des nationalismes dans l’Europe de la
fin du XIXe siècle, renvoie les citoyens de culture ou de confession juive à
une judéité supposément ethnique. Des pogroms à l’affaire Dreyfus,
puisque les juifs sont de fait exclus de l’État-nation, l’antisémitisme est
reconsidéré par une partie des intellectuels juifs. Ce n’est plus un mal de
l’époque, mais une caractéristique intrinsèquement liée aux peuples. La vie en
diaspora des juifs ne pouvant être faite que d’humiliations et de massacres,
ces intellectuels, comme le journaliste viennois Théodor Herzl, développent
l’idée d’un « État juif ». Au lieu d’attendre une intégration
illusoire au sein de sociétés hostiles, le sionisme entend faire de
l’antisémitisme le substrat de sa revendication nationale juive, ou plutôt ce
qui légitime de s’affirmer à son tour comme nation à part entière nécessitant
un territoire. Les migrations de populations juives ne doivent plus se faire
dans la précipitation, mais se concentrer sur un espace commun à
territorialiser. Le 31 août 1897, le Programme de Bâle est voté lors du premier
Congrès sioniste. Il prévoit le développement de la colonisation agricole et
artisanale en Palestine, le renforcement de la conscience nationale des juifs
dispersés et leur organisation, ainsi que l’obtention d’accords
gouvernementaux. Il ne s’agit pas à proprement parler d’organiser l’émigration
de toutes les communautés juives vers une terre, mais au contraire que
celles-ci, dans leurs pays, s’activent diplomatiquement et matériellement à
soutenir la création d’un foyer national juif. En 1899 est créée la Banque coloniale
juive, puis en 1901 le Keren Kayemeth LeIsrael (KKL, Fonds National
Juif).
De
1903 à 1906, de nouvelles vagues de pogroms se produisent, notamment
dans les villes orientales de Jytomyr, Kichniev, Minsk, Odessa et Simferopol.
Si près d’un million de juifs décident de partir aux États-Unis, la deuxième alya
amène de 1904 à 1914 près de trente mille juifs en Palestine. Le KKL achète des
parcelles de terres qu’il déclare inaliénables et d’où la main-d’œuvre indigène
est exclue. C’est le développement des premiers kibboutz, basés sur des
principes coopératifs et collectivistes, et la construction du mythe du
pionnier travaillant la terre. Durant cette période, la population du Yichouv
- communauté juive de Palestine - double, et la Palestine compte dix-sept
colonies juives. Des soucis d’autosuffisance et de développement les obligent à
être mises sous tutelle financière du baron Edmond de Rotschild, puis de la
Jewish Colonization Association. Si le sionisme a plusieurs facettes, la
conception socialisante de David Ben Gourion s’impose majoritairement. Cette
vision, opposée à l’individualisme libéral, est un exemple type de
constructivisme, pour qui tous les choix publics doivent être dictés par
l’urgence de bâtir une société type. Le projet, une fois abouti, devant être
juste et égalitaire, la lutte des classes ne ferait que le ralentir. Ouvriers
et patrons doivent converger vers l’édification d’un État-nation et une lutte
contre les forces qui s’y opposent.
Ce
dernier point est crucial. Les sionistes, essentiellement non-croyants,
demeurent ultra-minoritaires dans les communautés juives. Au sein même du Yichouv
historique, l’idée d’un État-nation juif n’a aucun sens, et s’avère même
hérétique pour les orthodoxes, en l’absence de retour du Messie. Herzl n’obtient
aucun soutien parmi le rabbinat, et une partie significative des juifs de
l’époque investissent les mouvements révolutionnaires du début du XXe siècle,
liant leur lutte des classes à celle contre l’antisémitisme. Le Bund, mouvement
socialiste juif de l’Empire russe, revendique une « autonomie
culturelle », mais articulée à une lutte sociale là où les juifs vivent.
De fait, l’utilisation de la religion par le mouvement sioniste est davantage
liée à un impératif politique, celui de légitimer le choix de la Palestine,
« Terre promise », qu’à une foi solide et un idéal biblique.
