Par NOUREDDINE BOUKROUH
Jean de La Fontaine disait : «Je me sers d’animaux pour instruire les hommes.» C’est vrai, on peut éduquer les peuples et les dirigeants rien qu’avec des fables à condition qu’ils le veuillent bien car il en est qui estiment n’en avoir pas besoin : ni des fables ni de l’éducation.
Ce genre littéraire, écrit ou oral, remonte à la nuit des temps et est particulièrement prisé parce qu’il dispense, dans un langage simple, clair et divertissant,
les plus hautes leçons morales, philosophiques et politiques. Parmi ceux qui ont donné ses lettres de noblesse à cet art, on compte Esope, Apulée de Madaure, Ibn Al-Muqaffaâ (qui a laissé la vie dans cet exercice) et Jean de la Fontaine. Quand la liberté de pensée était encore tolérée en terre d’islam, Ibn Tofaïl (XIIe siècle) a composé le premier roman philosophique en écrivant Hayy Ibn Yaqdhan dans lequel il démontre, à travers l’histoire d’un enfant abandonné à sa naissance sur une île déserte et sauvé par une gazelle, qu’il est possible de parvenir à l’idée de Dieu par les seules facultés de la raison, sans l’intervention d’une religion, la médiation d’un prophète, ou l’entremise de ulémas. Ibn Tofaïl n’a pas été déféré devant une juridiction pour blasphème, et aucun ayatollah n’a lancé contre lui une fetwa comme celle que lança Khomeiny contre Salman Rushdie il y a trente ans et qui court toujours. Heureusement pour lui, Rushdie possède la vélocité d’un Forrest Gump. Le premier roman en prose, lui, est le fait d’un Algérien, Apulée de Madaure (IIe siècle). Il a pour titre L’âne d’or et pour héros un homme, Lucius, qui, par suite d’une manipulation magique, se métamorphose en âne et se trouve entraîné dans des aventures extraordinaires. Puisqu’il est question d’ânes, commençons par celui de Djouha. Ce personnage légendaire présenté comme un sage, un fourbe ou un niais, selon la morale qu’on veut tirer de ses histoires, devait se rendre en compagnie de sa femme et de son âne à une destination lointaine. Pour cela, il devait transiter par plusieurs contrées habitées par des gens aux mentalités différentes. Arrivé à la première, il croise un galant monsieur qui lui fait remarquer : «Mon bon ami, pourquoi obliges-tu ta femme à marcher alors que tu as un âne ?» Honteux, Djouha suivit le conseil et, traversant la contrée suivante, tombe sur un vieil homme moustachu et emburnoussé qui le tance en ces termes : «Depuis quand la femme, hachak, monte-elle à dos d’âne alors que l’homme marche à pied ? Ce n’est pas bien vu par ici, tu sais !» Djouha ordonne alors à sa femme de descendre et prend sa place. A l’entrée de la dechra voisine, une féministe accourt à la vue du cortège et, scandalisée par ce qu’elle voit, lance avec haine à notre homme : «Espèce d’énergumène ! Tu te prends pour un nabab sur ton bourricot alors que ta pauvre compagne doit avoir les pieds en sang…» Désarçonné, Djouha saute à terre, se prend la tête entre les mains et se demande ce qu’il pourrait bien faire pour ne plus s’attirer de remarques blessantes. Il décida qu’ils monteraient à deux sur le dos de l’âne, mais ne voilà-t-il pas qu’au moment où il croyait s’en être bien sorti apparaît un précurseur de la SPA (Société de protection des animaux) qui lui dit : «Tu n’as pas pitié de cet animal pour que vous le montiez à deux ?» Excédé, notre héros s’accroupit devant son âne, le hisse sur ses épaules et reprend le chemin ainsi lesté et sa femme trottinant à sa suite. Mais voilà encore qu’un drôle sort de derrière une haie de roseaux et lui jette, narquois : «Imbécile, va ! Tu portes l’âne alors que c’est lui qui devrait te porter… C’est lui le dab ou toi ?» On ne sait pas si, à la fin, Djouha se suicida, prit la mer comme un harraga, continua à pied ou revint sur ses pas, mais la morale de l’histoire est quoiqu’on fasse on est toujours critiqué, et que si on écoute les autres on ne fait jamais rien. Les peuples arabes qui ont fait leur révolution se trouvent dans la situation de Djouha. Quand ils ployaient sous le joug de la tyrannie, on les méprisait et disait d’eux qu’ils ne valaient rien et qu’ils méritaient pour cela leur sort. Quand ils se sont soulevés pour abattre le despotisme, déstabilisant inévitablement leurs pays, on en conclut qu’ils avaient été manipulés et qu’ils sont par conséquent soit des ânes qui ne comprennent rien, soit des traîtres. Et quand, pour la première fois de leur vie, ils ont librement voté, on les a accusés de n’avoir pas pris le chemin du meilleur, la démocratie, mais du pire, l’islamisme. Il y a les vraies questions et les fausses réponses. Les peuples ne seraient-ils bons qu’à faire les révolutions et à verser leur sang pour que viennent des hommes prédestinés en cueillir les fruits ? Ne sont-ils patriotes et intelligents que lorsqu’ils se laissent mener par des dictateurs, des ignorants et des familles rapaces ? Fallait- il que Ben Ali, Moubarak, Kadhafi et Saleh demeurent au pouvoir pour que rien de fâcheux n’arrive à ces pays ? Fallait-il que rien ne change au Maghreb et au Moyen-Orient pour que la théorie du complot ne prospère pas comme actuellement ? Fallait-il que les peuples continuent de subir sans broncher les lubies de leurs dirigeants pour ne pas déranger le sommeil des autres ? C’est évidemment ce que souhaitaient Ben Ali, Moubarak, Kadhafi et Saleh dans leur obstination à ne pas renoncer au pouvoir, et c’est ce que souhaite toujours le têtu de Bachar. Ces tyrans n’ont pas dit à leurs peuples : «OK, on va faire le changement sans détruire notre pays, sans nous entretuer, sans faire intervenir l’étranger» ; ils leur ont tenu un discours opposé : «C’est nous ou le déluge, nous ou le bain de sang, nous ou la guerre civile, nous ou la partition du pays…» Le mauvais n’incline pas de lui-même à montrer la voie du meilleur, il met d’emblée une croix sur cette direction pour ne laisser ouverte que celle du pire. Les peuples qui se sont soulevés n’avaient pas de solution de rechange toute prête — la meilleure — ils se sont lancés à l’assaut du mauvais en étant persuadés qu’il n’y avait pas pire que ce qu’ils enduraient. N’ayant pas le choix, il fallait ou ne rien faire, ou faire ce qu’ils ont fait. La révolution est inévitable lorsque le meilleur a disparu des mémoires, et que le mauvais a atteint le seuil de