APS - ALGÉRIE

dimanche 31 décembre 2017

Déjeuner avec Daniel Ellsberg, pionnier des lanceurs d'alerte



Des ‘Pentagon Papers’ à la Corée du Nord et à l’apocalypse nucléaire



Edward Luce, FT
Je m’attends à moitié à rencontrer un invalide. L’éditeur de Daniel Ellsberg m’a envoyé un mail la semaine précédente pour m’avertir qu’il souffrait d’une laryngite, qu’il avait besoin de repos, qu’il se fatiguait rapidement. La maison d’édition m’a demandé d’avancer l’heure du déjeuner, avant midi. Je ne peux pas vraiment en vouloir à Ellsberg, qui a maintenant 86 ans, de vouloir expédier notre déjeuner.

Peu après m’être assis à notre table, un homme alerte en costume entre dans le restaurant. L’unique indice d’une infirmité est la grosse prothèse auditive rose qui dépasse de son oreille gauche. Je me précipite pour l’aider à enlever son manteau. S’en extraire lui prend du temps. “Je l’ai acheté à Moscou quand j’ai rendu visite à Edward Snowden” m’informe-t-il comme s’il s’excusait pour ce manteau. Dès que nous sommes assis, il demande au serveur une camomille avec du miel. J’en ai besoin pour ma gorge” dit-il. À plusieurs reprises au cours du déjeuner, il explique qu’il ne peut pas parler longtemps. “Ma voix me lâche très vite.” Il commence à parler d’une voix faible, qui devient toujours plus animée. Deux heures plus tard, il parle toujours.
“Daniel Ellsberg est surtout connu pour avoir révélé les Pentagon Papers en 1971, et ce que les généraux de l’US Army savaient depuis des années : que le scénario le plus optimiste pour le Vietnam était l’enlisement militaire”
Le lieu est l’Oval Room, un restaurant élégant et moderne, face à la Maison Blanche, de l’autre côté de Lafayette Square. Le motif de la rencontre est son nouveau livre, ‘The Doomsday Machine : Confessions of a Nuclear War Planner’, qui vient de sortir après des décennies de gestation. Daniel Ellsberg est surtout connu pour avoir révélé les Pentagon Papers en 1971, et ce que les généraux de l’US Army savaient depuis des années : que le scénario le plus optimiste pour le Vietnam était l’enlisement militaire. Et pourtant, eux comme les chefs d’État-major successifs de la Maison-Blanche ont continué cette guerre, par crainte de sacrifier la crédibilité des États-Unis.
Le document de 7 000 pages, qu’Ellsberg avait fait sortir de son bureau de la Rand Corporation et qu’il a passé des nuits à photocopier, a permis d’annihiler les arguments qui subsistaient en faveur de la poursuite de la guerre du Vietnam. Deux semaines plus tard, Daniel Ellsberg s’est rendu de lui-même aux autorités. Plus tard, on a su que le président d’alors, Richard Nixon, qui avait fait tout son possible pour bloquer la publication des Pentagon Papers, avait promis au juge de son procès qu’il le nommerait directeur du FBI. Ce qui était, pour ce juge, l’ambition de toute une vie. Mais la manœuvre a échoué. Son procès pour espionnage, qui aurait pu lui coûter 115 ans de prison, fut invalidé. Daniel Ellsberg sortit libre.
On sait moins que Daniel Ellsberg était auparavant l’un des planificateurs américains les plus gradés du nucléaire. D’abord au Pentagone, puis à la Rand Corporation, il a participé à l’élaboration d’une doctrine nucléaire qui a encore cours aujourd’hui. De “faucon” froid et brillant de la guerre froide, Ellsberg devint militant de l’élimination du nucléaire.
Il a tenté de faire publier son manuscrit à différentes reprises depuis 1975. Personne ne voulait lire un livre sur les armes nucléaires. “Mon ancien agent, qui était très bon, m’a dit qu’il ne me représenterait pas pour un livre sur le nucléaire” dit Ellsberg. “Il y a encore cinq ans, le même livre a été rejeté par dix-sept éditeurs, pour raisons commerciales.” Puis quelque chose a changé. Peut-être l’annexion de la Crimée par la Russie, ou les progrès de la Corée du Nord dans le nucléaire, ou l’élection de Donald Trump. Pourquoi se sont-ils précipités maintenant, quand personne d’autre ne le voulait ? Le monde est devenu plus effrayant, répond-il. “La seule petite lumière dans le monde d’aujourd’hui est que les gens veulent maintenant lire mon livre” dit-il.