Parallèlement
à ce processus, une partie non négligeable de la diplomatie britannique est
influencée par le « millénarisme messianique », mouvement
eschatologique motivé par le souhait de rassembler le
« peuple élu » sur la Terre sainte, à l’approche du jour du
Jugement Dernier, et du retour du Messie. Cette intention entraîne dès 1860 la
création de sociétés coloniales telles que l’American Colony à Jérusalem ou les
Templiers allemands à Haïfa. Toutefois, l’argument bien plus mobilisateur dans
la chancellerie britannique est celui de la recherche d’un point d’appui
continu au Proche-Orient pour protéger le canal de Suez. Le projet sioniste
arrive à point nommé. Herbert Samuel, membre du Parlement britannique et futur
Haut-commissaire de Palestine, adresse en décembre 1916 trois mémorandums à son
Premier ministre Herbert Asquith, stipulant : « Pour satisfaire le
mouvement sioniste, l’Empire britannique doit parvenir à l’annexion de la Palestine.
Le pouvoir britannique doit aider les organisations juives à s’implanter, y
fonder leurs institutions (3). »
Arthur
Balfour, secrétaire d’État britannique des Affaires étrangères, demande en 1917
à Rotschild et Chaim Weizmann, figure de l’Organisation Sioniste Mondiale, de
rédiger une mouture de texte où la Grande-Bretagne entérinerait le principe
d’une « Palestine reconstituée en Foyer national ». Le terme
« reconstituée » n’est en rien anodin. Les sionistes affirment
reformer, après deux mille ans d’errance, l’antique Royaume d’Israël sous la
forme d’un État-nation. Ils ne viennent pas en Palestine, ils y
« reviennent ». Ils n’obtiennent pas une terre étrangère, ils en
héritent de « leurs ancêtres ». La déclaration Balfour est publiée le
2 novembre 1917. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, les principes de
cette déclaration sont réaffirmés le 24 juillet 1922 dans le cadre du mandat
conféré par la Société des Nations à l’Empire britannique. La déclaration
reconnaît les « liens historiques du peuple juif avec la Palestine »,
et par ce biais motive la nécessité du foyer national juif. Par ailleurs, il va
de soi que rien ne doit « porter préjudice aux droits civils et religieux
des communautés non-juives ». Les Palestiniens ne sont pas des sujets
politiques, ils sont des « non-juifs ».
Dès
1886, la population de Palestine proteste contre la saisie de terres et le
déplacement de paysans pour les colonies de Gedera et Petah Tikva. En 1891, les
autorités ottomanes sont saisies pour trancher les différents. Des accrochages
souvent violents se renouvellent jusqu’en 1892. De 1901 à 1904, les
affrontements sont réguliers entre colons juifs et fellahs arabes autour
du lac de Tibériade et de l’implantation juive d’Afula (4). Contrairement aux
idées reçues, si la société arabe palestinienne du début du XXe siècle a pour
point central Jérusalem, la vie politique et sociale se passe dans les villes
côtières telles que Haïfa ou Jaffa. À l’arrivée des Britanniques, la société
palestinienne dispose d’une presse dynamique avec des titres comme al-Quds,
al-Najah, al-Munadi, al-Dustur ou Bayt al-Maqdis.
Les deux journaux les plus influents étant Filastin, tenu par les
cousins al-’Isa, publié à Jaffa, et al-Karmil basé à Haïfa (5).
Plusieurs noms se cachent derrière ce dynamisme intellectuel, tels que Khalil
Baydas, Jurji Hanania, ’Ali al-Rimawi, Khalil Sakakini, ou Ilya Zakka.