l’intolérable. Quand on est à bout, on s’attaque au mauvais même si on sait qu’on n’a pas préparé le meilleur, même si on ignore de quoi sera fait demain. On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, dit l’adage. C’est l’entêtement de Kadhafi et le choix auquel il a contraint les Libyens qui ont conduit à la guerre civile et à l’intervention étrangère. S’ils ont accepté le risque de revenir au point zéro, c’était avec l’espoir de pouvoir construire un jour le meilleur. L’âne de Buridan est mort de faim et de soif faute d’avoir décidé par quoi commencer, l’eau ou l’avoine. Les despotes arabes voulaient, justement, enfermer leurs peuples dans ce qu’on appelle depuis cette tragédie ânière le «paradoxe de l’âne de Buridan» : les figer dans une acceptation résignée du mauvais pour les empêcher de trancher entre deux alternatives, le meilleur et le pire. Jean Buridan est un philosophe français du XIVe siècle qui, comme les ulémas musulmans de son temps, ne croyait pas à la liberté de l’homme et au libre arbitre. Or, comme l’a prouvé l’âne auquel son nom est resté attaché, on peut mourir de ne pas décider, de ne pas choisir, de ne pas prendre de risques. C’est ce qu’ont compris ces peuples. Les révolutions arabes ont débouché sur l’islamisme. Mais les despotes ont-ils donné au courant non islamiste la latitude de se construire et aux forces politiques démocratiques embryonnaires la chance de s’organiser ? Non, c’était eux où le chaos, et les peuples ont répondu : vive le chaos ! Jusqu’à l’an dernier, les Tunisiens, les Égyptiens et les Libyens avaient un problème avec leurs pouvoirs. Depuis leur révolution et les élections, pour ceux qui les ont faites, ils ont un problème avec eux-mêmes. Il faut leur laisser un peu de temps, au bout duquel ils vont devoir démontrer s’ils sont capables de relever le défi de la modernité, ou s’ils se contenteront de remplacer une fausse monnaie par une autre ; de mettre des Abou Yazid («L’homme à l’âne» dont on a parlé dans une précédente contribution) à la place des Aliboron qu’étaient leurs anciens dictateurs. S’ils voient dans les nouveaux charlatans apparus en leur sein des Aladin à la lampe merveilleuse, à ce moment-là, ils mériteront le sort qui leur sera fait. Les peuples qui ont fait leurs révolutions vont devoir prouver qu’ils sont des nations, des sociétés et des Etats dignes de ce nom. Au-delà de la politique et des élections, ce qui est en cause c’est la conscience des peuples, la biologie des nations, les résultats du test de viabilité auquel on est soumis lorsqu’on prétend à ces qualités. Il n’est pas de bon ton de le dire, mais beaucoup de pays issus de la décolonisation sont de faux pays. Un pays, une nation, un Etat, ne s’offrent pas en cadeau ni ne s’improvisent à la va-vite, on les construit et les entretient en permanence. L’Histoire a donné à beaucoup la chance de devenir des sociétés, des économies et des Etats, ils ne l’ont pas tous saisie. Le Mali a été coupé en deux par quelques centaines de combattants en 72 heures. Est-ce normal ? La Libye a eu son indépendance par une résolution de l’ONU en 1949. Kadhafi l’a mise à genoux, a détourné ses richesses, et l’a finalement abandonnée dans l’état tribal où elle était en 1949. Est-ce normal ? Les révolutions arabes sont des cycles à quatre temps : il y a eu, comme on l’a vu dans les précédentes contributions, le temps des révoltes et du réveil magique, puis le temps des revanches et du vote atavique. Nous sommes dans le temps des illusions et de la «solution islamique», mais celui-ci commence à être bousculé par le temps du réalisme et des solutions pragmatiques. Ennahda a confirmé qu’elle ne demanderait pas la réécriture de l’article Un de la Constitution tunisienne, et la commission chargée de la rédaction de la nouvelle Constitution égyptienne vient d’être dissoute par une décision du tribunal administratif du Caire. Dans les deux pays l’islam institutionnel se tient à distance de l’islamisme politique. Quant à la Libye, il faut attendre que retombent les nuages de poussière des chevauchées tribales pour y voir plus clair. Rien n’est encore joué dans ces pays, et toutes les options sont ouvertes, de la meilleure à la pire. L’histoire du monde arabe connaît des bouleversements majeurs, entraînée par des mouvements spontanés qui peuvent aller dans la bonne ou la mauvaise direction. Dans le clair-obscur où on se trouve, il est urgent, il est vital de parler, de crier, d’écrire, pour orienter ceux qui sont dans le noir, qui sont pris dans un mouvement qui peut devenir fou, dans l’espoir de les ramener avec la voix du bon sens sur la voie de l’Histoire. Un mouvement spontané, déclenché de lui-même, peut aller de l’avant ou de l’arrière. Or, il n’y a pas de mouvement en arrière salutaire sauf en sport où, effectivement, on peut reculer pour mieux sauter. S’il y a des élites dans ces pays, c’est maintenant qu’elles doivent jouer pleinement leur rôle, apparaître, s’exprimer, expliquer et s’expliquer. Pas après, quand il sera trop tard, quand la bête aura échappé à tout contrôle, quand elle les aura réduites au silence, écrasées ou contraintes à l’exil. Ainsi que disent les pasteurs au moment de prononcer le sacrement de mariage : «Si quelqu’un à quelque chose à dire, qu’il parle maintenant ou se taise à jamais.» La comparaison n’est pas abusive, il s’agit bel et bien de mariages dont les préparatifs sont en cours sous nos regards. Ils ne sont pas encore scellés, mais les bans ont été publiés. Il est encore possible de poser des questions et même de les annuler : s’agit-il de mariages civils ou religieux, d’amour ou d’intérêt, forcés ou consentis, naturels ou contre-nature, entre des êtres compatibles ou entre l’eau et le feu, qui finiront par un divorce ou dans le sang ? Nous avons vu dans d’autres contributions comment l’islam, venu avec un esprit démocratique qui n’a pas survécu un quart de siècle à l’esprit tribal arabe, n’a connu qu’une suite ininterrompue de despotismes monarchiques ou républicains, et comment, venu avec un esprit favorable à la science, à la créativité intellectuelle et technologique, il n’a connu — après l’extinction des feux au XIIe siècle par un courant intellectuel porteur d’une autre compréhension de la religion — que le fatalisme, le soufisme, le