Un accident qui attend de se produire
Nous commandons nos entrées. Ellsberg choisit de la salade de betteraves et j’opte pour la bisque de homard. Daniel Ellsberg insiste pour éviter tout ce qui peut contenir du sel. Le serveur promet d’y veiller. Son aversion pour le sel me rappelle le complot monté pour le compromettre avant qu’il ne prenne la parole durant une manifestation contre la guerre en 1971, et qui échoua. Les conseillers de Nixon émirent l’idée de mettre du LSD dans sa soupe, dans l’espoir de pouvoir le décrire ensuite comme un hippie dérangé. Les exécutants chargés de l’opération ne reçurent pas les instructions à temps. Ellsberg est un peu un expert en opérations bâclées. Le cabinet de son psychanalyste fut aussi cambriolé sur ordre de Nixon, pour mettre la main sur un dossier médical qui jetterait des doutes sur son équilibre mental. Son dossier se révéla anodin. “Ils ont tenté toutes sortes de tours avec moi” se souvient-il.
J’ai très envie de remonter plus loin dans le temps et dans la vie d’Ellsberg. À l’âge de 15 ans, son père eut un accident dans la voiture qui transportait la famille. La mère et la jeune sœur d’Ellsberg furent tuées. Ellsberg faillit les rejoindre. Il passa quatre jours dans le coma. À quel point cela l’a-t-il affecté ? “L’accident m’a appris que le monde peut changer en un éclair, pour le pire” dit-il. “C’est l’histoire que je me raconte depuis plus de 70 ans.”
Mais il dit avoir modifié sa vision de cette tragédie familiale ces derniers mois. “Est-ce que c’était vraiment un accident ?” demande-t-il. Sa nouvelle réponse est complexe. Elle explique aussi en partie pourquoi Ellsberg s’inquiète plus de la faillibilité humaine que la plupart des gens.
“L’accident m’a appris que le monde peut changer en un éclair, pour le pire” dit-il. “C’est l’histoire que je me raconte depuis plus de 70 ans.”
La tragédie a eu lieu durant la fête nationale américaine du 4 juillet, en 1946. La mère de Daniel Ellsberg voulait aller à Denver en voiture depuis Detroit, où ils vivaient. Elle oublia de réserver une chambre de motel pour la première nuit. Ils dormirent donc tous sur les dunes du lac Michigan. Daniel et son père passèrent la plus grande partie de la nuit à frissonner couchés sur une plage, sous des couvertures. Sa mère et sa sœur dormirent dans la voiture. “Je me souviens que mon père a à peine dormi” raconte Ellsberg. “Je me souviens aussi de m’être réveillé au milieu de la nuit et d’avoir vu des étoiles filantes, cette pluie de météorites. Je n’en avais jamais vues autant.”
Le jour suivant, le père d’Ellsberg ne cessa de répéter qu’il était trop fatigué pour conduire et proposa de faire une halte. Mais sa mère insista pour qu’ils continuent. À un moment, au milieu des champs de maïs de l’Iowa, le père d’Ellsberg s’endormit au volant et la voiture sortit de la route. “Accident n’est pas le bon mot” dit Daniel Ellsberg. “C’était un accident dans le sens où personne n’aurait voulu que ça arrive. Mais mes deux parents étaient conscients des risques et ils les ont pris néanmoins.”
Ellsberg raconte avec calme mais tristesse. Il trace aussi un parallèle assez naturel pour lui. “La guerre nucléaire est aussi un accident qui attend de se produire. Le monde se prépare à la catastrophe nucléaire – à la fin de la civilisation – depuis 70 ans maintenant. Je le sais : j’ai vu les plans.”
L’accident a enseigné à Ellsberg que les dirigeants en qui vous placez votre confiance et que parfois même vous aimez – comme son père – peuvent jouer pour très peu de choses tout ce qu’ils ont de plus cher au monde. “Il n’aurait jamais dû conduire et ma mère aurait dû l’écouter. La route était droite. Il n’y avait pas d’autres voitures. Ce n’est pas comme si nous avions été frappés par une météorite” conclut-il.
Notre serveur nous interrompt pour nous prévenir que l’entrée choisie par Daniel Ellsberg, le poulet amish rôti à la casserole, est trop salée pour lui : il a été mariné dans la saumure pendant trois jours. “Oh, alors, ça sort du menu” dit Ellsberg. Il échange le poulet pour un saumon croustillant et des lentilles. J’ai commandé le magret de canard avec du chou chinois. “Dommage” soupire Ellsberg. “Amish, le son me plaisait bien. J’apprécie beaucoup plus toutes les religions de paix qu’avant, dont les scientistes chrétiens.” Né dans une famille juive, Ellsberg a cependant été élevé comme scientiste chrétien. Après l’accident, son père refusa que Daniel reçoive le moindre traitement médical, comme l’ordonne cette secte. Des parents réussirent à évacuer le petit garçon blessé vers un autre hôpital. “S’ils n’avaient pas remis mon genou en place, j’aurais eu une jambe plus courte de cinq centimètres que l’autre” dit-il. “Bref, cela m’a détourné de l’église des scientistes chrétiens.”
