Le titre Politique et éthique conviendrait mieux ici. Mais
je l'ai déjà utilisé ailleurs.
A cause de cette rigidité sur le principe moral, on accuse
parfois Fidel Castro, dans la presse qui se réfère à une certaine tradition de
droite ou de gauche, d'improviser dans sa politique.
Le fait est qu'il bouleverse toutes les normes et les
traditions.
Il jette en effet les idées acquises des uns et des autres,
toute leur paperasse, au panier. Sa manière ressemble à de l'improvisation.
Elle met en émoi surtout les économistes et les planificateurs d'Occident,
comme ceux des démocraties occidentales.
Il en veut même particulièrement à ces derniers, surtout les
Tchèques et les Soviétiques, auxquels il attribue certains échecs de son pays
en matière de planification.
Castro ne dispose encore pas du lourd appareil à planifier-la
statistique, l'ordinateur, le technocrate - qui rend la production en chaine
possible et presque infaillible dans les pays industriels.
Un jeune pays ne peut pas se permettre une telle profusion
de chiffres, un tel luxe d'appareils pour atteindre, du premier pas, à la
précision, à l'infaillibilité.
L'Union Soviétique, elle-même, est passée par là. Dans son
premier plan quinquennal (1928-1932) près de 40 % -sinon 50% - de sa production
mécanique ou céramique allaient au rebut ou à la refonte.
Elle n'avait pas peur de faire son apprentissage industriel
à ce prix, comme la Sainte Russie naguère avait fait, sous Pierre 1er,
l'apprentissage de la marine et de la guerre moderne. Même les Boyards mirent
leurs barbes à « l'européenne».
Cuba n'a donc pas de quoi rougir en l'occurrence. Et si
Castro improvise, il faut reconnaître qu'il improvise bien, quand on voit assez
récemment surgir de sa main, en l'espace d'un mois et demi, un village (école
et dispensaire compris) à l'endroit de quelque bidonville qu'on lui avait
signalé.
Si le cas de Cuba paraît étrange à quelques observateurs,
c'est surtout parce que le XXe siècle a polarisé ses idées autour de deux systèmes :
le capitalisme et le marxisme. On s'inspire de ceci ou de cela dans le domaine
économique, pédagogique ou même politique.
Or, tout en se réclamant hautement du marxisme, Castro a
innové dans tous les domaines.
Se libérant de tout formalisme, de tout dogmatisme, il s'est
placé en marge de toute «orthodoxie », celle de Moscou, comme celle de Pékin.
Son inorthodoxie n'est ni un blasphème, ni une prétention
quelconque à l'originalité, mais le souci d'un homme d'Etat qui veut garder le
maximum de liberté dans sa réflexion et dans son action, pour mieux adapter
celle-ci à l'ouverture singulière de son pays.
Nous sommes encore trop près des choses pour savoir s'il ne
résultera pas de cette libération, de cette démarche particulière, un clivage
doctrinal, et quels en seront les effets politiques notamment.
Dans ce domaine, il est toutefois possible, dès à présent, de
cerner des différenciations essentielles.
Au moment des suprêmes difficultés, après Brest Litovsk*,
Lénine disait : « Nous irons à la victoire même en rampant.»
Pour Castro (et le « Che» ne le désavouerait certainement
pas) : « La politique d'une révolution ne doit pas se fonder sur le calcul, sur
l'intérêt national, sur la raison d'Etat mais sur des principes moraux ».
Ce n'est ni de Richelieu, ni Talleyrand mais de ce membre de
la Constituante que fut Dupont de Nemours** qui s'exclame au cours d'un débat :
« périssent les colonies plutôt qu'un principe».
Castro n'est pas un moraliste mais un homme d'Etat qui voit
seulement que la morale a sa place en politique.
L'histoire ne le jugera pas cependant d'après des principes,
mais d'après les résultats de ces principes dans des actes d'Etat précis.
Mais il est loisible et même utile au sociologue de savoir
si la morale peut avoir une fonction en politique.
Les choses sont encore enveloppées du brouillard d'une
révolution qui renouvelle son souille révolutionnaire à chaque pas, devant
chaque difficulté nouvelle.
Mais dans ce brouillard, des choses prennent forme, se
précisent comme les indices d'une expérience qui, malgré l'échelle d'un petit pays.
