Si le progressisme d’hier
avait pris en compte les «intérêts spirituels» des peuples au lieu de
leurs seuls «intérêts de classe», et si l’islamisme d’aujourd’hui avait
été progressiste au sens non-exclusivement marxiste du terme, les
sociétés arabo-musulmanes n’auraient pas connu l’apartheid intellectuel
qui creuse désormais leurs rangs, et la politique serait, comme dans les
démocraties et les pays sensés, une simple compétition entre des
programmes de gestion des affaires publiques.
Jusqu’aux révolutions arabes, il n’y avait rien à dire sur les pays arabes, car il ne se passait rien depuis les guerres israélo-arabes, toutes perdues. Le débat d’idées était clos depuis les Mutazila, la scène politique fermée depuis les indépendances, et les peuples aspiraient en vain depuis la Nahda à devenir des classes moyennes.
L’an dernier (2011)*, ce statu quo a magiquement volé en éclats : les peuples, las de rêver du monde moderne lui ont tourné le dos, et les «générations Internet» qui ont ouvert la voie aux régimes islamistes s’interrogent sur leur devenir. Leurs révolutions vont-elles s’inscrire dans le sens de l’évolution, ou leur feront-elles perdre quelques décennies supplémentaires avant de les ramener au point de départ. Un point de départ qui ne se situe peut-être pas un an auparavant, mais des siècles en arrière. Jusque-là, le champ d’analyse de l’islamisme était exigu. L’expérience algérienne n’a pas déclenché en son temps une réflexion de grande ampleur car, singulière de prime abord, elle ne semblait pas se prêter à des conclusions extensibles à d’autres pays. Or aujourd’hui, nous, Algériens, avons le sentiment de ne plus être seuls devant le miroir de l’Histoire. En le regardant, nous voyons à notre place des Tunisiens et des Egyptiens et avons l’impression de revivre à travers eux des situations déjà vécues et d’entendre des slogans déjà entendus. Ce n’est pas l’histoire algérienne qui s’est répétée en Tunisie et en Égypte, ce sont les phénomènes observés chez nous il y a vingt ans qui sont apparus ici ou là dans l’aire culturelle arabo-musulmane selon un timing inexplicable mais à partir des mêmes ressorts mentaux. Ce champ s’est élargi avec l’émergence des partis islamistes comme principale force politique sur la scène arabe «dégagée», piétinant dans le mouvement de foule déclenché les autres courants d’idées mis au défi d’oser encore dire un mot. Les élites intellectuelles des pays touchés ou non par ces révolutions ne sont pas encore sorties de l’état de sidération dans lequel elles les ont plongées. Il faut du temps pour qu’émergent de nouvelles idées, et encore davantage pour qu’elles se répandent dans la société. Mais tout le monde est interpellé et obligé de réfléchir sur la question du jour, l’islamisme, et celle de demain, l’après-islamisme. Dans ces colonnes, on essaye de contribuer à cette réflexion naissante sans prétendre convaincre, et encore moins détenir la vérité. Qui se souvient de l’inénarrable Rabah Ben-chérif (que je salue), le premier président du PNSD ? Il avait introduit au début de la vie politique dans notre pays, avec son parler truculent du Constantinois et ses images renversantes, une note humoristique qui a disparu car depuis on n’a plus ri du fait de la politique. Actuellement, elle fait plutôt pleurer. Il m’avait raconté à l’époque une anecdote qu’il avait vécue : un éminent candidat du FLN aux élections législatives de décembre 1991 avait organisé une «zerda» dans son bled natal pendant la campagne électorale à laquelle était venu beaucoup de monde. Dans nos traditions, on ne sert pas individuellement les convives quand ils sont trop nombreux, on les réunit par groupes autour de «guessâat» de couscous. Après s’être bien empiffré, un convive a anonymement tracé avec son doigt et les grains de couscous restés au fond de la «guessâa» un mot en lettres majuscules : «FIS». C’est ce qu’ont fait les Tunisiens et les Égyptiens aux premières élections libres de leur histoire. Mais eux n’ont pas fait un pied-de-nez à un candidat en compétition, ils l’ont fait à trente ans de bourguibisme pour les premiers, et à un demi-siècle de nassérisme pour les seconds. Les résultats de ces élections ont balayé en fait un siècle et demi d’efforts pour la modernisation de ces pays, provoquant dans le monde le même étonnement que celui que notre peuple avait suscité en décembre 1991. En Tunisie, personne ne s’attendait à une victoire massive d’Ennahda. Que dire alors du tsunami égyptien où 85% des Égyptiens (hors Coptes) ont voté islamiste ? Mais, se surprend-on à se demander, où sont passés les autres, les rationalistes, modernistes, nationalistes, révolutionnaires, tiers-mondistes, progressistes, socialistes, communistes, baâssistes, libéraux, démocrates, féministes et autres laïcs qui, vus de loin, faisaient