APS - ALGÉRIE

mardi 7 juin 2016

La sociologie d’Ibn Khaldun La naissance de l’Islam Les concepts fondamentaux 1ère partie



par Georges Labica
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Quelques concepts expriment la mise en œuvre d’une méthode dont une présentation synthétique est donnée dès le début de la (Muqaddima) : «L’histoire a pour véritable objet de nous faire connaître l’état social de l’homme, c’est-à-dire la civilisation. Et de nous faire apprendre les phénomènes qui appartiennent à son essence, à savoir la vie sauvage, la sociabilité, l’esprit de corps, les divers genres de supériorité que les hommes obtiennent les uns sur les autres. Et qui amènent la naissance des empires et des dynasties, leur rang d’importance, les occupations auxquelles les hommes consacrent leurs travaux et leurs efforts, telles que les professions lucratives, les moyens d’existence, les sciences, les arts, enfin tous les caractères inhérents à la nature même de la civilisation».
Une telle définition décrit le champ d’une sociologie générale d’ambition encyclopédique, qui entend cerner une totalité, la civilisation, à partir des facteurs qui la manifestent dans son devenir, selon deux termes clefs : celui de Umran et celui de Açabiyya.

Le premier, que l’on traduit généralement par «civilisation », peut être entendu au sens actuel vaste de «culture » (Kultur); ce mot provient de la racine A.M.R., qui signifie habiter quelque part, fréquenter quelqu’un, cultiver une terre, entretenir une maison, rendre prospère, être très fréquenté, fixer son séjour... L’essence du umran, spécifiée dans le texte que nous venons de citer comme marquant la vocation sociologique de l’histoire khaldûnienne, peut donc recevoir diverses transcriptions, à travers lesquelles s’affirme le caractère opératoire de son concept. Ces acceptions vont de la oikouménè grecque, disant la terre habitée, à la sociabilité, précisément prise pour désigner l’état naturel de l’homme.

Le umran, d’autre part, se donne à voir sous deux formes essentielles : celle de la sédentarité et celle de la bédouinité. La première englobe tout ce qui relève de la vie urbaine, tandis que la seconde traduit le mode de vie nomade selon ses différentes expressions, qui peuvent aller du nomadisme proprement dit au semi-nomadisme et à la sédentarité précaire du paysan extra muros. Ces termes désignent deux états fondamentalement différents de l’existence sociale, celui de la vie citadine et celui de la vie de la badiya, qui ne sauraient aucunement recouvrir des distinctions ethniques ou même de simples localisations géographiques, mais qui, au contraire, connotent des concepts économico-sociaux; et ceux-ci reflètent les deux modes de vie historiques qu’Ibn Khaldûn avait sous les yeux dans ce Maghreb du XIVème siècle, dont il donne, en dépit de l’apparente anarchie, une interprétation rationnelle. On se trouve donc en présence d’une civilisation de la bédouinité et d’une civilisation de la citadinité ; mais ce bicéphalisme ne doit pas faire illusion : le premier état n’est que le moindre degré du umran, le nomadisme tendant naturellement à se dépasser en s’accomplissant comme sédentarité. Celle-ci, à son tour, connaît des étapes, de l’établissement à demeure fixe à l’épanouissement de toutes ses potentialités culturelles, sociales, économiques et politiques.

Le processus dynamique qui va rendre compte de ce développement dans la gradation de ses modalités est exprimé dans le concept connexe de açabiyya, authentique force motrice de l’histoire dont le radical dit l’action de lier, de se réunir ou de se grouper en un lieu. Ibn Khaldûn déclare qu’elle fait apparaître la nécessité d’entendre par açabiyya la tendance naturelle qui porte les hommes à entretenir des rapports de solidarité. Il s’agit bien d’un même concept qu’Ibn Khaldûn manie en fonction des besoins de son explication des phénomènes sociaux; originellement, la açabiyya désigne les liens du sang, des plus étroits (famille ou tribu) aux plus larges (groupes de tribus, lignages). Mais ce sens, à son tour, s’étend aux différentes expressions de la communauté qui vont de la tribu élargie aux contribules et aux clients, à la formation politique et même à l’umma spirituelle qui englobe tous les musulmans. C’est pourquoi, l’on traduit le plus souvent ce mot par les expressions d’esprit de corps, de solidarité collective, de group feeling ou de Gemeinsinn, quitte à lui laisser évoquer, selon le contexte et avec toutes les réserves qu’exigent ces usages, nos idées modernes de conscience nationale, de patriotisme ou de parti.

Véritable principe dialectique, la açabiyya est chargée d’assurer la médiation entre les deux aspects du umran: ciment du corps social à l’origine, elle trouve sa manifestation la plus nette au stade de la bédouinité, tandis que son extrême distension, lorsque le plus haut degré de sédentarisation est atteint, amorce l’irrévocable décadence. L’instauration d’un régime politique, l’acquisition et le maintien de la souveraineté se trouvent donc conditionnés par la açabiyya qui apparaît bien être le nerf de la causalité historique.