Intéresse tout le monde et surtout le tiers-monde.
La condamnation du stimulant matériel dans la production,
n'a pas donné encore clairement ses résultats tangibles dans la courbe du développement.
Du moins d'après ce qu'en dit la presse de cet hémisphère.
Il en est de même de la suppression des relations marchandes
entre les producteurs et l'Etat, qui laisse envisager, sous peu la suppression de
la monnaie.
Mais ces mesures sont dès à présent frappantes à un double
titre :
Dans le domaine économique, elles marquent le type même,
comme Nulle part ailleurs, de l’investissement social
Et à ce titre, c'est une leçon au tiers-monde. Mais la leçon
comporte un aspect qui concerne tout le monde ; c'est la confiance faite
ici et la priorité accordée aux forces morales de l'homme dans la production et
dans le degré de l'engagement politique.
La sanction de l'absentéisme sur un chantier de travail par
exemple, n'est pas une retenue sur le ravitaillement ou sur la paye, mais une condamnation
à quelques journées d'oisiveté supplémentaires.
On pense que les ressorts psychologiques ont plus d'effet
sur le comportement du travailleur que les ressorts purement économiques.
Il faut ajouter toutefois ici une remarque nécessaire :
l'effet attendu n'est probable que dans un certain climat moral réel et
maintenu par la révolution qui doit le considérer comme son capital essentiel.
Or Castro recrée constamment ce climat, tant par des mesures
d'ordre général et par leur interprétation, que par l'inclusion de ces mesures
à sa vie personnelle pour l'exemplarité.
Lorsqu'il prescrit des mesures de restriction dans la
consommation pétrolière, elles sont justifiées sans doute, d'abord par les
effets économiques du blocus. La consommation du pays augmente de 8% par an,
cependant que les livraisons, même en provenance des pays amis,
Couvrent à peine 2% des nouveaux besoins.
C'est ce qu'il constate dans son discours du 2 janvier dernier.
Mais ce qui porte cette mesure au niveau de son plein effet,
c'est son interprétation hors du cadre économique : « Il ne sied pas, dit-il
dans le même discours, à la dignité de ce peuple de demander constamment des avances.»
C'est encore une leçon dont le tiers-monde peut tirer
profit.
Enfin, pour donner à la mesure de restriction tout son effet
psychologique, Castro change sa voiture personnelle héritée de Batista contre une
voiture militaire qui consomme moins.
Tout cela, bien sûr, veut être une morale marxiste. En fait,
c'est tout simplement de la morale.
Aucune grande révolution ne peut changer réellement l'homme
sans une base morale solide.
Robespierre*** et Saint-Jus!**** sont avant tout deux
incarnations d'une morale révolutionnai.re intransigeante.
Il ne faut pas s'étonner si à Cuba une mesure économique ne
s'est pas justifiée seulement par des chiffres mais par l'argument moral qui se
réfère à la dignité du peuple cubain.
Une révolution ne peut pas prétendre à ce titre en assurant
seulement une certaine justice sociale à un peuple mais en lui apprenant aussi,
sinon surtout, le sens de sa dignité, c'est-à-dire à retrouver l'essence de sa
personnalité.
Cette dignité trouvera son expression en France dans la
fameuse Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen.
A Cuba elle la trouve notamment dans une simple mesure économique
qu'on vient de citer.
Ces considérations sur la morale agissante ne datent pas
d'hier.
Le problème de la promotion de I ‘homme nouveau n’a pas été
omis, ni négligé dans la révolution musulmane, il y a quatorze siècles.
Un verset consacré à cette promotion, et le- consacrant dans
l’ordre spirituel et temporel, mérite toute l'attention : « Nous avons honoré l'homme»
dit le Coran.
Et l'homme ne doit pas faillir, à son tour, à cette dignité
suprême qui n'implique pas seulement ses droits, mais aussi toutes ses
obligations.
Cette double implications est illustrée par un hadith
célèbre rapporté d'après Hakim ibn Hizarn: « j’avais, dit-il, demandé au
Prophète de me donner d'un butin, il m'en donna. Je lui en demandais encore, il
m'en donna une seconde fois. Je lui en demandai encore, et il m'en donna une
troisième fois. Puis il dit : Ö Hakim, ce bien est une chose forte attrayante.