tant illusion ? Ils étaient persuadés d’avoir forgé une conscience nationale, formé un homme nouveau et bâti des institutions «qui survivent aux évènements et aux hommes». Où est passé ce socle populaire solide et acquis au progrès ? Où est passée l’influence civique et patriotique des centaines de films, romans, pièces de théâtre, festivals, poèmes, chants et chansonnettes subventionnés? Où sont ces institutions pérennes qui n’ont pas survécu à un scrutin libre ? Où sont passées les «avantgardes progressistes» qui croyaient tracter derrière elles les masses populaires ? Ce qu’on constate, c’est que les bêtes de trait sont sur une rive et la remorque sur une autre. Cela me rappelle que le premier article que j’ai publié dans El Moudjahid en novembre 1970 avait pour titre «Islam et progressisme». A l’époque, il était hautement «réactionnaire» et «contre-révolutionnaire » d’accoler les deux termes. Après cet article, et surtout les suivants, on m’a collé l’étiquette de «frère musulman». Aujourd’hui, j’ai envie de dire à ces «on» : «Comment va le progressisme, chers Gros-Jean comme devant ?» Si le progressisme d’hier avait pris en compte les «intérêts spirituels» des peuples au lieu de leurs seuls «intérêts de classe», et si l’islamisme d’aujourd’hui avait été progressiste au sens non-exclusivement marxiste du terme, les sociétés arabo-musulmanes n’auraient pas connu l’apartheid intellectuel qui creuse désormais leurs rangs, et la politique serait, comme dans les démocraties et les pays sensés, une simple compétition entre des programmes de gestion des affaires publiques. On réalise aujourd’hui qu’il était plus facile de créer des « Etats modernes » de bric et de broc que de réformer en profondeur les mentalités, de construire sur du vrai, de dispenser un enseignement homogène et épuré d’idéologie, de promouvoir une culture assise sur la rationalité et les valeurs morales des peuples. Au lieu de cela, les régimes «progressistes » flattaient les foules pour qu’elles demeurent à l’état de masses propices au despotisme, à la pensée unique et au pouvoir héréditaire ; ils les ont avilies, abruties et arabêtisées ; ils ont manipulé leurs sentiments religieux et encouragé l’islam maraboutique comme l’avait fait le colonialisme. Ils croyaient ainsi l’éloigner de la politique et des affaires publiques, mais voilà qu’il leur est revenu en plein visage comme un boomerang, rouillé en plus. Mais une telle tâche n’était pas à la portée de ces régimes, elle était du ressort de l’esprit et d’une vision historique qu’ils n’avaient pas. Ils avaient la courte vue, la courte échelle et la courte paille et croyaient construire l’avenir avec. Les mouvements de l’Histoire évoquent les flux et les reflux des mers. Elle a ses marées montantes et ses marées descendantes, ses avancées et ses reculs, ses victoires et ses revanches. Nous sommes actuellement dans une phase de reflux, de recul, de revanche du passé sur le présent et des ténèbres sur la lumière. Nous avons vu dans les précédentes contributions comment l’islam, venu avec un esprit démocratique, s’est transformé en système politique monarchique un quart de siècle à peine après le décès du Prophète, et comment, ayant jeté les bases de la pensée scientifique et technologique avec les Mutazila, il a sombré dans l’obscurantisme après la fermeture des portes de l’ijtihad. J’aimerais signaler ici une curieuse coïncidence : un Al- Achâari (Abou Moussa, gouverneur de Bassorah et de Koufa, mort en 672) a joué un rôle déterminant dans le coup d’Etat de Moawiya, et un autre Al-Achâari (Abou Hassan, descendant du premier, fondateur du «ilm alkalam » et auteur d’un «Tafsir» du Coran, mort en 935) a créé le premier courant de pensée hostile à la liberté dans tous les domaines, courant fataliste et scolastique qui a conduit par diverses voies au maraboutisme et à l’islamisme. On peut dire qu’à eux deux, le premier sur le plan politique et le second sur le plan intellectuel, ces Yéménites ont coulé l’islam. Moawiya et ses émules à travers les siècles et les continents ont éradiqué l’esprit démocratique pour pouvoir régner sur les personnes, tandis que les pères spirituels de l’islamisme ont éradiqué la liberté de pensée, d’expression et de création pour pouvoir régner sur les âmes. Ils ont agi de concert, se soutenant les uns les autres, en une douteuse alliance entre César et Dieu, entre le glaive et la mosquée. Les despotes y ont trouvé leur compte parce que les ulémas participaient à l’endormissement des masses; et les ulémas trouvaient le leur en tant que «corps constitué» et pilier de l’Etat. Ils se légitimaient mutuellement, leurs intérêts objectifs étant les mêmes et solidaires. Ils se sont partagé les rôles mais le but était commun : soumettre politiquement et intellectuellement les peuples, éloigner