Dans l'article Politique et idéologie on avait déjà fait un
pas positif en mettant en relief les conditions nécessaires pour que l'action
de l'individu et celle de l'Etat s'épousent mutuellement et forment une unité
organique, capable de soutenir l'épreuve de l'Histoire.
Cependant, en poussant l'analyse plus loin, ces conditions
nécessaires ne paraissent pas à leurs tours suffisantes.
Il est bon de noter cela avec l'orientaliste Gibb - en ôtant
toutefois à son jugement son caractère absolu - que la société musulmane a
manqué durant les derniers siècles de ressort, de tension intérieure.
Le remède à une telle situation, comme on a essayé de le
montrer dans le dernier article, réside dans l'idéologie qui donne, en effet,
la tension nécessaire à une société appelée à de grandes tâches, en créant
l'individu tendu, c'est-à-dire le contraire de l'être flasque et indolent qui
compose un corps social apathique.
Il faut ajouter toutefois que ce remède est encore en-deçà
de la solution : une idéologie est une flèche vers
un but, la simple indication d'une direction.
Elle peut permettre à l'action de
l'individu et de l'Etat de s'orienter et peut-être d'atteindre le but.
Même si le but est une destruction, et si la direction
indiquée est celle du suicide d'une nation.
L'idéologie hitlérienne a tendu le peuple allemand au-delà
des forces humaines. Mais on sait dans quel abîme elle l'a précipité
finalement.
Sans parler de ses conséquences morales dans le monde si
elle avait triomphé. Hitler voulait une Pax. Germanica pour mille ans : avec
elle, la conscience universelle aurait donc régressé d'un millénaire sur la
voie de son développement.
La politique exige donc davantage. Il ne suffit pas de
déterminer l'action de l'Etat dans un sens donné, avec le système de contrôle
nécessaire sur l'appareil d'exécution et le système de protection pour mettre
le citoyen à l'abri des abus possibles de cette action. Ni de déterminer, la
tension nécessaire aux énergies sociales pour atteindre le but assigné.
I1 faut encore que le but lui-même soit adéquat à
l'évolution normale de la nation et aux conditions ambiantes de cette
évolution.
Il faudrait même qu'il soit adéquat aux destinées du monde.
Car si une politique coupée de l'âme universelle n'a aucune chance
d'efficacité, elle ne peut plus être qu'un danger de plus dans le monde.
Or, quand on examine la question du premier point de vue,
celui de l'adéquation d'une politique à l'évolution d'une nation et aux
conditions ambiantes de cette évolution, c'est le problème de la culture qui se
pose déjà.
Et quand on pousse cette adéquation jusqu'aux exigences d'un
ordre universel, ces exigences ne font que renforcer cette conclusion.
La politique ne peut pas donc se
dissocier de la culture, sous peine de perdre à la fois sa fonction nationale
et sa dimension universelle.
Napoléon, à Moscou, c'est-à-dire dans les moments les plus
tragiques de sa vie, ne se penchait pas seulement sur les cartes d'état-major
mais aussi sur le code civil à achever et même sur le problème de l'éclairage
de la ville de Paris.
Un tel problème peut-il se concevoir dans la fonction et la
dimension d'une politique coupée de la culture ?
Faire de la politique, c'est donc,
en un sens, modifier le cadre culturel dans le sens favorable au développement
harmonieux du génie d'une nation. Faire de la politique, a alors pour synonyme
faire de la culture.
Donc, quand on crée un square à Alger ou au Caire,
c'est-à-dire quand on modifie le cadre culturel dans n'importe quel pays du
tiers-monde. On fait un acte hautement politique.
Mais, en même temps, ces conclusions montrent, - compte tenu
des observations quotidiennes que chacun peut faire dans la rue - dans quels
termes se présente le problème de la politique dans un pays du tiers monde où
notre expérience nous révèle l'action simultanée de facteurs de trois
ordres : ceux de la culture, ceux d'une certaine inculture à éliminer et
ceux d'une anti-culture à l'égard de laquelle on doit être dans un état de
constante vigilance.
La relation de la politique avec la culture passe
nécessairement par cette trilogie. Quand on pense culture dans un pays du
tiers-monde, on doit penser aussitôt à son contexte sociologique où les forces
inconscientes de l'inculture et les forces conscientes de l'anti-culture
agissent
Simultanément.
Par ailleurs, les termes eux-mêmes doivent être étendus à de
nouvelles acceptions, car chacun sait que lorsqu'on construit une école, on
fait quelque chose pour la culture et pour l'élimination de l'inculture.
Mais, sous l'angle politique, le problème de la culture est
plus complexe.
Si même l'école demeure - et c'est à voir- le moyen
essentiel de faire la culture et, finalement pour donner à une politique sa
dimension nationale et universelle, ce moyen est insuffisant.
pour s'en convaincre, il suffirait de récapituler les noms
de ceux qui ont animé la foire électorale en Algérie depuis trente ans.
En général, c'étaient des produits de l'école, qu'on les
nomme intellectuels ou intellectomanes, peu importe.
Le problème de l'école doit être
repensé. Il ne doit pas être posé en termes d'équipements. L'école, ce n'est
pas seulement le lieu où il y a des bancs, des écritoires et un tableau sur
lequel on écrit l'alphabet ou des équations : c'est le temple où une conscience
reçoit la révélation des valeurs qui constituent le patrimoine humain.
La promenade de Socrate avec ses disciples était une école
où la Grèce préparait son message à l'Antiquité.
Gandhi, silencieux pendant des heures et autour de lui une
foule rouette de centaines de milliers de personnes, c'était l'école qui
communiquait à la conscience du
XX• siècle le message de Satyagraha.
Mohammed assis parmi ses compagnons,
c'était l'école qui communiquait au monde le message d'une civilisation.
C'est dans la mesure où l'école retrouve sa signification
originelle qu'elle joue son rôle culturel et par conséquent son rôle politique.
Car la politique retrouve alors sa dimension nationale et universelle grâce à
l'ouverture que lui donne la culture sur les valeurs que l'esprit humain a
conquises à travers les millénaires.
Et l'action de l'Etat, après s'être identifiée avec celle de
l'individu. S’identifiera alors avec l'action même de l'humanité.
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