Après
tout, ce n’est pas comme si la tactique de délégitimation était une nouveauté
pour le sionisme.
Thomas S. Harrington
Manifestant
une fois de plus l’allégeance éhontée et geignarde à l’égard des fortunés
qu’elle et son mari ont portée au rang d’art suprême au cours des trente
dernières années, Hillary Clinton a écrit le 6 juillet dernier une lettre au
milliardaire israélo-américain Haim Saban dans laquelle elle disait que :
Je
sais que vous serez d‘accord que nous devons faire de la lutte contre le
mouvement BDS une priorité. J’aimerais que vous me donniez votre avis sur la
manière dont nous pouvons œuvrer ensemble, tous partis confondus, et en
mobilisant une grande diversité de voix pour inverser cette tendance par
l’information et la sensibilisation, et pour riposter à de nouvelles tentatives
d’isoler et de délégitimer Israël.
L’une
des raisons clé de l’extraordinaire succès du lobby sioniste en Amérique au
cours des six dernières décennies environ, c’est sa capacité à générer ou
répéter des petites phrases dont l’objectif discursif n’est pas d’enrichir, ni
sur le fond ni sur la forme, le débat sur le Moyen-Orient, mais au contraire de
l’appauvrir et de le tempérer.
Bien
avant que Frank Luntz, stratège du Parti Républicain, ne commence à sonder les
groupes de réflexion en quête de termes chargés émotionnellement capables de
paralyser les facultés rationnelles du public pendant les campagnes politiques,
les gens de l’AIPAC et les nombreux experts des médias traditionnels qui sont
leurs fidèles porte-parole (comme par exemple Wolf Blitzer ancien employé de
l’AIPAC) étaient déjà des spécialistes du jeu.
La
tactique, la mieux connue peut-être, employée par les plus fervents des
partisans d’Israël consiste à défier la personne qui critique sa politique si
elle soutient le droit d’exister de cet état.
La
subtilité de la démarche, du point de vue au moins de ceux qui l’utilisent,
c’est son innocuité apparente. Nous avons tous, notamment les Américains, une
attitude instinctivement positive vis-à-vis de la notion de
« droits ».
Et
qui voudrait déclarer publiquement être contre la notion de
« l’existence » de quelqu’un ou d’un état ?
Donc,
lorsque notre interlocuteur demande, « Ne soutenez-vous pas le droit
d’Israël d’exister ? » la plupart d’entre nous se figent et font
marche arrière.
Et
c’est précisément l’effet recherché par ceux qui posent cette question.
Mais
bien sûr critiquer le comportement de quelqu’un ou quelque chose n’est pas la
même chose que de chercher sa mort ou sa destruction. Présenter ces deux
activités comme identiques n’est ni plus ni moins qu’une absurdité.
Il
est tout aussi absurde – et une fois de plus je fais référence à la
question/réplique mentionnée ci-dessus – de parler d’un « droit »
d’exister indépendamment d’autres valeurs et préoccupations.
Tout
« droit » politique ou social est nécessairement défini sur une
matrice de compromis. Mon « droit de vivre » et mon « droit de
rechercher le bonheur » dépendent nécessairement et sans exception de la
nécessité de prendre en considération les droits et besoins des personnes qui
m’entourent, et d’y répondre.
Donc
la vraie question en ce qui concerne Israël (et tout autre entité politique
nationale, d’ailleurs) c’est sous quelles conditions morales et légales
spécifiques – dans ses relations à ses voisins géographiques et à tous ceux qui
sont soumis aux formes d’organisation de son pouvoir – peut-il et devrait-il
être autorisé et/ou encouragé à perpétuer ses modes d’existence actuels ?
Et
c’est, bien sûr, précisément le débat que ce défi, ridiculement vague et
souvent lancé avec suffisance sur le droit d’Israël d’exister, a précisément
pour but d’éviter.