ceux qui réfléchissent et écrivent, faire taire la critique, brider les libertés… Le changement, la libération de l’esprit et l’encouragement de la créativité n’ont jamais été à l’ordre du jour des dictateurs ignares et des ulémas despotes. La lutte entre les idées modernistes et les idées conservatrices ne date pas d’aujourd’hui, et ce que vit présentement le monde arabo-musulman – un rétropédalage endémique – il l’a vécu plusieurs fois dans le passé. C’est ainsi que les idées wahhabites qui se trouvent à la base de l’idéologie des partis islamistes égyptiens ont pris leur revanche sur les idées modernistes introduites en Égypte par Mohammed (Méhémet) Ali au XIXe siècle. A partir du Xe siècle, le monde musulman a éclaté en plusieurs régions politiques. L’autorité du califat abbasside n’est plus reconnue en Iran où apparaissent les dynasties Tahride puis Saffaride, au Maghreb où surgissent des dynasties kharédjites, et en Égypte qui s’autonomise avec Ibn Touloun avant de devenir, avec Saladin, le siège de l’Empire fatimide. Puis les Mameluks la gouverneront de 1250 jusqu’à l’arrivée des Ottomans en 1517. Entre-temps, le califat abbasside avait disparu sous les invasions mongoles dont la seconde vague, menée par Tamerlan, a mis un terme définitif au règne arabe sur l’islam. En 1798, un général de 29 ans, Napoléon Bonaparte, débarque à Alexandrie. C’était le premier contact entre l’Égypte et l’Occident depuis les Romains. Mohammed Ali, officier d’origine albanaise servant dans l’armée ottomane, prend le pouvoir en 1804 et se proclame pacha d’Égypte. Séduit par la civilisation française dont il avait eu un aperçu avec l’expédition scientifique amenée par Napoléon, il nourrit l’ambition de faire de son pays d’adoption un Etat moderne et indépendant. Il prend peu à peu ses distances de la Sublime Porte en jouant sur la rivalité franco-britannique et parvient, en quelques années, à créer sa propre armée et sa marine. Il liquide en 1811 les Mameluks puis s’empare en 1812 de Médine, Djeddah, La Mecque et Taïf, et met à terre le pouvoir wahhabite. Il conquiert en 1820 les provinces voisines : Syrie, Liban et Soudan. Cet homme qui va faire à l’Égypte plus de bien que ne lui feront Nasser, Sadate et Moubarak réunis, s’engage dans une œuvre de modernisation sans pareille dans le monde arabe.Il lance le «Nizam algadid », organise l’Égypte en 14 gouvernorats et 64 départements, crée des ministères, un Conseil d’Etat et une industrie militaire et navale. Il installe le télégraphe, lance des travaux d’adduction et de répartition des eaux du Nil, creuse un canal à Port-Saïd, et construit des centaines de digues pour empêcher les débordements du fleuve en période de crue. Il procède à une véritable révolution agraire en divisant les biens «waqf» en «feddans» qu’il distribue aux fellahs, institue le cadastre sur le modèle français, et crée sa propre monnaie. Il s’entoure de coopérants européens, ouvre une école d’infanterie, une école polytechnique, une école d’administration, une école de traduction, une Ecole des ponts et chaussées, une école de chimie appliquée, une école des mines, une école de géométrie et de géographie, une école vétérinaire, une faculté de médecine, etc. L’imprimerie et les premiers journaux apparaissent en 1828. Il envoie des missions d’études en Europe comme celle encadrée par le cheikh Tahtaoui dont on a parlé dans une précédente contribution. Son fils, Ibrahim Pacha, étend cette politique de modernisation à la Syrie, au Liban et à la Palestine, et y établit l’égalité entre les trois religions (islam, christianisme et judaïsme). Après avoir conquis le Yémen et la Crète, il se tourne vers le cœur de l’Empire ottoman, s’empare de Konya et arrive à 100 km d’Istanbul quand son père lui ordonne de s’arrêter et de revenir sur ses pas. C’était une erreur. En 1848, Mohammed Ali décède à l’âge de 80 ans. Ibrahim Pacha étant mort quelques mois auparavant, c’est le fils de ce dernier, Abbas 1er, qui accède au trône et défait en peu de temps ce que son grand-père avait réalisé en 44 ans. Influencé par les milieux religieux, il ferme les grandes écoles, arrête la politique des grands travaux et chasse les coopérants étrangers. L’enseignement public périclite et l’Egypte retourne en arrière. L’obscurité triomphait une nouvelle fois de la lumière en terre musulmane. Le même mouvement de modernisation (Tanzimat) est conduit dans l’Empire ottoman par le sultan Abdulmajid 1er. En 1839, un décret instaure l’égalité de tous les sujets (musulmans, chrétiens et juifs) devant la loi ; en 1840 est adopté un code pénal indépendant de la chariâ ; en 1856 est décrétée l’abolition de la «jizya» (impôt spécifique aux non-musulmans)… Même réaction des milieux religieux wahhabites : de La Mecque, des ulémas lancent des fetwas contre ces réformes et