maraboutisme, le wahhabisme, et enfin l’islamisme de la rue et le terrorisme. Les ulémas ont été engendrés par les «sciences religieuses», les soufis par les fatalistes, les marabouts par les soufis, et les islamistes par l’ibntaïmiyisme et le wahhabisme, selon une logique de régression intello-génétique allant dans le sens opposé à l’eugénisme, le mauvais donnant naissance au pire et le fanatique au terroriste. En enfantant, on se transmet soi-même, on lègue son stock génétique. On enfante de ce qu’on est, lumière ou ténèbres. Et quand on élève sa progéniture, on lui inculque les idées que l’on a, dont on a hérité et qu’on a professées sa vie durant. Quand on retourne en arrière, dans le cas de l’islam, on ne rencontre pas tout de suite sur son chemin la lumière philosophique et scientifique d’Ibn Khaldoun ou des Mutazila, on ne risque pas de remonter jusqu’à la lumière morale et politique de Omar Ibn Abdelaziz ou des «califes bien guidés», on est vite stoppé dans son élan par l’Himalaya élevé par le ilm», on tombe rapidement sur la muraille de Chine érigée autour des sources islamiques depuis al-Achâari, il y a douze siècles. On n’atteint pas la source de la lumière, on s’arrête à la source des ténèbres qui, en tenant compte de l’écart du temps, diffuse des ténèbres encore plus ténébreuses. Les feux de bivouac allumés par quelques esprits isolés dans le monde arabo-musulman et en Europe au cours des derniers siècles ne pouvaient éclairer une étendue aussi vaste. On est tombé de Charybde en Scylla comme disent les Grecs qui, eux aussi, après avoir donné au monde la première moisson de la raison et les clés de la pensée scientifique ont disparu dans les remous de l’Histoire sans que nul comprenne pourquoi. Aux dernières nouvelles, ils seraient en faillite au sens juridique du terme et ne survivraient que grâce à la solidarité européenne. Il est question qu’ils vendent quelquesunes de leurs îles pour se remettre à flot. L’Histoire est vraiment cruelle. Que feraient de pauvres diables comme nous qui ne tiennent qu’à un fil, à un mince filet de pétrole en voie d’assèchement ? Alors gardons-nous de rire des autres, Afghans, Somaliens, Tunisiens, Égyptiens, Libyens, Maliens ou Grecs, ne nous croyons pas plus intelligents qu’eux vu nos performances en matière d’économie et de terrorisme, et revenons à nos ânes. Dans l’histoire rapportée plus haut, c’est le bon Djouha qui était mis en scène, non le fourbe. Les spécialistes du personnage affirment qu’il a réellement existé, sans s’entendre sur le siècle et le pays où il aurait vécu. Il s’agirait d’un certain Nasr-Eddine Hodja (Hoca en turc qui, inversé, a donné «coha», d’où Djouha) mais ces mêmes spécialistes hésitent sur le lieu où il serait enterré. Sa tombe se trouverait en Anatolie ou… en Algérie, ce qui expliquerait beaucoup de choses si cette hypothèse s’avérait juste, et que c’est la version «fourbe» de l’homme qui reposerait chez nous. Si elle se confirmait, cela veut dire qu’il y a vécu, sévi, et fait des petits. J’y crois, personnellement, sinon d’où, de quoi, de qui tiendrions-nous cette lourde tendance dans notre comportement à la duperie, la fourberie, le marché noir, la vente de viande d’âne passée pour de la viande d’importation, l’achat de candidature à la députation, chose qui ne s’est vue dans aucun pays et à aucune époque…? Le trabendo qui a essaimé et s’est étendu à la religion et à la politique achètera un jour l’Etat en entier. Ce sera quand ce dernier sera complètement désargenté avec la dernière goutte de pétrole. Il est vraisemblable que nous ayons dans notre patrimoine génétique et culturel à la fois Djouha, son âne et leurs symboliques respectives. A El- Biar où j’habitais à la fin des années 1950, il y avait un arrêt de bus appelé «douzentiti» («Les deux entêtés»). Enfant, j’étais intrigué par cette appellation : qui, que pouvaient être ces «deux entêtés» ? Aujourd’hui, je me demande s’il ne s’agit pas de Djouha et de son âne. Un poète français, Francis Jammes (XIXe siècle), a écrit un véritable hymne à la gloire de l’âne qu’on nous apprenait à l’école avant son arabisation fondamentale : «J’aime l’âne si doux qui marche le long des houx…» Le parti démocrate américain l’a honoré en en faisant son symbole malgré ses défauts : l’entêtement et le braiment. Il partage le premier avec l’homme. Quand on veut, chez nous, signifier à quelqu’un qu’il perd son temps à vouloir faire plier un esprit retors on lui dit : «Tu pousses un âne mort !» L’âne est impassible, inoffensif et adorable tant qu’il n’ouvre pas sa gueule pour braire, ce pourquoi d’ailleurs il a été flétri par le Coran. Cette faiblesse, il la partage aussi avec les hommes politiques du monde entier qui, s’ils ne braient pas, profèrent très souvent des âneries aussi incommodantes que son lamentable «hi-han». J’ai écrit en 1979 un article intitulé «Le Khéchinisme» qui a perdu sa saveur après les coups de ciseaux de M. Naït Mazi, directeur d’ El-Moudjahid.Je peux avouer aujourd’hui que ce «concept» m’a été inspiré par une formule plusieurs fois répétée par feu le président Boumediene qui aimait dire, en tambourinant sur le pupitre : «Ech-châab aldjazairi rassou khechin !» (Nous sommes un peuple à la tête dure !) Le khéchinisme n’était plus psychologique, il devenait physiologique. Ce n’est pas Boumediene qui a inventé la formule, présente de longue date dans notre culture, mais, reprise par le premier des Algériens, elle devenait un oracle. Le khéchinisme ne réside pas dans le fait d’avoir des défauts, tout le monde, tous les peuples en ont. Il naît avec le fait de ne pas reconnaître ses défauts ou ses erreurs quand ils sont évidents, et atteint son apogée quand on en est tout content. Une sentence latine dit : «L’erreur est humaine, mais persister dans l’erreur est diabolique.» Cela revient à dire dans notre cas que c’est d’être diable que l’on est fier puisque «Persaverare diabolium». Je ne comprenais pas à l’époque (années 1970) par quelle mécanique intellectuelle un défaut, être dur de tête, pouvait être transformé en une qualité, et comment on pouvait être fier d’un défaut puisque c’est dans cette catégorie qu’est rangé l’entêtement. Nombreux sont ceux, athées ou croyants, dont c’est encore la religion. Pour eux, c’est l’expression achevée du nationalisme et