Ceux
qui jettent ce défi ne comprennent que trop bien, que si une telle discussion
approfondie se déroulait, Israël, étant donné ses pratiques toujours en cours
de nettoyage ethnique et son racisme profondément institutionnalisé, n’aurait
pas très bonne presse auprès de la plupart des gens épris de justice.
Nous
constatons maintenant l’utilisation apparemment concertée et à grande échelle
d’un autre discours encore : celui qui soutient que l’objectif central du
mouvement BDS est de mettre en œuvre sans pitié la
« délégitimisation » de l’état d’Israël.
D’après
le dictionnaire Collins en ligne, délégitimer signifie « invalider, rendre
illégal, ou inacceptable ».
A
un certain niveau, donc, l’utilisation du terme par les défenseurs d’Israël est
assez juste. Ceux en faveur du BDS recherchent en effet à invalider et
finalement à rendre illégales et inacceptables les pratiques racistes et
expansionnistes du gouvernement israélien.
A
un autre niveau, cependant, ils exagèrent clairement lorsque, comme ils le font
souvent, ils assimilent de manière simpliste une démarche visant à démanteler
des pratiques odieusement racistes à la destruction de l’état lui-même
(Qu’est-ce-que cela nous dit d’une société où l’abolition des dispositions
régissant la citoyenneté fondée sur les liens du sang et de la suprématie
ethnique légalisée est pour une bonne partie de ses membres synonyme
d’anéantissement ?), ce que toutes les déclarations d’objectif du
mouvement BDS désavouent explicitement.
Pour
quiconque a suivi les actions du lobby israélien au fil des ans, de telles
exagérations et ce type d’amalgame cyniquement réfléchi sont, bien sûr, des
histoires bien - très bien - connues.
Ce
qui est beaucoup plus intéressant de mon point de vue c’est la colère indignée
qui accompagne presque à coup sûr l’évocation par les sionistes des efforts de
« délégitimisation » soigneusement circonscrits du mouvement BDS.
Après
tout, ce n’est pas comme si la tactique de délégitimisation était une nouveauté
pour le sionisme.
En
effet, on pourrait sérieusement soutenir que c’est peut-être l’outil de choix
que le mouvement sioniste a le plus utilisé et avec un maximum d’efficacité aux
Etats-Unis et ailleurs pendant la majeure partie du siècle dernier.
Et,
d’une manière générale, son utilisation par les cercles sionistes ne se
distingue pas par la retenue réfléchie dont fait preuve le mouvement BDS dans
sa campagne pour faire modifier le comportement d’Israël à l’égard des
Palestiniens qu’il maintient captifs.
Au
contraire, elle est plus conforme au comportement qu’implique une seconde
définition plus dure du terme trouvée sur Wikipédia, qui définit la
délégitimisation comme processus qui consiste à classer des « groupes de
personnes en catégories sociales extrêmes qui finissent par être exclues de la
société » et activité qui « fournit la base morale et discursive pour
nuire au groupe délégitimé, même de manière la plus inhumaine qui soit ».
Pour
illustrer mon propos :
Citons,
par exemple, la célèbre phrase du sioniste britannique influent, Israël
Zangwill « La Palestine est une terre sans peuple ; les juifs sont un
peuple sans terre » écrite dans la première décennie du 20ième siècle.
Peut-il
y avoir délégitimisation plus directe et ferme d’un peuple que de les faire
disparaître de manière ontologique par un autre groupe qui convoite sa
terre ?
Lorsque,
après que le jeune gouvernement israélien s’engagea dans un plan parfaitement
orchestré pour terroriser les Palestiniens et les faire fuir leur maison et
terre dans le nouvel état en 1948, un certain nombre de ces refugiés revinrent
et tentèrent de récupérer leurs biens, le gouvernement Ben Gourion qualifia
rapidement ces personnes « d’agents infiltrés ».