Dès
les années 1900-1910, le sionisme devient un sujet de discussion majeur de la
presse palestinienne. En 1913, Filastin consacre une édition spéciale au
onzième Congrès sioniste. L’un des articles, intitulé « Le péril
sioniste », se termine par cette adresse à la population :
« Acceptez-vous de voir notre terre volée ? » (6). Une
apostrophe qui n’est pas entendue au Congrès arabe de juin 1913, réuni à Paris,
où la question du sionisme n’est pas évoquée sous la pression des autorités
françaises. De 1909 à 1914, 650 articles traitant du sionisme paraissent dans
les presses arabes de Beyrouth, du Caire, de Damas, mais surtout à Haïfa, Jaffa
et Jérusalem, dont 450 concentrés entre 1911 et 1913, et 286 pour la seule
année 1911 (7). En septembre 1919, l’avocat Muhammad Hassan al-Budayri édite le
journal Suriyya al-Janubiyya. Il en fait un média influent disposant
d’un bon réseau de diffusion. Avec pour slogans biladuna lana – notre patrie,
et « nous vivons pour les Arabes et mourrons pour les Arabes », il
tente de réveiller son peuple, qu’il ne juge pas assez actif face au
« danger » qui se trame. En 1925, Khalil Sakakini écrit :
« Une nation qui a longtemps été dans un profond sommeil se réveille
seulement si elle est brutalement secouée, et cela survient seulement petit à
petit… Voici ce qu’était la situation de la Palestine, qui a été durant de
nombreux siècles dans un profond sommeil, jusqu’à ce qu’elle soit secouée par
la Grande Guerre, surprise par le mouvement sioniste, et profanée par
l’illégale politique [des Britanniques]. Et elle se réveille, petit à petit.
(8) »
Il
convient de s’interroger sur la pénétration de ces idées dans la population palestinienne.
Bien que cette terre soit dépourvue de discontinuités géographiques, ses
habitants demeuraient très majoritairement ruraux. Quels étaient les moyens de
diffusion de ces informations ? Si une telle étude n’a pas encore été
réalisée, l’historiographie a démontré que quand bien même ces relais
existaient-ils, moins du tiers des Palestiniens étaient alphabétisées. Par
ailleurs, les historiens de la Première Guerre israélo-arabe ont démontré la
prégnance de relations, voire de pactes de non-agression, entre des villages
palestiniens et des kibboutzim. La prétendue hostilité intrinsèque des
Palestiniens à l’égard des juifs vivant ou arrivant en Palestine n’a pu être
prouvée. En revanche, progressivement, ils furent confrontés à un enjeu
politique insoupçonnable quelques années auparavant : la remise en cause
générale, culturellement et matériellement, de leur souveraineté.
Absence de leadership
L’Empire
ottoman est rapidement mobilisé sur le terrain européen où il prend part à la
Première Guerre mondiale au sein de la Triple Alliance, aux côtés des Empires
allemand et austro-hongrois, et du Royaume d’Italie. Jamal Pacha est le
commandant en chef du front proche-oriental. Au printemps 1917, acculé par
l’avancée des troupes britanniques et françaises, il organise le déplacement
des populations juives sionistes situées sur le littoral méditerranéen. Des
centaines d’entre eux meurent de maladie et de famine. Ces informations sont
largement diffusées, puisque de nombreux télégrammes de consuls européens sont
reçus par Istanbul pour obtenir des renseignements sur le sort des juifs en
Palestine. Interrogé par ses supérieurs à ce sujet, Jamal Pacha manifeste
clairement son hostilité aux sionistes, qu’il juge comme des menaces pour
l’avenir de la Palestine. Parallèlement à la guerre, il s’efforce de mettre fin
à l’immigration juive au Proche-Orient et empêche la création de nouvelles
colonies. Néanmoins, la politique ottomane est plus complexe que les visées,
souvent personnelles, de Jamal Pacha. Istanbul s’efforce durant la guerre de
soigner son image auprès des opinions publiques européennes. Mehmet Talaat,
ministre de l’Intérieur, demande d’engager des réparations pour les juifs
déportés qui se trouvent à Alexandrie et Port-Saïd, et ouvre une enquête suite
aux accusations de meurtres et de tortures perpétrées sur des militants
sionistes, en octobre 1917, dans le cadre du démantèlement du réseau
d’espionnage NILI (Netzah Israël Lo Yeshaker) (9).
Le
9 décembre 1917, les Ottomans perdent Jérusalem au profit des Britanniques.
Cette conquête militaire ne fait que concrétiser les Accords Sykes-Picot
ratifiés entre la France et le Royaume-Uni le 16 mai 1916, prévoyant un
découpage du Moyen-Orient entre ces deux puissances. L’opération de force est
justifiée lors de la conférence internationale de San Remo, qui a lieu du 19 au
26 avril 1920, où le démantèlement des provinces arabes de l’Empire ottoman est
fixé. La Palestine compte alors 542 000 Arabes et 61 000 Juifs (10).