de la fierté nationale : avoir le crâne plombé et le cerveau bétonné. J’étais pareillement perplexe en apprenant au début de la révolution égyptienne que Moubarak avait répondu par «j’ai un doctorat en entêtement» à son entourage qui le suppliait de faire quelque chose pour calmer le peuple en révolte. Il était à mille lieues de se douter où cet entêtement le mènerait quelques jours plus tard : à un enclos en fer dont il ne sortira plus vivant. Si le Raïs a fini dans un enclos, Kadhafi, le «Roi des rois africains», comme il aimait qu’on l’appelle, est mort, lui, comme «Le lion devenu vieux» de La Fontaine. Selon cette fable, le roi lion était devenu si vieux, si faible, que ses anciens sujets se délectaient à se venger de lui en lui portant qui un coup de dent, qui une griffure, qui une morsure, qui un coup de corne. Quand arriva le tour de l’âne de donner son coup de sabot, le lion s’adressa à lui dans un râle : «Ah ! c’est trop : je voulais bien mourir, mais c’est mourir deux fois que souffrir tes atteintes.» C’est de cette fable qu’est née l’expression «donner le coup de pied de l’âne» pour exprimer l’idée qu’à leur déchéance ce sont leurs anciens serviteurs que les puissants voient accourir en premier pour les achever. Chez nous, on parle de couteaux qui se multiplient à la chute du taureau, et El-Anka a chanté une émouvante qacidalà-dessus. L’expression ne doit pas être confondue avec une autre, le «coup de pied de la mule du Pape», employée dans des locutions telle que «cet homme est comme la mule du Pape qui garde sept ans son coup de pied» qu’a popularisée Alphonse Daudet dans ses Lettres de mon moulin, et par laquelle sont visés les gens à la nature rancunière et vindicative. Notre culture populaire s’est aussi intéressée à la thématique des puissants quand ils se disputent entre eux, et où c’est l’âne qui est encore mis en valeur. Un dicton algérien dit : « Ki yatçakkou labghal, dji fi ras lahmar.» (Lorsque les mulets en viennent aux sabots, c’est l’âne qui encaisse). Ça peut servir pour comprendre ce qui se passe au FLN par exemple. Si au lieu de perdre son temps à écrire les âneries contenues dans son «Livre vert» Kadhafi avait daigné consacrer quelques heures de ses 41 ans de règne à lire les fables dont s’instruisaient les califes au temps d’Ibn Al-Muqaffâa, et les vrais rois au temps de La Fontaine, il n’aurait pas connu la fin qu’il a connue : lynché dans la rue, à la sortie d’un égout, par ceux qu’il traitait de rats. S’il avait lu Le lion et le rat, une fable qu’on aurait dite écrite pour lui par le fabuliste français, il serait encore en vie (quoique «al-âamar» étant «bi yadillah»…) Elle commence par ses mots : «Il faut, autant qu’on peut, obliger tout le monde : on a souvent besoin d’un plus petit que soi», et traite du service rendu par le lion à un minuscule rat dans la peine. Vint un jour où le majestueux lion se fit prendre dans un filet contre lequel ses crocs et ses rugissements ne purent rien, et dont ledit rat vint à bout, lui sauvant la vie. Si le guide libyen avait «obligé» ses compatriotes (leur avoir fait du bien), ils ne se seraient pas soulevés contre lui. Il serait mort « mouazzaz, moukarram» dans son lit, et reposerait dans un mausolée au lieu d’une tombe anonyme dans le désert. La diplomatie algérienne est, depuis un moment déjà, dans la posture de Djouha. Le «droit à l’autodétermination des peuples» était à son zénith à l’époque de la décolonisation, et en odeur de sainteté dans les coulisses de l’ONU. Aujourd’hui, des minorités ethniques, religieuses ou politiques veulent s’en prévaloir pour demander leur autonomie ou leur indépendance vis-à-vis des Etats dans lesquels ils ne veulent plus vivre. Ayant très tôt enfourché ce «principe intangible » qui est le fondement de sa politique dans la question du Sahara occidental, notre diplomatie ne sait plus comment le justifier dans le nouveau contexte mondial sans ressentir de l’embarras ou encourir le mécontentement d’une partie ou d’une autre. La Bosnie croyait pouvoir s’en prévaloir pour obtenir sa reconnaissance par notre pays, elle en fut pour ses frais. Le MNLA qui vient de prendre possession de la moitié du Mali pour y installer un Etat espérait pouvoir exciper de ce principe pour obtenir sa reconnaissance, on lui a opposé une fin de non-recevoir. Si notre diplomatie l’avait fait, c’est tout de suite le président Ferhat Mhenni qui, au nom du Gouvernement provisoire kabyle, se serait élevé contre la politique des deux poids, deux mesures du gouvernement algérien, et exigé l’ouverture de négociations immédiates avec le sien. On ne sait pas à quelle époque a été créé le poste-frontière entre le Maroc et l’Algérie qui porte le drôle de nom de «Zoudj Bghal» (Les deux mulets). Si on cherche l’origine de cette dénomination, on la trouverait probablement dans le trait d’esprit dominant dans la mentalité des deux pays : l’entêtement. On sait que l’expression «notre âne est préférable à votre mulet» est courante dans le Maghreb. Peut-être qu’un sage a dû mettre autrefois d’accord les deux voisins sur la désignation de ce point de passage en les mettant à égalité. Actuellement, la frontière est de nouveau fermée à cause du problème sahraoui que l’intransigeance commune n’a pas permis de résoudre depuis quarante ans. Dans l’affaire, suis-je dans le regret de constater, le Maroc a eu la proie et nous l’ombre, et l’ombre s’est avérée coûteuse pour nous et la proie rentable pour le Maroc. Maâlich, les principes ne payant pas toujours, on se consolera en nous répétant « taghennant, takhassart». Moi aussi j’ai connu l’embarras de Djouha. Quand je ne me manifestais pas, comme si c’était une contrainte judiciaire, on me reprochait d’avoir «disparu» ou de m’être «exilé» ; quand je «réapparais», on se demande pourquoi, dans quel but, et pour qui je me prends ? Pour personne, pour rien, pour un simple point de vue dans la masse des points de vue possibles. Je le ressens aussi à la lecture de certains e-mails parmi les centaines que je reçois de compatriotes du pays ou de la diaspora : quand je critique l’islamisme, ses adversaires sont tout contents ; quand j’écorche ces derniers, ils deviennent tout mécontents ; ce qui est sûr, c’est que je ne ferai pas comme Djouha avec son âne… par «khéchinisme», moi aussi.