appellent au djihad contre le sultan. Quelques années après, la dynamique de progrès meurt d’elle-même sous la pression des idées rétrogrades. La Nahda a également touché à la même époque la Tunisie où le bey nomme Premier ministre Kheïreddine Pacha, un homme d’Etat considéré comme le fondateur de la Tunisie moderne. C’est lui qui a créé, notamment, le collège Sadiki où sont enseignées pour la première fois les sciences exactes et les langues étrangères et d’où sortiront les générations qui animeront le mouvement de libération de la Tunisie et construiront son Etat indépendant. Sous la colonisation, les musulmans (même si ce n’est qu’une minorité) feront des progrès, étudieront les sciences et les langues étrangères et adopteront ce qu’il y a de bien chez l’occupant. Les dirigeants du XIXe siècle étaient-ils plus visionnaires et plus audacieux que ceux du XXe et du XXIe siècles ? Faut-il conclure à une impossible renaissance des musulmans ? Le monde arabo-musulman semble en tout cas pris dans une implacable spirale d’involution : les révolutions arabes n’ont pas éclaté dans les monarchies, mais dans les Républiques. Plus absurde encore, ce sont les monarchies les plus rétrogrades qui ont gagné dans l’affaire étant donné que les révolutions ont fini islamistes. Pourquoi les peuples des monarchies iraient-ils se soulever puisque au bout du compte c’est l’islamisme qui les attend, et qu’ils l’ont déjà ? Ceux qui y trouvaient leur plénitude n’ont pas besoin de faire la révolution, et ceux qui ne veulent pas de l’islamisme trouvent préférable de vivre sous des régimes détestables plutôt qu’islamistes. C’est ce qui autorise à penser que la révolution syrienne sera la dernière. Cette spirale ne s’est pas saisie que des collectifs, elle s’est emparée même des individus détachés de leurs sociétés et évoluant dans d’autres environnements culturels. A peine la dépouille du «franco-algérien» Mohamed Merah a-t-elle été mise en terre que s’est ouvert à Paris le procès d’un autre «Franco-Algérien », Adlène Hicheur. Ce dernier n’a pas 23 ans et n’est pas carrossier au chômage, il est âgé de 37 ans et est docteur en physique nucléaire et chercheur au Centre européen pour la recherche nucléaire (CERN) de Genève. Cinq prix Nobel de physique en sont issus, et peut-être qu’Adlène aurait pu l’obtenir un jour pour la gloire commune des Algériens, des Français et des musulmans. Mais ce jour n’arrivera pas, car il a été arrêté il y a trois ans sous l’accusation d’avoir envisagé des attentats terroristes en France en liaison avec l’AQMI. Le parquet a requis contre lui six ans de prison (il en a déjà purgé presque trois, à titre préventif) et le jugement, mis en délibéré, sera connu le 4 mai prochain (2012). C’est dire si nous sommes dans un processus de régression qui défie les lois de la nature, de la science et du bon sens. Ce que nous vivons est l’unique démenti concret apporté à ce jour à la théorie de la sélection naturelle : ce n’est pas le meilleur qui l’emporte sur le plus mauvais ; ce n’est pas le docteur en physique nucléaire qui ramène sur le droit chemin l’islamiste ignare, c’est le terroriste qui met sur le mauvais chemin l’esprit scientifique. Et ce n’est ni le premier ni le dernier cas. J’ai d’ailleurs failli intituler cette contribution : «Islam et régressisme». L’islam est devenu un problème chez lui, mais aussi chez les autres, là où vivent des communautés musulmanes, autrement dit, dans le monde entier. A cause du terrorisme, il est devenu une question de sécurité internationale. Les musulmans n’iront pas loin sans d’importantes mises au point dans leur façon de penser et de profonds changements dans leur comportement entre eux et avec le reste du monde. Mais qui doit initier ces mises au point et ces changements ? Les philosophes, sociologues, historiens et spécialistes musulmans des religions ne sont pas reconnus comme compétents pour se mêler des questions islamiques. On leur dénie le droit de s’en approcher. Les intellectuels modernistes et les politiques ont peur des ulémas, ils ne peuvent se permettre de les défier en raison de l’ascendant qu’ils exercent sur les foules. Et une fetwa peut vite devenir un «contrat» sur une tête. Les ulémas ont miné le champ d’approche de l’islam, entouré de fils barbelés son domaine et bloqué tous ses accès. Ils ont sous leur coupe les écoles juridiques (madhahab), les universités islamiques, les programmes d’enseignement des matières religieuses, les institutions chargées des fetwas, les spécialistes du «tafsir», les imams et les télécoranistes. Eux seuls sont compétents pour l’ijtihad. Et comme ils en ont fermé les portes, il y a mille ans, personne ne peut les rouvrir. Même des ulémas comme Kawakibi, Abdou, Abderrazik ou Mohamed al-Ghazali, qui s’y sont essayé, n’ont pu imposer leurs vues