Si la distinction entre « Arabes » et « Juifs » est
courante aujourd’hui, jusqu’à la création d’Israël, est considéré comme
Palestinien tout habitant de la terre de Palestine (11). Le projet sioniste, en
donnant à la communauté juive de Palestine un caractère national, distingue
progressivement celle-ci du reste de la population palestinienne : arabe
athée, chrétien ou musulman. Dès lors, la construction d’une conscience
nationale palestinienne ne s’inscrit pas dans un simple processus collectif
d’émancipation et de construction d’un État, mais dans sa propre survie face à
la menace de sa souveraineté territoriale.
Lorsque
les Britanniques débarquent en Palestine, ils souhaitent rencontrer des
interlocuteurs représentatifs de chaque communauté. L’Agence Juive, créée en
1929, fait office d’organisation pré-étatique, revendiquant une langue
spécifique, des unités militaires et des services publics. Elle devient
l’interlocutrice privilégiée de la puissance mandataire. Néanmoins, en son
sein, des divergences existent sur le projet national envisagé. D’un côté, les
sionistes libéraux, comme Ben Gourion ou Weizmann, sont persuadés qu’à terme,
les Arabes seraient convaincus du bien-fondé de leur projet grâce à l’apport
socio-économique dont bénéficierait la Palestine. D’un autre côté, des
intellectuels comme Martin Buber ou Gershom Scholem, qui refusent d’éluder la
question arabe, plaident pour un État binational. En marge de ces débats, les
révisionnistes regroupés autour de Vladimir Jabotinsky, revendiquent la
totalité de la terre de Palestine pour la population juive. Pragmatiques, ils
jugent la colère des Arabes légitime, et prônent la conquête territoriale par
la force.
Du
côté des Palestiniens, la légitimité de la présence britannique est
questionnée. Le Conseil suprême musulman, composé d’une assemblée de muftis,
est la principale structure. Parmi eux, le mufti de Jérusalem incarne une
institution à lui seul. Les Britanniques décident de l’élever au rang de Grand
Mufti, espérant en faire un intermédiaire avec la population autochtone, et
surtout le contrôler. Naturellement, la famille Husseini, qui domine ce titre
religieux depuis près de deux siècles, est favorisée. Les divisions gangrènent
la population palestinienne. Les années 1920 voient l’émergence du mouvement mu’aridun
– opposition, mené par Raghib al-Nashashibi, maire de Jérusalem après la
destitution de Muza Karim Husseini par les Britanniques. La crise économique de
1929 fait chuter le prix agricole des exportations, déstabilisant les revenus
du Conseil suprême musulman. La fragilisation de ce dernier permet à d’autres
forces d’apparaître, tel que le Congrès arabe palestinien. Cependant, chaque
parti, chaque mouvement indépendant se heurte à l’hostilité du Grand Mufti qui
craint pour son hégémonie. Dans ce contexte, selon l’historien
américano-palestinien Rashid Khalidi, aucune structure ne peut grandir, ou
s’imposer, au point d’être le « noyau d’un futur État », ou
simplement une alternative au système mandataire. La politique britannique,
favorable aux organisations sionistes aux dépens des Palestiniens, alimente des
rumeurs que les provocations de factions juives extrémistes n’aident pas à
relativiser. La conséquence la plus dramatique survient le 24 août 1929, dans
la ville d’Hébron, où une foule arabe assassine soixante-sept juifs et blesse
grièvement des dizaines d’autres. 435 rescapés ne doivent leur salut qu’à des
Palestiniens qui s’opposent au massacre et les protègent dans leurs demeures.
Pour l’historien israélien Tom Segev : « L’histoire juive recèle
peu de faits de salut collectif de ce genre (12) ». Les Britanniques
décident d’ordonner l’expulsion des juifs de la ville pour parer à de nouveaux
heurts.