N. B. IN LSA
Jean de La Fontaine disait : «Je me sers d’animaux pour instruire les hommes.» C’est vrai, on peut éduquer les peuples et les dirigeants rien qu’avec des fables à condition qu’ils le veuillent bien car il en est qui estiment n’en avoir pas besoin : ni des fables ni de l’éducation.
Ce genre littéraire, écrit ou oral, remonte à la nuit des temps et est particulièrement prisé parce qu’il dispense, dans un langage simple, clair et divertissant,
les plus hautes leçons morales, philosophiques et politiques. Parmi ceux qui ont donné ses lettres de noblesse à cet art, on compte Esope, Apulée de Madaure, Ibn Al-Muqaffaâ (qui a laissé la vie dans cet exercice) et Jean de la Fontaine. Quand la liberté de pensée était encore tolérée en terre d’islam, Ibn Tofaïl (XIIe siècle) a composé le premier roman philosophique en écrivant Hayy Ibn Yaqdhan dans lequel il démontre, à travers l’histoire d’un enfant abandonné à sa naissance sur une île déserte et sauvé par une gazelle, qu’il est possible de parvenir à l’idée de Dieu par les seules facultés de la raison, sans l’intervention d’une religion, la médiation d’un prophète, ou l’entremise de ulémas. Ibn Tofaïl n’a pas été déféré devant une juridiction pour blasphème, et aucun ayatollah n’a lancé contre lui une fetwa comme celle que lança Khomeiny contre Salman Rushdie il y a trente ans et qui court toujours. Heureusement pour lui, Rushdie possède la vélocité d’un Forrest Gump. Le premier roman en prose, lui, est le fait d’un Algérien, Apulée de Madaure (IIe siècle). Il a pour titre L’âne d’or et pour héros un homme, Lucius, qui, par suite d’une manipulation magique, se métamorphose en âne et se trouve entraîné dans des aventures extraordinaires. Puisqu’il est question d’ânes, commençons par celui de Djouha. Ce personnage légendaire présenté comme un sage, un fourbe ou un niais, selon la morale qu’on veut tirer de ses histoires, devait se rendre en compagnie de sa femme et de son âne à une destination lointaine. Pour cela, il devait transiter par plusieurs contrées habitées par des gens aux mentalités différentes. Arrivé à la première, il croise un galant monsieur qui lui fait remarquer : «Mon bon ami, pourquoi obliges-tu ta femme à marcher alors que tu as un âne ?» Honteux, Djouha suivit le conseil et, traversant la contrée suivante, tombe sur un vieil homme moustachu et emburnoussé qui le tance en ces termes : «Depuis quand la femme, hachak, monte-elle à dos d’âne alors que l’homme marche à pied ? Ce n’est pas bien vu par ici, tu sais !» Djouha ordonne alors à sa femme de descendre et prend sa place. A l’entrée de la dechra voisine, une féministe accourt à la vue du cortège et, scandalisée par ce qu’elle voit, lance avec haine à notre homme : «Espèce d’énergumène ! Tu te prends pour un nabab sur ton bourricot alors que ta pauvre compagne doit avoir les pieds en sang…» Désarçonné, Djouha saute à terre, se prend la tête entre les mains et se demande ce qu’il pourrait bien faire pour ne plus s’attirer de remarques blessantes. Il décida qu’ils monteraient à deux sur le dos de l’âne, mais ne voilà-t-il pas qu’au moment où il croyait s’en être bien sorti apparaît un précurseur de la SPA (Société de protection des animaux) qui lui dit : «Tu n’as pas pitié de cet animal pour que vous le montiez à deux ?» Excédé, notre héros s’accroupit devant son âne, le hisse sur ses épaules et reprend le chemin ainsi lesté et sa femme trottinant à sa suite. Mais voilà encore qu’un drôle sort de derrière une haie de roseaux et lui jette, narquois : «Imbécile, va ! Tu portes l’âne alors que c’est lui qui devrait te porter… C’est lui le dab ou toi ?» On ne sait pas si, à la fin, Djouha se suicida, prit la mer comme un harraga, continua à pied ou revint sur ses pas, mais la morale de l’histoire est quoiqu’on fasse on est toujours critiqué, et que si on écoute les autres on ne fait jamais rien. Les peuples arabes qui ont fait leur révolution se trouvent dans la situation de Djouha. Quand ils ployaient sous le joug de la tyrannie, on les méprisait et disait d’eux qu’ils ne valaient rien et qu’ils méritaient pour cela leur sort. Quand ils se sont soulevés pour abattre le despotisme, déstabilisant inévitablement leurs pays, on en conclut qu’ils avaient été manipulés et qu’ils sont par conséquent soit des ânes qui ne comprennent rien, soit des traîtres. Et quand, pour la première fois de leur vie, ils ont librement voté, on les a accusés de n’avoir pas pris le chemin du meilleur, la démocratie, mais du pire, l’islamisme. Il y a les vraies questions et les fausses réponses. Les peuples ne seraient-ils bons qu’à faire les révolutions et à verser leur sang pour que viennent des hommes prédestinés en cueillir les fruits ? Ne sont-ils patriotes et intelligents que lorsqu’ils se laissent mener par des dictateurs, des ignorants et des familles rapaces ? Fallait- il que Ben Ali, Moubarak, Kadhafi et Saleh demeurent au pouvoir pour que rien de fâcheux n’arrive à ces pays ? Fallait-il que rien ne change au Maghreb et au Moyen-Orient pour que la théorie du complot ne prospère pas comme actuellement ? Fallait-il que les peuples continuent de subir sans broncher les lubies de leurs dirigeants pour ne pas déranger le sommeil des autres ? C’est évidemment ce que souhaitaient Ben Ali, Moubarak, Kadhafi et Saleh dans leur obstination à ne pas renoncer au pouvoir, et c’est ce que souhaite toujours le têtu de Bachar. Ces tyrans n’ont pas dit à leurs peuples : «OK, on va faire le changement sans détruire notre pays, sans nous entretuer, sans faire intervenir l’étranger» ; ils leur ont tenu un discours opposé : «C’est nous ou le déluge, nous ou le bain de sang, nous ou la guerre civile, nous ou la partition du pays…» Le mauvais n’incline pas de lui-même à montrer la voie du meilleur, il met d’emblée une croix sur cette direction pour ne laisser ouverte que celle du pire. Les peuples qui se sont soulevés n’avaient pas de solution de rechange toute prête — la meilleure — ils se sont lancés à l’assaut du mauvais en étant persuadés qu’il n’y avait pas pire que ce qu’ils enduraient. N’ayant pas le choix, il fallait ou ne rien faire, ou faire ce qu’ils ont fait. La révolution est inévitable lorsque le meilleur a disparu des mémoires, et que le mauvais a atteint le seuil de l’intolérable. Quand on est à