réformatrices. Ils ont été assassiné pour le premier, ostracisé pour le second, persécuté pour le troisième et marginalisé pour le quatrième. Si on mettait en balance les ouvrages écrits en faveur de l’immobilisme et ceux en faveur du changement, le rapport serait de 1 à 10 000 ou plus ! Il est plus facile de mettre à bas le despotisme des Etats que de contester celui des ulémas. Non seulement ils ne veulent pas le changement, ils ne sauraient le mener quand bien même ils le voudraient. Leur formation, leur compétence, est justement dans le non-changement. Ils ont été formés en cela et pour cela. Ils sont les gardiens de la «tradition» et les transmetteurs du passé. Ils ont intérêt au maintien du statut quo parce que c’est aussi leur métier, leur gagne-pain. Ils apprennent par cœur des milliers de pages et prennent leurs prouesses mnémotechniques pour des exploits, pour le summum de la maîtrise des «sciences religieuses», alors que ce n’est qu’une perte de temps et d’énergie. Est-il besoin à l’heure des NTIC d’apprendre par cœur des milliers de pages, de mobiliser des milliards de neurones autour de «connaissances» qu’ont peut convoquer par un clic de souris? Les chemins à prendre pour arriver aux solutions sont difficiles parce qu’inconnus, ce sont des sentiers non battus, des directions de pensée non explorées. La solution n’a pas été identifiée, les ulémas ne la connaissent pas, pas plus que les hommes politiques ou les intellectuels modernistes. Sans changements d’importance, l’islam va audevant de graves difficultés. Les exemples ne manquent pas et les précédents sont nombreux. Ses rangs se divisent de plus en plus entre musulmans islamistes et musulmans «normaux», ses territoires se morcellent comme au Soudan, en Palestine et au Mali depuis quelques jours, ses Etats sont affaiblis les uns après les autres, les Arabes chrétiens et les Arabes musulmans se méfient les uns des autres, les Arabes chiites et les Arabes sunnites ne se supportent plus, les Egyptiens islamistes souhaitent se débarrasser des Egyptiens coptes, et l’Occident commence à en avoir assez de ceux qui, comme les folkloriques «Forsane al-izza», le provoquent sur son propre territoire et tirent argument de sa législation libérale pour rejeter ses lois et brandir l’étendard du califat. C’est la guerre mondiale contre eux que les musulmans cherchent ? Ils sont devenus en majorité islamistes et, comme dans le cas du physicien «franco-algérien», on ne sait jamais à quel moment un islamiste peut devenir un djihadiste et se mettre à planifier des attentats contre son pays de naissance ou d’accueil.
N. B.
*Article Publié le 08/04/2012 in LSA
Jusqu’aux révolutions arabes, il n’y avait rien à dire sur les pays arabes, car il ne se passait rien depuis les guerres israélo-arabes, toutes perdues. Le débat d’idées était clos depuis les Mutazila, la scène politique fermée depuis les indépendances, et les peuples aspiraient en vain depuis la Nahda à devenir des classes moyennes.
L’an dernier (2011)*, ce statu quo a magiquement volé en éclats : les peuples, las de rêver du monde moderne lui ont tourné le dos, et les «générations Internet» qui ont ouvert la voie aux régimes islamistes s’interrogent sur leur devenir. Leurs révolutions vont-elles s’inscrire dans le sens de l’évolution, ou leur feront-elles perdre quelques décennies supplémentaires avant de les ramener au point de départ. Un point de départ qui ne se situe peut-être pas un an auparavant, mais des siècles en arrière. Jusque-là, le champ d’analyse de l’islamisme était exigu. L’expérience algérienne n’a pas déclenché en son temps une réflexion de grande ampleur car, singulière de prime abord, elle ne semblait pas se prêter à des conclusions extensibles à d’autres pays. Or aujourd’hui, nous, Algériens, avons le sentiment de ne plus être seuls devant le miroir de l’Histoire. En le regardant, nous voyons à notre place des Tunisiens et des Egyptiens et avons l’impression de revivre à travers eux des situations déjà vécues et d’entendre des slogans déjà entendus. Ce n’est pas l’histoire algérienne qui s’est répétée en Tunisie et en Égypte, ce sont les phénomènes observés chez nous il y a vingt ans qui sont apparus ici ou là dans l’aire culturelle arabo-musulmane selon un timing inexplicable mais à partir des mêmes ressorts mentaux. Ce champ s’est élargi avec l’émergence des partis islamistes comme principale force politique sur la scène arabe «dégagée», piétinant dans le mouvement de foule déclenché les autres courants d’idées mis au défi d’oser encore dire un mot. Les élites intellectuelles des pays touchés ou non par ces révolutions ne sont pas encore sorties de l’état de sidération dans lequel elles les ont plongées. Il faut du temps pour qu’émergent de nouvelles idées, et encore davantage pour qu’elles se répandent