Peut-il
y avoir de cas plus éloquent de délégitimisation que de décrire des gens
revenant dans leur foyer, dont ils possèdent le titre de propriété après en
avoir été chassés à la pointe d’un fusil et/ou sous la menace démontrable d’une
exécution sommaire comme « agents infiltrés » ?
Lorsque,
après s’être emparé de la dénommée Cisjordanie grâce à la guerre de 1967 que –
une fois de plus, en dépit de tout ce que vous pourriez avoir lu ou entendu –
Israël a clairement initiée, certains des Palestiniens sous occupation, ne
voyant absolument aucune volonté de la part du gouvernement israélien de mettre
en oeuvre le processus de décentralisation territoriale, ou de respecter les
conventions internationales régissant le comportement des armées d’occupation,
commencèrent à exercer leur droit reconnu par l’ONU de s’engager dans la
résistance armée à cette occupation, ils furent rapidement et universellement
qualifiés de « terroristes », terme visant à leur enlever toute
légitimité morale ainsi qu’à leur combat aux yeux du monde.
Lorsqu’un
non-juif critique le comportement politique et militaire israélien exactement
comme il ou elle le ferait et sur le même ton des comportements russes,
espagnols, français ou américains analogues, de nombreux sionistes ont peu ou
pas de scrupules à rapidement cataloguer cette personne d’antisémite, c’est à
dire personne atteinte d’une maladie morale maligne, enracinée dans une haine
totalement irrationnelle, et à laquelle il n’y a donc pas de remède.
Le
but consiste à vite coller cette étiquette toxique sur une personne afin de
l’exclure de fait du champ du débat « respectable », et ainsi de lui
enlever sa légitimité et celle d’un ensemble de critiques au fondement
universel et souvent tout à fait justifiées que cette personne essaie d’amener
dans la sphère publique.
Parallèlement,
lorsqu’un juif décide (à en juger par les cas que je connais, presque toujours
après un temps de réflexion exigeante et approfondie) de rejeter l’idéologie
politique du sionisme, beaucoup de ceux qui restent encore dans le giron de
cette école de pensée manifesteront peu d’hésitation à délégitimer cette
personne, et avec elle son choix moral fait librement, en la cataloguant de
« juif qui se hait lui-même », sentiment implicitement pathologique.
Même
les anciens présidents états-uniens ne sont pas à l’abri de campagnes de
délégitimisation sionistes organisées.
En
2006, l’ancien président et prix Nobel de la paix Jimmy Carter publia un livre
dans lequel il décrivait l’évidence : que dans les territoires occupés de
Palestine, Israël mène une entreprise coloniale confiscatoire dans laquelle les
juifs et les non-juifs jouissent de droits et de protections juridiques
extrêmement différents.
Quelle
fut la rétribution de Carter pour avoir mentionné ce fait simple et
irréfutable ?
Une
campagne sioniste organisée de délégitimisation dont le point d’orgue fut l’interdiction
faite pour la première fois, à ma connaissance, à un ex-président vivant de
prendre la parole devant les délégués de son propre parti réunis en convention
de nomination de leur candidat à la présidentielle.
En
octobre 1988 l’acteur de comédie et écrivain John Cleese fit don de 140 000
dollars à l’Université du Sussex en Angleterre pour financer une étude sur la
projection psychologique et le déni, décrivant ces phénomènes comme
« terriblement importants » pour la compréhension de nombreux conflits
de la vie, en particulier ceux qui se déroulent dans la sphère politique.
Considérant
l’utilisation sans ironie de la délégitimisation dans certaines réactions
sionistes au BDS, on peut donc dire, sans risques de se tromper semble-t-il,
que l’intuition du célèbre humoriste sur l’importance de ces phénomènes dans la
vie publique est on ne peut plus pertinente.
*
Thomas S. Harrington est professeur des Études Ibériques au Trinity
College à Hartford, Connecticut et l’auteur de Livin’ la Vida Barroca : American Culture in a Time of
Imperial Orthodoxies, publié récemment.
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