bout, on s’attaque au mauvais même si on sait qu’on n’a pas préparé le meilleur, même si on ignore de quoi sera fait demain. On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, dit l’adage. C’est l’entêtement de Kadhafi et le choix auquel il a contraint les Libyens qui ont conduit à la guerre civile et à l’intervention étrangère. S’ils ont accepté le risque de revenir au point zéro, c’était avec l’espoir de pouvoir construire un jour le meilleur. L’âne de Buridan est mort de faim et de soif faute d’avoir décidé par quoi commencer, l’eau ou l’avoine. Les despotes arabes voulaient, justement, enfermer leurs peuples dans ce qu’on appelle depuis cette tragédie ânière le «paradoxe de l’âne de Buridan» : les figer dans une acceptation résignée du mauvais pour les empêcher de trancher entre deux alternatives, le meilleur et le pire. Jean Buridan est un philosophe français du XIVe siècle qui, comme les ulémas musulmans de son temps, ne croyait pas à la liberté de l’homme et au libre arbitre. Or, comme l’a prouvé l’âne auquel son nom est resté attaché, on peut mourir de ne pas décider, de ne pas choisir, de ne pas prendre de risques. C’est ce qu’ont compris ces peuples. Les révolutions arabes ont débouché sur l’islamisme. Mais les despotes ont-ils donné au courant non islamiste la latitude de se construire et aux forces politiques démocratiques embryonnaires la chance de s’organiser ? Non, c’était eux où le chaos, et les peuples ont répondu : vive le chaos ! Jusqu’à l’an dernier, les Tunisiens, les Égyptiens et les Libyens avaient un problème avec leurs pouvoirs. Depuis leur révolution et les élections, pour ceux qui les ont faites, ils ont un problème avec eux-mêmes. Il faut leur laisser un peu de temps, au bout duquel ils vont devoir démontrer s’ils sont capables de relever le défi de la modernité, ou s’ils se contenteront de remplacer une fausse monnaie par une autre ; de mettre des Abou Yazid («L’homme à l’âne» dont on a parlé dans une précédente contribution) à la place des Aliboron qu’étaient leurs anciens dictateurs. S’ils voient dans les nouveaux charlatans apparus en leur sein des Aladin à la lampe merveilleuse, à ce moment-là, ils mériteront le sort qui leur sera fait. Les peuples qui ont fait leurs révolutions vont devoir prouver qu’ils sont des nations, des sociétés et des Etats dignes de ce nom. Au-delà de la politique et des élections, ce qui est en cause c’est la conscience des peuples, la biologie des nations, les résultats du test de viabilité auquel on est soumis lorsqu’on prétend à ces qualités. Il n’est pas de bon ton de le dire, mais beaucoup de pays issus de la décolonisation sont de faux pays. Un pays, une nation, un Etat, ne s’offrent pas en cadeau ni ne s’improvisent à la va-vite, on les construit et les entretient en permanence. L’Histoire a donné à beaucoup la chance de devenir des sociétés, des économies et des Etats, ils ne l’ont pas tous saisie. Le Mali a été coupé en deux par quelques centaines de combattants en 72 heures. Est-ce normal ? La Libye a eu son indépendance par une résolution de l’ONU en 1949. Kadhafi l’a mise à genoux, a détourné ses richesses, et l’a finalement abandonnée dans l’état tribal où elle était en 1949. Est-ce normal ? Les révolutions arabes sont des cycles à quatre temps : il y a eu, comme on l’a vu dans les précédentes contributions, le temps des révoltes et du réveil magique, puis le temps des revanches et du vote atavique. Nous sommes dans le temps des illusions et de la «solution islamique», mais celui-ci commence à être bousculé par le temps du réalisme et des solutions pragmatiques. Ennahda a confirmé qu’elle ne demanderait pas la réécriture de l’article Un de la Constitution tunisienne, et la commission chargée de la rédaction de la nouvelle Constitution égyptienne vient d’être dissoute par une décision du tribunal administratif du Caire. Dans les deux pays l’islam institutionnel se tient à distance de l’islamisme politique. Quant à la Libye, il faut attendre que retombent les nuages de poussière des chevauchées tribales pour y voir plus clair. Rien n’est encore joué dans ces pays, et toutes les options sont ouvertes, de la meilleure à la pire. L’histoire du monde arabe connaît des bouleversements majeurs, entraînée par des mouvements spontanés qui peuvent aller dans la bonne ou la mauvaise direction. Dans le clair-obscur où on se trouve, il est urgent, il est vital de parler, de crier, d’écrire, pour orienter ceux qui sont dans le noir, qui sont pris dans un mouvement qui peut devenir fou, dans l’espoir de les ramener avec la voix du bon sens sur la voie de l’Histoire. Un mouvement spontané, déclenché de lui-même, peut aller de l’avant ou de l’arrière. Or, il n’y a pas de mouvement en arrière salutaire sauf en sport où, effectivement, on peut reculer pour mieux sauter. S’il y a des élites dans ces pays, c’est maintenant qu’elles doivent jouer pleinement leur rôle, apparaître, s’exprimer, expliquer et s’expliquer. Pas après, quand il sera trop tard, quand la bête aura échappé à tout contrôle, quand elle les aura réduites au silence, écrasées ou contraintes à l’exil. Ainsi que disent les pasteurs au moment de prononcer le sacrement de mariage : «Si quelqu’un à quelque chose à dire, qu’il parle maintenant ou se taise à jamais.» La comparaison n’est pas abusive, il s’agit bel et bien de mariages dont les préparatifs sont en cours sous nos regards. Ils ne sont pas encore scellés, mais les bans ont été publiés. Il est encore possible de poser des questions et même de les annuler : s’agit-il de mariages civils ou religieux, d’amour ou d’intérêt, forcés ou consentis, naturels ou contre-nature, entre des êtres compatibles ou entre l’eau et le feu, qui finiront par un divorce ou dans le sang ? Nous avons vu dans d’autres contributions comment l’islam, venu avec un esprit démocratique qui n’a pas survécu un quart de siècle à l’esprit tribal arabe, n’a connu qu’une suite ininterrompue de despotismes monarchiques ou républicains, et comment, venu avec un esprit favorable à la science, à la créativité intellectuelle et technologique, il n’a connu — après l’extinction des feux au XIIe siècle par un courant intellectuel porteur d’une autre compréhension de la religion — que le fatalisme, le soufisme, le maraboutisme, le wahhabisme, et enfin l’islamisme