dans la société. Mais tout le monde est interpellé et obligé de réfléchir sur la question du jour, l’islamisme, et celle de demain, l’après-islamisme. Dans ces colonnes, on essaye de contribuer à cette réflexion naissante sans prétendre convaincre, et encore moins détenir la vérité. Qui se souvient de l’inénarrable Rabah Ben-chérif (que je salue), le premier président du PNSD ? Il avait introduit au début de la vie politique dans notre pays, avec son parler truculent du Constantinois et ses images renversantes, une note humoristique qui a disparu car depuis on n’a plus ri du fait de la politique. Actuellement, elle fait plutôt pleurer. Il m’avait raconté à l’époque une anecdote qu’il avait vécue : un éminent candidat du FLN aux élections législatives de décembre 1991 avait organisé une «zerda» dans son bled natal pendant la campagne électorale à laquelle était venu beaucoup de monde. Dans nos traditions, on ne sert pas individuellement les convives quand ils sont trop nombreux, on les réunit par groupes autour de «guessâat» de couscous. Après s’être bien empiffré, un convive a anonymement tracé avec son doigt et les grains de couscous restés au fond de la «guessâa» un mot en lettres majuscules : «FIS». C’est ce qu’ont fait les Tunisiens et les Égyptiens aux premières élections libres de leur histoire. Mais eux n’ont pas fait un pied-de-nez à un candidat en compétition, ils l’ont fait à trente ans de bourguibisme pour les premiers, et à un demi-siècle de nassérisme pour les seconds. Les résultats de ces élections ont balayé en fait un siècle et demi d’efforts pour la modernisation de ces pays, provoquant dans le monde le même étonnement que celui que notre peuple avait suscité en décembre 1991. En Tunisie, personne ne s’attendait à une victoire massive d’Ennahda. Que dire alors du tsunami égyptien où 85% des Égyptiens (hors Coptes) ont voté islamiste ? Mais, se surprend-on à se demander, où sont passés les autres, les rationalistes, modernistes, nationalistes, révolutionnaires, tiers-mondistes, progressistes, socialistes, communistes, baâssistes, libéraux, démocrates, féministes et autres laïcs qui, vus de loin, faisaient tant illusion ? Ils étaient persuadés d’avoir forgé une conscience nationale, formé un homme nouveau et bâti des institutions «qui survivent aux évènements et aux hommes». Où est passé ce socle populaire solide et acquis au progrès ? Où est passée l’influence civique et patriotique des centaines de films, romans, pièces de théâtre, festivals, poèmes, chants et chansonnettes subventionnés? Où sont ces institutions pérennes qui n’ont pas survécu à un scrutin libre ? Où sont passées les «avantgardes progressistes» qui croyaient tracter derrière elles les masses populaires ? Ce qu’on constate, c’est que les bêtes de trait sont sur une rive et la remorque sur une autre. Cela me rappelle que le premier article que j’ai publié dans El Moudjahid en novembre 1970 avait pour titre «Islam et progressisme». A l’époque, il était hautement «réactionnaire» et «contre-révolutionnaire » d’accoler les deux termes. Après cet article, et surtout les suivants, on m’a collé l’étiquette de «frère musulman». Aujourd’hui, j’ai envie de dire à ces «on» : «Comment va le progressisme, chers Gros-Jean comme devant ?» Si le progressisme d’hier avait pris en compte les «intérêts spirituels» des peuples au lieu de leurs seuls «intérêts de classe», et si l’islamisme d’aujourd’hui avait été progressiste au sens non-exclusivement marxiste du terme, les sociétés arabo-musulmanes n’auraient pas connu l’apartheid intellectuel qui creuse désormais leurs rangs, et la politique serait, comme dans les démocraties et les pays sensés, une simple compétition entre des programmes de gestion des affaires publiques. On réalise aujourd’hui qu’il était plus facile de créer des « Etats modernes » de bric et de broc que de réformer en profondeur les mentalités, de construire sur du vrai, de dispenser un enseignement homogène et épuré d’idéologie, de promouvoir une culture assise sur la rationalité et les valeurs morales des peuples. Au lieu de cela, les régimes «progressistes » flattaient les foules pour qu’elles demeurent à l’état de masses propices au despotisme, à la pensée unique et au pouvoir héréditaire ; ils les ont avilies, abruties et arabêtisées ; ils ont manipulé leurs sentiments religieux et encouragé l’islam maraboutique comme l’avait fait le colonialisme. Ils croyaient ainsi l’éloigner de la politique et des affaires publiques, mais voilà qu’il leur est revenu en plein visage comme un boomerang, rouillé en plus. Mais une telle tâche n’était pas à la portée de ces régimes, elle était du ressort de l’esprit et d’une vision historique qu’ils n’avaient pas. Ils avaient la courte vue, la courte échelle et la courte paille et croyaient construire