Lanceurs d’alerte contre peur de l’ostracisme
Ellsberg peut-il imaginer qu’il serait devenu un lanceur d’alerte sans cette tragédie ? Il réfléchit quelques instants. Il est devenu ami avec Edward Snowden, en exil à Moscou après avoir rendu publiques des montagnes de données de la NSA, ainsi qu’avec Chelsea Manning, ancien soldat de l’US army incarcérée pour avoir fait fuiter des monceaux de câbles diplomatiques américains. Ellsberg a mis aussi un point d’honneur à devenir ami avec les lanceurs d’alerte du monde des affaires. À chaque rencontre, il les interroge sur leurs motivations. “Nous sommes tous d’accord sur trois choses” dit-il. “D’abord, nous savons qu’il se passe quelque chose de mal. Deuxièmement, les gens devraient être informés. Troisièmement, je vais leur dire.”
“Ellsberg a mis un point d’honneur à devenir ami avec les lanceurs d’alerte du monde des affaires”
La seule partie que ni Ellsberg ni ses compagnons de l’alerte au public ne peuvent expliquer est la troisième. Pourquoi eux ? Pourquoi d’autres personnes ne se manifestent-elles pas ? Ellsberg dit que Snowden a donné la meilleure réponse. “Les gens ont des carrières, des emplois, la sécurité, ils ne veulent pas risquer de perdre ça” dit-il. Il me confie ensuite qu’il a un jour lu que les lanceurs d’alerte divorcent en moyenne dix-huit mois après leur révélation. Le conjoint n’a pas signé pour un changement de domicile, pour le stress ou l’opprobre de leurs pairs. “C’est peut-être la chose la plus importante” dit Ellsberg. “C’est quelque chose d’inhérent à l’humanité : la peur d’être ostracisé. Les gens couvriront n’importe quoi ou à peu près, dont le risque de la fin du monde, pour éviter d’être ostracisé.”
La guerre nucléaire avec la Corée du Nord ?
Je demande si Ellsberg espère que son livre poussera les personnels des bases nucléaires à devenir des lanceurs d’alerte. “Eh bien, vous savez, les ogives nucléaires ne savent pas lire” dit-il. “Mais les gens qui travaillent dans les silos nucléaires ont beaucoup de temps libre ; en général, ils candidatent à ces jobs dans les bunkers pour pouvoir achever leur diplôme par correspondance, ce genre de chose. Ils ont le temps de lire. J’espère que mon livre provoquera beaucoup de démissions.” Je lui confie que j’ai participé à la conférence de Halifax durant laquelle le général John Hyten, de la direction stratégique de l’US Army – qui contrôle l’arsenal nucléaire – a dit qu’il n’obéirait pas à un “ordre illégal” du président d’utiliser les armes nucléaires.
Nous sommes ensemble depuis plus d’une heure et il nous reste encore à aborder le sujet du président Trump. Étant donné que nous sommes à un jet de pierre de la Maison-Blanche, ce doit être une première. Ellsberg fait peu cas des paroles rassurantes du général en question. “Aucun président ne croit qu’il fait quelque chose d’illégal” dit-il. “Trump est différent dans le sens où il en parle ouvertement. Il dit que tout ce qu’il fait est légal, juste comme Nixon. Bien sûr, Trump est beaucoup plus déséquilibré que la plupart des présidents, mais Hyten dit n’importe quoi. Quel officier américain a jamais été envoyé en prison pour avoir obéi aux ordres ? Citez-moi en un. En plus, si un général refuse d’obéir aux ordres du président, Trump peut le limoger et le remplacer par quelqu’un qui obéira.” À ce moment, l’attaché de presse d’Ellsberg s’approche pour l’avertir qu’il sera aphone s’il continue à parler. “Encore quelques minutes, j’y prends plaisir” répond-il aimablement.