Les étapes que parcourra l’analyse khaldûnienne peuvent en conséquence être schématisées : essence du umran ; distinction nomades/sédentaires ; antériorité de la bédouinité sur la citadinité ; passage de l’une à l’autre par la tension puis la dilution progressive de la açabiyya. La rythmologie du umran, ou plutôt son processus de développement d’un mode d’économie élémentaire à un mode supérieur, avec l’ensemble des manifestations y attenantes, sont, en dernière analyse, fonction de la açabiyya; la Muqaddima, comme entreprise d’histoire universelle, n’en est, d’un bout à l’autre, que l’essai d’explicitation. Ce bref rappel des principes fondamentaux fait immédiatement ressortir la nature de la méthodologie d’Ibn Khaldûn. Elle est un rationalisme laïque en ce qu’elle entend énoncer des constantes historiques et sociales en ne faisant appel qu’à des observations expérimentalement fondées, sans recours par conséquent à une quelconque intervention surnaturelle.
RELIGION, MILIEU ET POLITIQUE

Si la açabiyya constitue la condition de l’obtention de la souveraineté, laquelle permet à son tour l’accès du groupe social à un niveau supérieur de umran, il est évident que le religieux devra se trouver dans le prolongement du politique. Ibn Khaldûn se réfère souvent à Aristote et à sa définition de l’homme comme animal politique. Il l’interprète à partir de ses propres principes en soulignant que l’idée de polis exprime le fait pour l’homme de ne pouvoir vivre seul. Témoignage en est offert dès les Discours préliminaires de la Muqaddima. Ibn Khaldûn s’y livre à des constatations d’un réalisme indéniable, montrant, entre autres exemples, la relation des modes de vie aux différents climats, en vertu d’un déterminisme qui n’exclut pas la religion:

«L’influence de l’abondance sur l’état physiologique se fait sentir jusque dans la religion et la pratique religieuse; qu’ils soient bédouins ou citadins, ceux qui mènent une vie misérable et qui sont habitués à supporter la faim et à renoncer au plaisir, »ont plus religieux, plus disposés à s’adonner à une vie de dévotion que les hommes opulents et abandonnés au luxe. Les villes et les cités renferment peu d’hommes religieux, attendu qu’y règnent généralement une insensibilité de coeur et un esprit d’indifférence qui proviennent de l’usage trop abondant de la viande, des assaisonnements et de la farine...».

Ce qui vaut des groupes vaut aussi des individus: l’homme de la vie sédentaire, gâté par le luxe, perd, avec sa vigueur physique, sa force de caractère et ses convictions religieuses; cette déchéance tend même à le déposséder de son humanité et à l’abaisser au rang de l’animal. Le phénomène religieux, dit encore Ibn Khaldûn, ne s’observe que dans les climats tempérés; plus on s’en éloigne et plus la religion se dégrade, au point que les peuples des régions du Nord et du Midi n’en peuvent connaître aucune et que les missions prophétiques n’y sont même pas concevables. Remarquant toutefois que tel est le cas de la péninsule Arabe, et que ce fait peut emporter contradiction avec ce qu’il vient d’établir, l’historien ajoute:

 «On ne saurait opposer à ce que je viens de dire que le Yémen, le Hadramaout... se trouvent situés dans le premier et le second climats. La presqu’île des Arabes est environnée de trois côtés par la mer, de sorte que l’humidité de cet élément a influé sur»celle de l’air et amoindri la sécheresse extrême qui est produite par la chaleur. L’humidité de la mer a donc établi dans ce pays une espèce de température moyenne ».

Il serait à tout le moins singulier en effet que les conditions climatiques aient pu priver cette région d’une mission prophétique.

Passons maintenant au corps social. Ibn Khaldûn distingue deux types d’institutions politiques, selon que les lois viennent des hommes eux-mêmes ou selon qu’elles viennent de Dieu par l’intermédiaire d’un prophète. Dans le premier cas, on a affaire à une «politique rationnelle» qui demeure au plan mondain; dans le second, à un «politique religieuse» dont les lois valent aussi bien pour ce monde que pour l’au-delà, et qui est donc «plus complète» que la première. Dans les deux cas, le but de la souveraineté politique consiste, quitte à les contraindre, à faire accéder les hommes à un ordre éthique, c’est-à-dire à dépasser la «souveraineté naturelle» qui «incline la communauté vers les désirs et les passions du prince. » Notons déjà qu’exception faite de l’Etat théocratique proprement dit, l’institution de tout régime politique renvoie au principe naturel de la cohésion sociale, à savoir la açabiyya.


 SUITE ...  LE ROLE DE LA AÇABIYYA

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