l’avenir avec. Les mouvements de l’Histoire évoquent les flux et les reflux des mers. Elle a ses marées montantes et ses marées descendantes, ses avancées et ses reculs, ses victoires et ses revanches. Nous sommes actuellement dans une phase de reflux, de recul, de revanche du passé sur le présent et des ténèbres sur la lumière. Nous avons vu dans les précédentes contributions comment l’islam, venu avec un esprit démocratique, s’est transformé en système politique monarchique un quart de siècle à peine après le décès du Prophète, et comment, ayant jeté les bases de la pensée scientifique et technologique avec les Mutazila, il a sombré dans l’obscurantisme après la fermeture des portes de l’ijtihad. J’aimerais signaler ici une curieuse coïncidence : un Al- Achâari (Abou Moussa, gouverneur de Bassorah et de Koufa, mort en 672) a joué un rôle déterminant dans le coup d’Etat de Moawiya, et un autre Al-Achâari (Abou Hassan, descendant du premier, fondateur du «ilm alkalam » et auteur d’un «Tafsir» du Coran, mort en 935) a créé le premier courant de pensée hostile à la liberté dans tous les domaines, courant fataliste et scolastique qui a conduit par diverses voies au maraboutisme et à l’islamisme. On peut dire qu’à eux deux, le premier sur le plan politique et le second sur le plan intellectuel, ces Yéménites ont coulé l’islam. Moawiya et ses émules à travers les siècles et les continents ont éradiqué l’esprit démocratique pour pouvoir régner sur les personnes, tandis que les pères spirituels de l’islamisme ont éradiqué la liberté de pensée, d’expression et de création pour pouvoir régner sur les âmes. Ils ont agi de concert, se soutenant les uns les autres, en une douteuse alliance entre César et Dieu, entre le glaive et la mosquée. Les despotes y ont trouvé leur compte parce que les ulémas participaient à l’endormissement des masses; et les ulémas trouvaient le leur en tant que «corps constitué» et pilier de l’Etat. Ils se légitimaient mutuellement, leurs intérêts objectifs étant les mêmes et solidaires. Ils se sont partagé les rôles mais le but était commun : soumettre politiquement et intellectuellement les peuples, éloigner ceux qui réfléchissent et écrivent, faire taire la critique, brider les libertés… Le changement, la libération de l’esprit et l’encouragement de la créativité n’ont jamais été à l’ordre du jour des dictateurs ignares et des ulémas despotes. La lutte entre les idées modernistes et les idées conservatrices ne date pas d’aujourd’hui, et ce que vit présentement le monde arabo-musulman – un rétropédalage endémique – il l’a vécu plusieurs fois dans le passé. C’est ainsi que les idées wahhabites qui se trouvent à la base de l’idéologie des partis islamistes égyptiens ont pris leur revanche sur les idées modernistes introduites en Égypte par Mohammed (Méhémet) Ali au XIXe siècle. A partir du Xe siècle, le monde musulman a éclaté en plusieurs régions politiques. L’autorité du califat abbasside n’est plus reconnue en Iran où apparaissent les dynasties Tahride puis Saffaride, au Maghreb où surgissent des dynasties kharédjites, et en Égypte qui s’autonomise avec Ibn Touloun avant de devenir, avec Saladin, le siège de l’Empire fatimide. Puis les Mameluks la gouverneront de 1250 jusqu’à l’arrivée des Ottomans en 1517. Entre-temps, le califat abbasside avait disparu sous les invasions mongoles dont la seconde vague, menée par Tamerlan, a mis un terme définitif au règne arabe sur l’islam. En 1798, un général de 29 ans, Napoléon Bonaparte, débarque à Alexandrie. C’était le premier contact entre l’Égypte et l’Occident depuis les Romains. Mohammed Ali, officier d’origine albanaise servant dans l’armée ottomane, prend le pouvoir en 1804 et se proclame pacha d’Égypte. Séduit par la civilisation française dont il avait eu un aperçu avec l’expédition scientifique amenée par Napoléon, il nourrit l’ambition de faire de son pays d’adoption un Etat moderne et indépendant. Il prend peu à peu ses distances de la Sublime Porte en jouant sur la rivalité franco-britannique et parvient, en quelques années, à créer sa propre armée et sa marine. Il liquide en 1811 les Mameluks puis s’empare en 1812 de Médine, Djeddah, La Mecque et Taïf, et met à terre le pouvoir wahhabite. Il conquiert en 1820 les provinces voisines : Syrie, Liban et Soudan. Cet homme qui va faire à l’Égypte plus de bien que ne lui feront Nasser, Sadate et Moubarak réunis, s’engage dans une œuvre de modernisation sans pareille dans le monde arabe.Il lance le «Nizam algadid », organise l’Égypte en 14 gouvernorats et 64 départements, crée des ministères, un Conseil d’Etat et une industrie militaire et navale. Il installe le télégraphe, lance des travaux d’adduction et de répartition des eaux du Nil, creuse un canal à Port-Saïd, et construit des centaines de digues pour empêcher