“Trump est beaucoup plus déséquilibré que la plupart des présidents, si un général refuse d’obéir aux ordres du président, Trump peut le limoger et le remplacer par quelqu’un qui obéira”
Donc, Trump n’est ni meilleur ni pire que ses prédécesseurs. Ellsberg confesse qu’il a voté “à contrecœur” pour Hillary Clinton l’an dernier. Mais Trump ne fait que déclarer en public ce que beaucoup de présidents font en privé, dit-il. “Pensez-vous que Trump soit le premier président à peloter une femme ? Pensez-vous qu’il soit le premier raciste à vivre à la Maison Blanche ?” Non, je réponds. Mais il est assurément le moins stable mentalement. Ellsberg opine. Mais d’abord, il me rappelle l’antisémitisme de Nixon, révélé dans les bandes enregistrées du Bureau ovale, lors d’une discussion dont Ellsberg était le sujet. “La plupart des juifs ne sont pas loyaux” disait Nixon. “On ne peut pas faire confiance à ces bâtards. Ils se retournent contre vous.”
Ellsberg passe ensuite au sujet de la Corée du Nord. Il croit que Trump a en grande partie créé de toutes pièces cette crise en disant que la Corée du Nord ne deviendrait pas un État nucléaire sous son mandat. “Je ne laisserai pas ça arriver” avait-il dit, rappelle Ellsberg. “Mais c’était déjà arrivé avant qu’il ne soit élu.”
Le résultat est que les États-Unis sont maintenant, et pour la première fois depuis la crise des missiles cubains en 1962, en train de menacer d’attaquer un pays qui possède des armes nucléaires. “Nous sommes en train de parler ouvertement d’équipes de liquidateurs, d’exercices à grande échelle d’invasion, de décapitation du pouvoir nord-coréen. C’est une folie. HR McMaster [conseiller à la sécurité nationale de Donald Trump] dit que nous nous rapprochons chaque jour plus de la guerre nucléaire. C’est fou.”
Les diatribes de Trump ont enclenché une accélération du programme de missiles nucléaires de Kim Jong Un. Trump a convaincu ce dernier que la capacité de la Corée du Nord à toucher la Corée du Sud et le Japon ne troublerait pas les États-Unis. Seule sa capacité à frapper le territoire américain compte. Par conséquent, la Corée du Nord a accéléré le développement de ses missiles intercontinentaux. Ce n’est qu’une question de temps – “peut-être de semaines” – avant que Kim ne teste une bombe à hydrogène dans l’atmosphère, étape nécessaire pour que ses missiles balistiques intercontinentaux soient crédibles. À partir de ce moment-là, tous les paris sont ouverts, selon Daniel Ellsberg. “En ce moment, ce que fait Trump m’échappe complètement.”
L’espèce humaine ne disparaîtra pas complètement
À ce moment du déjeuner, je suis en train de boire un expresso. Je regrette amèrement de ne pas avoir commandé un grand cognac. Ellsberg est revenu à la camomille et au miel. Est-ce que quelque chose le rend un peu optimiste ? Il mentionne Mikhail Gorbatchev, Nelson Mandela et d’autres, qui ont amélioré le monde, mais ne cesse de revenir à son thème de prédilection : les humains contrôlent les armes nucléaires et ils sont faillibles. Les dirigeants américains et russes ont délégué l’autorité de les utiliser à des subalternes. Les seuls États-Unis possèdent un arsenal assez important pour détruire la planète plusieurs centaines de fois. Barack Obama n’a pas réussi à diminuer la puissance nucléaire de l’Amérique, mais il a essayé. Le Pentagone l’a persuadé de dépenser encore 1 000 milliards de dollars pour moderniser l’arsenal. “Les probabilités de pouvoir sortir du Titanic diminuent” dit Ellsberg. “Mais en dépit de tout, je suis un optimiste” ajoute-t-il. Je dresse l’oreille. On dirait qu’Ellsberg va conclure sur une note optimiste : “L’espèce humaine ne sera pas exactement liquidée par un hiver nucléaire. 1 ou 2 % d’entre nous survivront, en se nourrissant de mollusques quelque part dans des endroits comme l’Australie et la Nouvelle Zélande. La civilisation disparaîtra, bien évidemment. Mais nous survivrons en tant qu’espèce.”
“Ellsberg ne cesse de revenir à son thème de prédilection : les humains contrôlent les armes nucléaires et ils sont faillibles”
Réconforté par ce mince répit, je suggère qu’il est sans doute temps de nous en aller. Deux heures se sont écoulées depuis que nous avons commencé à parler, même si le temps est passé très vite. À mon amusement, nous passons encore dix minutes à bavarder devant le vestiaire. Il faut encore cinq minutes pour l’accompagner jusqu’à la sortie. “Donnez-moi votre carte de visite” dit un Ellsberg en pleine possession de sa voix alors que nous nous séparons enfin. “Je veux continuer à parler.”
The Oval Room
800 Connecticut Ave NW, Washington DC
Salade de bettraves $12
Bisque de homard $14
Saumon grillé $25
Magret de canard $26
Espresso $5
San Pellegrino $4
Total (service et pourboire compris) $123

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