de la rue et le terrorisme. Les ulémas ont été engendrés par les «sciences religieuses», les soufis par les fatalistes, les marabouts par les soufis, et les islamistes par l’ibntaïmiyisme et le wahhabisme, selon une logique de régression intello-génétique allant dans le sens opposé à l’eugénisme, le mauvais donnant naissance au pire et le fanatique au terroriste. En enfantant, on se transmet soi-même, on lègue son stock génétique. On enfante de ce qu’on est, lumière ou ténèbres. Et quand on élève sa progéniture, on lui inculque les idées que l’on a, dont on a hérité et qu’on a professées sa vie durant. Quand on retourne en arrière, dans le cas de l’islam, on ne rencontre pas tout de suite sur son chemin la lumière philosophique et scientifique d’Ibn Khaldoun ou des Mutazila, on ne risque pas de remonter jusqu’à la lumière morale et politique de Omar Ibn Abdelaziz ou des «califes bien guidés», on est vite stoppé dans son élan par l’Himalaya élevé par le ilm», on tombe rapidement sur la muraille de Chine érigée autour des sources islamiques depuis al-Achâari, il y a douze siècles. On n’atteint pas la source de la lumière, on s’arrête à la source des ténèbres qui, en tenant compte de l’écart du temps, diffuse des ténèbres encore plus ténébreuses. Les feux de bivouac allumés par quelques esprits isolés dans le monde arabo-musulman et en Europe au cours des derniers siècles ne pouvaient éclairer une étendue aussi vaste. On est tombé de Charybde en Scylla comme disent les Grecs qui, eux aussi, après avoir donné au monde la première moisson de la raison et les clés de la pensée scientifique ont disparu dans les remous de l’Histoire sans que nul comprenne pourquoi. Aux dernières nouvelles, ils seraient en faillite au sens juridique du terme et ne survivraient que grâce à la solidarité européenne. Il est question qu’ils vendent quelquesunes de leurs îles pour se remettre à flot. L’Histoire est vraiment cruelle. Que feraient de pauvres diables comme nous qui ne tiennent qu’à un fil, à un mince filet de pétrole en voie d’assèchement ? Alors gardons-nous de rire des autres, Afghans, Somaliens, Tunisiens, Égyptiens, Libyens, Maliens ou Grecs, ne nous croyons pas plus intelligents qu’eux vu nos performances en matière d’économie et de terrorisme, et revenons à nos ânes. Dans l’histoire rapportée plus haut, c’est le bon Djouha qui était mis en scène, non le fourbe. Les spécialistes du personnage affirment qu’il a réellement existé, sans s’entendre sur le siècle et le pays où il aurait vécu. Il s’agirait d’un certain Nasr-Eddine Hodja (Hoca en turc qui, inversé, a donné «coha», d’où Djouha) mais ces mêmes spécialistes hésitent sur le lieu où il serait enterré. Sa tombe se trouverait en Anatolie ou… en Algérie, ce qui expliquerait beaucoup de choses si cette hypothèse s’avérait juste, et que c’est la version «fourbe» de l’homme qui reposerait chez nous. Si elle se confirmait, cela veut dire qu’il y a vécu, sévi, et fait des petits. J’y crois, personnellement, sinon d’où, de quoi, de qui tiendrions-nous cette lourde tendance dans notre comportement à la duperie, la fourberie, le marché noir, la vente de viande d’âne passée pour de la viande d’importation, l’achat de candidature à la députation, chose qui ne s’est vue dans aucun pays et à aucune époque…? Le trabendo qui a essaimé et s’est étendu à la religion et à la politique achètera un jour l’Etat en entier. Ce sera quand ce dernier sera complètement désargenté avec la dernière goutte de pétrole. Il est vraisemblable que nous ayons dans notre patrimoine génétique et culturel à la fois Djouha, son âne et leurs symboliques respectives. A El- Biar où j’habitais à la fin des années 1950, il y avait un arrêt de bus appelé «douzentiti» («Les deux entêtés»). Enfant, j’étais intrigué par cette appellation : qui, que pouvaient être ces «deux entêtés» ? Aujourd’hui, je me demande s’il ne s’agit pas de Djouha et de son âne. Un poète français, Francis Jammes (XIXe siècle), a écrit un véritable hymne à la gloire de l’âne qu’on nous apprenait à l’école avant son arabisation fondamentale : «J’aime l’âne si doux qui marche le long des houx…» Le parti démocrate américain l’a honoré en en faisant son symbole malgré ses défauts : l’entêtement et le braiment. Il partage le premier avec l’homme. Quand on veut, chez nous, signifier à quelqu’un qu’il perd son temps à vouloir faire plier un esprit retors on lui dit : «Tu pousses un âne mort !» L’âne est impassible, inoffensif et adorable tant qu’il n’ouvre pas sa gueule pour braire, ce pourquoi d’ailleurs il a été flétri par le Coran. Cette faiblesse, il la partage aussi avec les hommes politiques du monde entier qui, s’ils ne braient pas, profèrent très souvent des âneries aussi incommodantes que son lamentable «hi-han». J’ai écrit en 1979 un article intitulé «Le Khéchinisme» qui a perdu sa saveur après les coups de ciseaux de M. Naït Mazi, directeur d’ El-Moudjahid.Je peux avouer aujourd’hui que ce «concept» m’a été inspiré par une formule plusieurs fois répétée par feu le président Boumediene qui aimait dire, en tambourinant sur le pupitre : «Ech-châab aldjazairi rassou khechin !» (Nous sommes un peuple à la tête dure !) Le khéchinisme n’était plus psychologique, il devenait physiologique. Ce n’est pas Boumediene qui a inventé la formule, présente de longue date dans notre culture, mais, reprise par le premier des Algériens, elle devenait un oracle. Le khéchinisme ne réside pas dans le fait d’avoir des défauts, tout le monde, tous les peuples en ont. Il naît avec le fait de ne pas reconnaître ses défauts ou ses erreurs quand ils sont évidents, et atteint son apogée quand on en est tout content. Une sentence latine dit : «L’erreur est humaine, mais persister dans l’erreur est diabolique.» Cela revient à dire dans notre cas que c’est d’être diable que l’on est fier puisque «Persaverare diabolium». Je ne comprenais pas à l’époque (années 1970) par quelle mécanique intellectuelle un défaut, être dur de tête, pouvait être transformé en une qualité, et comment on pouvait être fier d’un défaut puisque c’est dans cette catégorie qu’est rangé l’entêtement. Nombreux sont ceux, athées ou croyants, dont c’est encore la religion. Pour eux, c’est l’expression achevée du nationalisme et de la fierté nationale : avoir le crâne plombé et le