Loin
de ces querelles de pouvoir, une figure de la lutte palestinienne semble faire
exception : Izz al-Din al-Qassam. Né en Syrie en 1882, élève du juriste
égyptien et penseur du modernisme islamique Mohamed Abduh, et lié d’amitié avec
l’intellectuel libanais Rashid Rida, il est nourri des courants réformateurs de
l’islam du XIXe siècle. Il est opposé aux idées et méthodes du Grand Mufti,
ainsi qu’au pouvoir britannique et au sionisme. Prêcheur doté d’un fort
charisme, il pénètre clandestinement en Palestine au début des années 1920
après avoir été condamné à mort par un tribunal français en Syrie. Il organise,
de 1921 à 1932, une guérilla armée composée de paysans expropriés et d’ouvriers
originaires des quartiers misérables d’Haïfa. Il souhaite rompre avec les
notables des grandes familles palestiniennes, qu’il accuse d’être dans la
compromission avec le pouvoir mandataire et les dirigeants sionistes. Son
groupe se nomme al Kaff al-Aswad – la Main noire. Le nombre de ses
partisans oscille, suivant les sources, entre deux cents et huit cents. Le
projet politique s’inscrit dans la tradition de la Nahda, une
« Renaissance » articulée autour d’un retour au message essentiel de
l’islam et du nationalisme arabe. Les militants d’al-Qassam mènent une guérilla
contre les militaires britanniques, tout en harcelant les colonies juives,
espérant contenir la colonisation. Dans l’immédiat, l’objectif est moins la victoire
militaire que de donner un exemple aux populations arabes jugées passives. En
novembre 1935, il lance une révolte armée dans une zone située entre Haïfa et
Jénine. Il appelle, en vain, le Grand Mufti à ouvrir un second front au Sud, et
se fait tuer le 20 novembre par les Britanniques. C’est, notamment, la
diffusion de l’annonce de sa mort qui déclenche la Grande Révolte arabe.
Dès
avril 1936, des heurts éclatent entre Arabes et juifs à Jaffa et dans la région
de Naplouse, coutant la vie à neuf juifs et deux Arabes. Les premières formes
de révolte générale se traduisent par un mouvement de grève et un refus de
payer l’impôt au pouvoir mandataire. Les produits britanniques et sionistes
sont boycottés. Des groupes s’organisent en cellule armée et attaquent les
lignes de chemins de fer et les kibboutzim. Pour contrôler le mouvement,
le Grand Mufti crée le 25 avril le Haut Comité Arabe, rassemblant l’ensemble
des mouvements palestiniens. Le plus influent demeure le Parti arabe
palestinien, mené par Jamal al-Husseini, qui revendique l’indépendance de la
Palestine par un accord bilatéral avec les Britanniques, des mesures immédiates
pour stopper l’immigration juive et une lutte d’opposition à la construction
d’un foyer national juif en Palestine. En espérant apaiser les relations
communautaires, le pouvoir mandataire annonce l’ouverture d’une commission
d’enquête dirigée par Lord William Peel. Les royaumes d’Arabie saoudite, d’Irak
et de Transjordanie promettent au Haut Comité Arabe leur soutien, à condition que
la révolte cesse. La grève est levée.
La
Grande Révolte coûte la vie de 5 000 Palestiniens, et 5 079
combattants sont arrêtés et/ou déportés. Le port du keffieh devient un
signe de solidarité avec la paysannerie, fortement touchée par la répression.
Une partie des leaders parviennent à se réfugier dans les pays arabes voisins.
Jamal al-Husseini rejoint la Syrie en 1937, puis Bagdad en 1939, avant d’être
arrêté par les Britanniques en 1941 et déporté en Rhodésie du Sud. De son côté,
Hussein al-Khalidi est déporté en 1937 aux Seychelles. Parallèlement, la
rivalité entre les factions est telle qu’aux dernières phases du mouvement, les
milices d’al-Nashashibi, nommées les Peace Bands, traquent secrètement,
avec le soutien britannique, les factions du Grand Mufti et les rebelles armés.
Le 7 juillet 1937, la commission Peel rend son rapport proposant un partage de
la Palestine entre un État juif, un État arabe et un « territoire
mandataire » comprenant Jérusalem. Ni foncièrement sioniste, ni pro-arabe,
les Britanniques cherchent à protéger leurs intérêts en ménageant les groupes
conciliant des deux parties. Face aux prétentions françaises dans la région et
aux aspirations nationalistes des peuples arabes, ils sont parvenus à imposer
la refondation du Royaume d’Irak et à garantir la défense du Royaume de
Transjordanie. Il est donc impensable pour le pouvoir mandataire de laisser la
Palestine toute entière aux nationalistes arabes.
