Les manifestations contre Bouteflika et son système qui règne depuis 20 ans ont bouleversé les idées, arraché les masques, dévoilé les mystères, et renversé les pions.
Eveillés de leur torpeur, les Algériens sont passés du
peuple honni au peuple admiré, d’un Sisyphe qui roule le rocher de la
honte et de la soumission, à un Prométhée qui défie le pouvoir
corrompu.
Bouteflika est passé de la sacralisation à l’humiliation.
Flashbacks. Bouteflika devient président en 1999. La
décennie noire (années du terrorisme) commence à prendre fin après
avoir avalé des milliers de victimes et semé des traumatismes profonds.
Les années de terrorisme ne sont pas enseignées à l’école.
Jusqu’à aujourd’hui cette décennie reste enveloppée de secrets et de
mystères. La majorité des Algériens ne savent pas comment la barbarie a
eu vraiment fin. La version nationale stipule que Bouteflika a réussi
par sa politique de « Concorde civile » à mettre fin à cette guerre et à
semer la paix en Algérie. Bouteflika devient ainsi le leader de la
paix.
Premier mandat donc en 1999. Président et leader de la
paix. Les photos géantes accrochées partout représentent Bouteflika
lançant une colombe dans l’air. Plusieurs couples donnent son prénom à
leur nouveau-né : Abdelaziz. Enivré par sa victoire, il déclare à cette
époque avec un orgueil démesuré : «Aucune institution de la république,
fût-elle l’Armée Populaire Nationale, ne peut faire une bouchée de moi.
Je suis l’Algérie toute entière. Je suis l’incarnation du peuple
algérien. Allez dire aux Généraux de me bouffer s’ils peuvent le
faire !».
Dans les médias étatiques, il n’est pas désigné par son nom
mais par une phrase semblable à un poème ou un verset : « Sa Majesté
le Président de la République monsieur Abdelaziz Bouteflika ». En
langue arabe « Sa Majesté » est traduite en « Fakhamatouhou ». Le
journaliste ou le responsable qui oublie un fragment est viré le même
jour. Une autre appellation de secours est permise : « Le Moudjahid, le
Père de la Nation… ». Bouteflika devient sacré dès le premier mandat.
Deuxième mandat, puis le troisième. La majorité du peuple
dort et ne remarque pas les ruses de Bouteflika et ses violations
récurrentes de la Constitution pour réaliser son rêve obsessionnel :
s’éterniser au trône. L’opposition est interdite. Les citoyens qui
sortent du silence sont intimidés, interpellés, matraqués, emprisonnés,
menacés… Les exemples sont nombreux.
En 2004, le journaliste-écrivain Mohamed Benchicou,
principal opposant de Bouteflika, est emprisonné, son journal Le Matin
est fermé, à cause de ses articles et ses livres sur Sa Majesté. En
2009, le roman « Poutakhine, journal presque intime d’un naufragé » est
interdit sans être lu parce que, selon les échos, le livre (une fiction
publiée sous pseudo) est une critique acerbe envers Bouteflika et son
système.
À cause de la maladie, Bouteflika est fixé au fauteuil, à
la merci des hôpitaux européens. Pour cacher la précarité de sa santé,
son clan affiche un portrait des temps anciens où il est debout et
souriant. Dans les rencontres officielles, il est absent, remplacé par
sa photo encadrée. Parfois, on offre des cadeaux à ce cadre. Malgré sa
maladie, il s’empare du quatrième mandat durant lequel l’Algérie est
gouvernée par le Cadre et les lettres fantômes.
En 2016, le journaliste Mohamed Tamalt est en prison à
cause de ses publications sur Facebook, prises pour offense au
président. Après une grève de faim, Tamalt meurt dans l’indifférence. Il
ne faut pas toucher au sacré Bouteflika !
La sacralisation continue en attendant le cinquième mandat.
Une association appelle l’Académie Nobel à décerner son prix de la paix
à Bouteflika. Une autre réalise une statue de lui pour la fixer
ensuite dans un lieu de son choix. La dernière image de sacralisation :
certains clowns de son clan déclarent en 2019, après l’avoir poussé vers
un cinquième mandat pour voler sur son dos, que Bouteflika a été envoyé
par Allah pour sauver l’Algérie. Il devient prophète !
Ainsi, la sacralisation atteint son paroxysme en 2019 et
fait de Bouteflika un mythe, un dieu, un Zeus toisant son peuple du
sommet de son Olympe. Et comme un vrai Dieu, il règne en invisible,
sans notion de corps.
Fin des flashbacks.
Le 22 février 2019, l’Algérie se révolte contre la
candidature fantôme de Bouteflika à un cinquième mandat et son système.
En quelques jours, Bouteflika est passé du sacré à l’humilié.
Le masque de Bouteflika tombe. L’Algérie entière découvre
sa réalité : un despote habité par l’obsession de régner à vie qui a
ruiné l’Algérie, violé la Constitution, et enrichi son clan. Inversion
de rôles ! Ici et là, des Algériens arrachent son portrait, le
déchirent, et le piétinent.
Sa Majesté Bouteflika devient objet d’humour sarcastique,
d’ironie, et même d’insulte. Exemples de pancartes : « Non au
Boudha-flika », « No au Boutef-leska » (le mot « leska » veut dire la
colle en dialecte algérien). Sa photo est collée sur des poubelles en
plastique avec cette phrase : « poubelle de l’Histoire! »
Fin mars 2019, l’armée qui était son bras droit le lâche à
son tour et demande sa démission immédiate. Pour rire, il faut relire en
haut de ce texte ses phrases dites sur l’armée. Le 02 avril, il obéit
et démissionne.
Voilà, un tragique tournant de l’Histoire. Une ironie de la
vie. Ce scénario qui a duré 20 ans ressemble à cette pièce utopique de
Marivaux où Arlequin devient roi et celui-ci devient vassal.
Bouteflika croyait longtemps finir sa carrière en Narcisse politique,
en Zeus invincible, et être une empreinte de gloire dans l’Histoire.
Le sacro-saint Bouteflika a fini humilié, honni, et sera
pour l’Algérie un tout petit souvenir de honte ! L’Olympe s’effrite et
Zeus tombe par terre, Narcisse sombre dans le lac…Désormais on ne parle
plus de Sa Majesté Bouteflika, mais de Sa Majesté le peuple algérien.
Conclusion : quand le peuple se réveille, le dieu politique devient un rien.
Auteur
Tawfiq Belfadel, écrivain-chroniqueur
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