Celui qui en prend avec désintéressement en profitera. Celui qui en prend avec
avidité n'en profitera pas, comme celui qui mange sans se rassasier : la
main qui donne est supérieure à la
Main qui reçoit »,
Voilà précisément un hadith qui résume et Illustre toute la
morale d'une révolution ! Donner des droits mais en sauvegardant la dignité.
C'est à ce prix qu'il y a véritable promotion de l'homme, et
non pas seulement par l'octroi de droits.
Au demeurant, la suite du hadith indique qu'il y a bien eu
promotion de Hakim avait refusé même de recevoir ses droits légitimes à
l'époque d'Abou Bekr et d'Omar.
La Révolution algérienne, pour assurer la promotion de l'homme
algérien courbé sous le joug colonialiste pendant plus d'un siècle, peut et
doit s'inspirer des révolutions modernes, certes.
Mais le passage dans lequel le chef de l'Etat a rappelé -au cours
de sa tournée aurésienne - les racines morales profondes de cette révolution,
n'a pas été certainement le moins applaudi de son dernier discours.
Le peuple a vibré à ce rappel, parce qu'il replaçait sa
révolution et ses options dans le cadre historique véritable.
Le peuple a senti, à ce rappel si opportun, son
authenticité, sa personnalité tressaillir dans ses entrailles. On a vu sur
l'écran des hommes rudes comme la nature, comme le roc, comme le paysage dénudé
de l'Aurès, répondre, en écrasant une larme au coin de l’œil, aux
Questions qu'on leur posait. .
Les forces morales qui ont fait la révolution et qui
s'étaient repliées sous le règne de la démagogie, sont encore déclenchées.
Dans un climat nouveau, l'homme abandonné à un sort
solitaire retrouve sa comunauté et son destin national.
Le dialogue qui vient d'avoir lieu sous les cimes de l'Aurès
entre les responsables et la masse, a établi, en quelques mots de vérité, le
pont entre l'Etat et le peuple. De nouveaux miracles sont maintenant possibles,
même à travers des privations et des difficultés qui ne peuvent pas certes
disparaitre sous le coup de baguette magique.
C'est cela le mystère que Castro a bien compris en misant
sur le stimulant moral plutôt que sur le stimulant matériel. Mais sur un autre
plan, il a su mettre fin à l'entreprise souterraine d'une « micro-fraction »
qui pouvait à tout instant refroidir le climat révolutionnaire par une
surenchère démagogique, ou même par une véritable trahison.
Toute révolution doit se mettre ainsi à l'abri des
entreprises dont les auteurs peuvent parfois constituer un véritable pouvoir
parallèle dans un pays révolutionnaire. Ce serait d'autant plus dangereux que,
disposant de certains leviers, il peut les faire précisément fonctionner selon
des directives de l'extérieur.
Autrement dit, si une révolution ne peut se dispenser d'une
morale inflexible, elle doit aussi faire preuve du sens critique le plus
rigoureux dans toutes les situations, pour n'être prise en défaut de vigilance
à aucun instant ni dans aucun secteur de l'Etat.
En parlant dans sa tournée aurésienne des résidus du
harkisme, le chef de l'Etat a voulu, croyons-nous, marquer précisément
l'opportunité de poser une telle question.
Nous croyons qu'il vaut la peine de la poser. Et nous avons
quelques raisons de le croire.
Nous croyons en outre qu'une révolution qui reste à
mi-chemin de ses tâches, ou qui a peur de corriger ses erreurs, périt. La
politique peut transiger, mais la morale révolutionnaire exige d'aller jusqu'au
bout.
Révolution africaine du 13 Mars 1968
* Traite de Brest-Litovsk (3
mai 19 J 8), qualifié par Lénine de « honteux traité de paix », il enlevait à
la Russie la Pologne, la Finlande, l'Ukraine, les pays baltes, une partie de la
Biolérussie, Ardahan, Batoumi et Kars. (N.d.E.)
** Economiste et homme
politique français. (N.d.E.)
*** Homme politique français
et l'une des principales figures de la Révolution.
**** Homme politique français
et une figure exemplaire de la Révolution.
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