Cette
période est déterminante pour l’Agence Juive. D’un côté, des miliciens juifs
ont pu être formés aux techniques de combat par les Britanniques pour
participer à la répression et profiter des mesures d’expropriations qui
touchent d’importantes zones territoriales palestiniennes. De 1936 à 1939,
cinquante-cinq colonies sont créées, soit 68% du total des implantations juives
pré-Israël. Ben Gourion soutient, par pragmatisme, les conclusions de la
commission Peel, arguant en privé qu’une première assise territoriale puisse
faire « effet de levier ». Pour les Arabes, hormis le roi Abdallah de
Transjordanie, un partage de la Palestine est inenvisageable. D’un autre côté,
suite à la conférence de Londres, les Britanniques publient le 17 mai 1939 le
troisième Livre Blanc, limitant fortement l’immigration juive, dans le but de
calmer les mouvements nationalistes arabes. Entre 1940 et 1945, le service des
migrants enregistre l’arrivée de 45 391 Juifs en Palestine, soit deux fois
moins qu’entre 1920 et 1932, 118 358 migrants juifs, et près de cinq fois
moins qu’entre 1933 et 1939, 204 176 migrants juifs (13). Pour les
mouvements sionistes, cette limitation du flux migratoire coïncide avec
l’arrivée des premiers échos de la tragédie qui se joue en Europe, réaffirmant
l’urgence de créer un foyer d’accueil accessible. Enfin, la question migratoire
est d’autant plus essentielle pour le projet sioniste qu’elle est en
corrélation avec la politique coloniale, depuis que la seconde alya a mis à
l’écart les Arabes des emplois dans les réseaux agricoles juifs. Un tarissement
de l’arrivée de migrants provoque nécessairement un ralentissement de la
colonisation. Quasi unanimement, les organisations sionistes entament une lutte
contre le pouvoir mandataire.
Épilogue
En
1946, les Palestiniens sont majoritaires dans 14 des 16 districts de Palestine,
avec un recensement de 1 237 334 Palestiniens et 608 225 Juifs
(14). Cependant, si le projet sioniste paraissait irrationnel en 1897, plus
rien ne semble pouvoir l’empêcher d’aboutir au lendemain de la Seconde Guerre
mondiale. De 1919 à 1946, la population juive passe de 9,7% à 35,1% et l’Agence
Juive assure l’autosuffisance alimentaire. Á la veille de la Première Guerre
israélo-arabe, près de 375 millions de dollars de dons, rien que pour les
États-Unis, se sont accumulés depuis le début de la colonisation. Si de 1922 à
1947, la population palestinienne s’enrichit et modernise son économie, avec
une croissance annuelle moyenne de 6,5%, cela reste deux fois moins que le
secteur économique juif à 13,2% (15). En sélectionnant son immigration, le Yichouv
peut compter sur un capital humain inégalable pour cette époque. En 1947, 86%
des juifs sont lettrés, contre 22% des Palestiniens. L’Agence Juive dispose de
quarante docteurs pour dix mille habitants, contre 2,4 pour les Palestiniens.
Cette immigration a bouleversé la composition sociale du Yichouv,
composé originellement de juifs moyen-orientaux, généralement pauvres et très
religieux. Ces derniers deviennent rapidement minoritaires au profit d’une
communauté laïque dotée d’une classe d’entrepreneurs, d’institutions organisées
en proto-État et de puissants syndicats, notamment l’Histadrout. Les
Palestiniens, en dépit du développement d’une classe ouvrière et d’une élite
bourgeoise, restent dominés par une classe foncière composée de familles de
notables traditionnels et une masse paysanne. Avec la Seconde Guerre mondiale,
la détermination du Yichouv n’est que plus grande. Pour les leaders
sionistes, le Génocide est une défaite. Ils ne sont pas parvenus à persuader
une majorité de juifs de quitter l’Europe pour la Palestine lorsqu’il en était
encore temps. Puis, lorsque les juifs européens avaient eu besoin de soutien,
le mouvement était trop faible pour agir.