cerveau bétonné. J’étais pareillement perplexe en apprenant au début de la révolution égyptienne que Moubarak avait répondu par «j’ai un doctorat en entêtement» à son entourage qui le suppliait de faire quelque chose pour calmer le peuple en révolte. Il était à mille lieues de se douter où cet entêtement le mènerait quelques jours plus tard : à un enclos en fer dont il ne sortira plus vivant. Si le Raïs a fini dans un enclos, Kadhafi, le «Roi des rois africains», comme il aimait qu’on l’appelle, est mort, lui, comme «Le lion devenu vieux» de La Fontaine. Selon cette fable, le roi lion était devenu si vieux, si faible, que ses anciens sujets se délectaient à se venger de lui en lui portant qui un coup de dent, qui une griffure, qui une morsure, qui un coup de corne. Quand arriva le tour de l’âne de donner son coup de sabot, le lion s’adressa à lui dans un râle : «Ah ! c’est trop : je voulais bien mourir, mais c’est mourir deux fois que souffrir tes atteintes.» C’est de cette fable qu’est née l’expression «donner le coup de pied de l’âne» pour exprimer l’idée qu’à leur déchéance ce sont leurs anciens serviteurs que les puissants voient accourir en premier pour les achever. Chez nous, on parle de couteaux qui se multiplient à la chute du taureau, et El-Anka a chanté une émouvante qacidalà-dessus. L’expression ne doit pas être confondue avec une autre, le «coup de pied de la mule du Pape», employée dans des locutions telle que «cet homme est comme la mule du Pape qui garde sept ans son coup de pied» qu’a popularisée Alphonse Daudet dans ses Lettres de mon moulin, et par laquelle sont visés les gens à la nature rancunière et vindicative. Notre culture populaire s’est aussi intéressée à la thématique des puissants quand ils se disputent entre eux, et où c’est l’âne qui est encore mis en valeur. Un dicton algérien dit : « Ki yatçakkou labghal, dji fi ras lahmar.» (Lorsque les mulets en viennent aux sabots, c’est l’âne qui encaisse). Ça peut servir pour comprendre ce qui se passe au FLN par exemple. Si au lieu de perdre son temps à écrire les âneries contenues dans son «Livre vert» Kadhafi avait daigné consacrer quelques heures de ses 41 ans de règne à lire les fables dont s’instruisaient les califes au temps d’Ibn Al-Muqaffâa, et les vrais rois au temps de La Fontaine, il n’aurait pas connu la fin qu’il a connue : lynché dans la rue, à la sortie d’un égout, par ceux qu’il traitait de rats. S’il avait lu Le lion et le rat, une fable qu’on aurait dite écrite pour lui par le fabuliste français, il serait encore en vie (quoique «al-âamar» étant «bi yadillah»…) Elle commence par ses mots : «Il faut, autant qu’on peut, obliger tout le monde : on a souvent besoin d’un plus petit que soi», et traite du service rendu par le lion à un minuscule rat dans la peine. Vint un jour où le majestueux lion se fit prendre dans un filet contre lequel ses crocs et ses rugissements ne purent rien, et dont ledit rat vint à bout, lui sauvant la vie. Si le guide libyen avait «obligé» ses compatriotes (leur avoir fait du bien), ils ne se seraient pas soulevés contre lui. Il serait mort « mouazzaz, moukarram» dans son lit, et reposerait dans un mausolée au lieu d’une tombe anonyme dans le désert. La diplomatie algérienne est, depuis un moment déjà, dans la posture de Djouha. Le «droit à l’autodétermination des peuples» était à son zénith à l’époque de la décolonisation, et en odeur de sainteté dans les coulisses de l’ONU. Aujourd’hui, des minorités ethniques, religieuses ou politiques veulent s’en prévaloir pour demander leur autonomie ou leur indépendance vis-à-vis des Etats dans lesquels ils ne veulent plus vivre. Ayant très tôt enfourché ce «principe intangible » qui est le fondement de sa politique dans la question du Sahara occidental, notre diplomatie ne sait plus comment le justifier dans le nouveau contexte mondial sans ressentir de l’embarras ou encourir le mécontentement d’une partie ou d’une autre. La Bosnie croyait pouvoir s’en prévaloir pour obtenir sa reconnaissance par notre pays, elle en fut pour ses frais. Le MNLA qui vient de prendre possession de la moitié du Mali pour y installer un Etat espérait pouvoir exciper de ce principe pour obtenir sa reconnaissance, on lui a opposé une fin de non-recevoir. Si notre diplomatie l’avait fait, c’est tout de suite le président Ferhat Mhenni qui, au nom du Gouvernement provisoire kabyle, se serait élevé contre la politique des deux poids, deux mesures du gouvernement algérien, et exigé l’ouverture de négociations immédiates avec le sien. On ne sait pas à quelle époque a été créé le poste-frontière entre le Maroc et l’Algérie qui porte le drôle de nom de «Zoudj Bghal» (Les deux mulets). Si on cherche l’origine de cette dénomination, on la trouverait probablement dans le trait d’esprit dominant dans la mentalité des deux pays : l’entêtement. On sait que l’expression «notre âne est préférable à votre mulet» est courante dans le Maghreb. Peut-être qu’un sage a dû mettre autrefois d’accord les deux voisins sur la désignation de ce point de passage en les mettant à égalité. Actuellement, la frontière est de nouveau fermée à cause du problème sahraoui que l’intransigeance commune n’a pas permis de résoudre depuis quarante ans. Dans l’affaire, suis-je dans le regret de constater, le Maroc a eu la proie et nous l’ombre, et l’ombre s’est avérée coûteuse pour nous et la proie rentable pour le Maroc. Maâlich, les principes ne payant pas toujours, on se consolera en nous répétant « taghennant, takhassart». Moi aussi j’ai connu l’embarras de Djouha. Quand je ne me manifestais pas, comme si c’était une contrainte judiciaire, on me reprochait d’avoir «disparu» ou de m’être «exilé» ; quand je «réapparais», on se demande pourquoi, dans quel but, et pour qui je me prends ? Pour personne, pour rien, pour un simple point de vue dans la masse des points de vue possibles. Je le ressens aussi à la lecture de certains e-mails parmi les centaines que je reçois de compatriotes du pays ou de la diaspora : quand je critique l’islamisme, ses adversaires sont tout contents ; quand j’écorche ces derniers, ils deviennent tout mécontents ; ce qui est sûr, c’est que je ne ferai pas comme Djouha avec son âne… par «khéchinisme», moi aussi.
N. B. IN LSA
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