Le
29 novembre 1947, l’Organisation des Nations unies ne vote pas une partition de
la Palestine, signifiant une division stricte, mais un partage censé conduire à
la création de deux États liés par une monnaie unique, des échanges
commerciaux, et la mise en commun des ressources naturelles. Le Yichouv
est alors propriétaire de moins de 8% de la terre de Palestine, un élément
factuel qui démontre le caractère mensonger de la prétendue « vente »
de la terre par ses habitants. L’État juif obtient 55,5% du territoire,
comprenant 438 000 Arabes pour 599 000 juifs. Cette perspective est
inenvisageable pour les dirigeants sionistes. Si au soir de l’annonce du
partage des heurts éclatent dans certaines zones urbaines, la grande majorité
des Palestiniens ne souhaitent pas glisser vers une guerre civile, et de
nombreux villages établissent ou renouvellent des accords de non-agression avec
les kibboutzim voisins. Le 10 décembre, puis du 31 décembre au 2
janvier, un « Conseil » rassemblant les principaux dirigeants du
mouvement sioniste se réunit, et une stratégie de combat face aux rebelles,
articulée à un transfert de la population arabe, est établie. Ils parviennent à
faire fi de leurs divisions et s’unissent dans une guerre mêlant lutte
nationale et pratiques coloniales. Du côté Britannique, Ernest Bevin, ministre
des Affaires étrangères du Premier ministre Clément Attlee, souhaite que la
région destinée à l’État arabe soit rattachée au Royaume de Transjordanie.
Cette volonté s’explique par l’hostilité des Britanniques à l’égard du Grand
Mufti de Jérusalem, Amin al-Husseini, qui a supervisé pendant deux ans deux
divisions SS musulmanes (16). Par crainte que l’État arabe ne devienne un
« État mufti », Bevin engage un dialogue avec Tawfiq Abul Huda,
Premier ministre de Transjordanie. Un accord est passé le 7 février 1948
concernant le déploiement de la Légion Arabe en Palestine dès le départ des
troupes britanniques, afin d’occuper la partie arabe, mais sans pénétrer dans
la zone destinée à l’État juif (17).
La
guerre débute véritablement en janvier 1948, avec l’arrivée en Palestine des
volontaires de la Jaysh al-Jihad al-Muqaddas – Armée de la guerre
sainte, menée par Abd al-Kader Husseini, et l’Armée de libération arabe de
Fawzi al-Qawuqji, permettant à l’Agence Juive d’accélérer le processus
d’expropriation. Ils ne peuvent empêcher le 14 mai la déclaration
d’indépendance d’Israël, qui est suivie le lendemain par l’entrée en guerre des
principaux États arabes de la région. Hormis une série de défaites infligées
par les troupes égyptiennes de mai à juillet, la Haganah, qui devient l’Armée
de Défense d’Israël en juin, domine militairement les armées arabes, et les
troupes sionistes organisent minutieusement l’expulsion de la population
palestinienne le long des voies de communications des principales implantations
juives. Au terme de la Première Guerre israélo-arabe, 685 localités
palestiniennes sont dépeuplées, partiellement ou totalement, dont soixante-dix
cas accompagnés de massacres sur des civils. 78% de la Palestine originelle est
occupée par les troupes sionistes. Le nombre de réfugiés s’équilibre à
805 000. Parmi eux, 10% de classes aisées qui semblent avoir fui
volontairement avant le déclenchement des hostilités. Ces départs donnent à
Israël 300 000 hectares de terres, 73 000 habitations, 8 700
boutiques et près de 5 millions de livres (18).
Si
la Palestine a été, comme d’autres pays arabes suite au démantèlement de
l’Empire ottoman, soumise aux puissances européennes, la population
palestinienne a dû faire face à un double processus colonial, britannique et
sioniste. Trahis par une partie des dirigeants arabes, tiraillés entre
différentes factions rivales, le défi imposé par le projet sioniste nécessitait
un pragmatisme et des pratiques politiques et sociales qui dépassaient les
capacités des mouvements palestiniens. Cependant, le projet politique des
militants sionistes s’inscrivait davantage dans une quête de sécurité nationale
que dans un projet ciblant délibérément la population palestinienne. Ni passivité,
ni vente de leur patrie, les Palestiniens n’ont fait qu’être victimes d’un
rapport de force bouleversé par les Guerres Mondiales, au point de ne plus
saisir la profondeur des enjeux politiques auxquels ils faisaient face.
Notes :
(1)
Fi’ata al-Sihyuniyya, « The two factions of Zionism », Filastin,
n°84, 8 novembre 2013. Cité par Rashid Khalidi, Palestinian Identity, the
Construction of Modern National Consciousness, New York, Columbia
University Press,
2010, p.58.
(2) Terme hébraïque signifiant littéralement « ascension » ou « élévation spirituelle », faisant référence à l’acte d‘immigration vers la « Terre Sainte » de Palestine.
(3) Elias Sanbar, Figures du Palestinien, Paris, Gallimard, pp. 98-105.
(4) Ibid.
(5) Rashid Khalidi, Palestinian Identity, the Construction of Modern National Consciousness, New York, Columbia University Press, 2010, pp. 122-123.
(6) Fi’ata al-Sihyuniyya, « The two factions of Zionism », Filastin, n°84, 8 novembre 2013. Cité par Ibid, p.58.
(7) Ibid, p.123.
(8) Ibid, p.158.
(9) Yuval Ben-Bassat, « Que faire des Juifs en Palestine ? Les contradictions de la politique ottomane », orientxxi.info, 4 février 2015.
(10) Walid Khalidi, From Haven to Conquest, Washington DC, Institute for Palestine Studies, 2007, p.841.
(11) Pour faciliter la compréhension du texte, nous désignons « Palestinien » les habitants Arabes de la Palestine.
(12) Tom Segev, One Palestine, Complete, New York, Metropolitan Books, 1999. p. 321
(13) Walid Khalidi, From Haven to Conquest, op. cit.
(14) Ibid.
(15) Rashid Khalidi, The Iron Cage. The Story of the Palestinian Struggle for Statehood, Oxford, OneWorld, 2006, pp.13-22.
(16) Sur le rôle modeste du Grand Mufti durant la Seconde Guerre mondiale, nous lirons Les Arabes et la Shoah, de Gilbert Achcar (Sindbad-Actes Sud, 2009), et The Holocaust and Collective Memory, de Peter Novick (Bloomsbury Publishing PLC, 2001)
(17) Avi Shlaim, « The Debate about 1948 », in International Journal of Middle East Studies, n°27, 1995.
(18) Pour la question des ouvrages, voir le documentaire de Benny Brunner, The Great Robbery Books, sorti en 2012.
(2) Terme hébraïque signifiant littéralement « ascension » ou « élévation spirituelle », faisant référence à l’acte d‘immigration vers la « Terre Sainte » de Palestine.
(3) Elias Sanbar, Figures du Palestinien, Paris, Gallimard, pp. 98-105.
(4) Ibid.
(5) Rashid Khalidi, Palestinian Identity, the Construction of Modern National Consciousness, New York, Columbia University Press, 2010, pp. 122-123.
(6) Fi’ata al-Sihyuniyya, « The two factions of Zionism », Filastin, n°84, 8 novembre 2013. Cité par Ibid, p.58.
(7) Ibid, p.123.
(8) Ibid, p.158.
(9) Yuval Ben-Bassat, « Que faire des Juifs en Palestine ? Les contradictions de la politique ottomane », orientxxi.info, 4 février 2015.
(10) Walid Khalidi, From Haven to Conquest, Washington DC, Institute for Palestine Studies, 2007, p.841.
(11) Pour faciliter la compréhension du texte, nous désignons « Palestinien » les habitants Arabes de la Palestine.
(12) Tom Segev, One Palestine, Complete, New York, Metropolitan Books, 1999. p. 321
(13) Walid Khalidi, From Haven to Conquest, op. cit.
(14) Ibid.
(15) Rashid Khalidi, The Iron Cage. The Story of the Palestinian Struggle for Statehood, Oxford, OneWorld, 2006, pp.13-22.
(16) Sur le rôle modeste du Grand Mufti durant la Seconde Guerre mondiale, nous lirons Les Arabes et la Shoah, de Gilbert Achcar (Sindbad-Actes Sud, 2009), et The Holocaust and Collective Memory, de Peter Novick (Bloomsbury Publishing PLC, 2001)
(17) Avi Shlaim, « The Debate about 1948 », in International Journal of Middle East Studies, n°27, 1995.
(18) Pour la question des ouvrages, voir le documentaire de Benny Brunner, The Great Robbery Books, sorti en 2012.
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