les débordements du fleuve en période de crue. Il procède à une véritable révolution agraire en divisant les biens «waqf» en «feddans» qu’il distribue aux fellahs, institue le cadastre sur le modèle français, et crée sa propre monnaie. Il s’entoure de coopérants européens, ouvre une école d’infanterie, une école polytechnique, une école d’administration, une école de traduction, une Ecole des ponts et chaussées, une école de chimie appliquée, une école des mines, une école de géométrie et de géographie, une école vétérinaire, une faculté de médecine, etc. L’imprimerie et les premiers journaux apparaissent en 1828. Il envoie des missions d’études en Europe comme celle encadrée par le cheikh Tahtaoui dont on a parlé dans une précédente contribution. Son fils, Ibrahim Pacha, étend cette politique de modernisation à la Syrie, au Liban et à la Palestine, et y établit l’égalité entre les trois religions (islam, christianisme et judaïsme). Après avoir conquis le Yémen et la Crète, il se tourne vers le cœur de l’Empire ottoman, s’empare de Konya et arrive à 100 km d’Istanbul quand son père lui ordonne de s’arrêter et de revenir sur ses pas. C’était une erreur. En 1848, Mohammed Ali décède à l’âge de 80 ans. Ibrahim Pacha étant mort quelques mois auparavant, c’est le fils de ce dernier, Abbas 1er, qui accède au trône et défait en peu de temps ce que son grand-père avait réalisé en 44 ans. Influencé par les milieux religieux, il ferme les grandes écoles, arrête la politique des grands travaux et chasse les coopérants étrangers. L’enseignement public périclite et l’Egypte retourne en arrière. L’obscurité triomphait une nouvelle fois de la lumière en terre musulmane. Le même mouvement de modernisation (Tanzimat) est conduit dans l’Empire ottoman par le sultan Abdulmajid 1er. En 1839, un décret instaure l’égalité de tous les sujets (musulmans, chrétiens et juifs) devant la loi ; en 1840 est adopté un code pénal indépendant de la chariâ ; en 1856 est décrétée l’abolition de la «jizya» (impôt spécifique aux non-musulmans)… Même réaction des milieux religieux wahhabites : de La Mecque, des ulémas lancent des fetwas contre ces réformes et appellent au djihad contre le sultan. Quelques années après, la dynamique de progrès meurt d’elle-même sous la pression des idées rétrogrades. La Nahda a également touché à la même époque la Tunisie où le bey nomme Premier ministre Kheïreddine Pacha, un homme d’Etat considéré comme le fondateur de la Tunisie moderne. C’est lui qui a créé, notamment, le collège Sadiki où sont enseignées pour la première fois les sciences exactes et les langues étrangères et d’où sortiront les générations qui animeront le mouvement de libération de la Tunisie et construiront son Etat indépendant. Sous la colonisation, les musulmans (même si ce n’est qu’une minorité) feront des progrès, étudieront les sciences et les langues étrangères et adopteront ce qu’il y a de bien chez l’occupant. Les dirigeants du XIXe siècle étaient-ils plus visionnaires et plus audacieux que ceux du XXe et du XXIe siècles ? Faut-il conclure à une impossible renaissance des musulmans ? Le monde arabo-musulman semble en tout cas pris dans une implacable spirale d’involution : les révolutions arabes n’ont pas éclaté dans les monarchies, mais dans les Républiques. Plus absurde encore, ce sont les monarchies les plus rétrogrades qui ont gagné dans l’affaire étant donné que les révolutions ont fini islamistes. Pourquoi les peuples des monarchies iraient-ils se soulever puisque au bout du compte c’est l’islamisme qui les attend, et qu’ils l’ont déjà ? Ceux qui y trouvaient leur plénitude n’ont pas besoin de faire la révolution, et ceux qui ne veulent pas de l’islamisme trouvent préférable de vivre sous des régimes détestables plutôt qu’islamistes. C’est ce qui autorise à penser que la révolution syrienne sera la dernière. Cette spirale ne s’est pas saisie que des collectifs, elle s’est emparée même des individus détachés de leurs sociétés et évoluant dans d’autres environnements culturels. A peine la dépouille du «franco-algérien» Mohamed Merah a-t-elle été mise en terre que s’est ouvert à Paris le procès d’un autre «Franco-Algérien », Adlène Hicheur. Ce dernier n’a pas 23 ans et n’est pas carrossier au chômage, il est âgé de 37 ans et est docteur en physique nucléaire et chercheur au Centre européen pour la recherche nucléaire (CERN) de Genève. Cinq prix Nobel de physique en sont issus, et peut-être qu’Adlène aurait pu l’obtenir un jour pour la gloire commune des Algériens, des Français et des musulmans. Mais ce jour n’arrivera pas, car il a été arrêté il y a trois ans sous l’accusation d’avoir envisagé des attentats terroristes en France en liaison avec l’AQMI. Le parquet a requis contre lui six ans de prison (il en a déjà purgé presque trois, à titre préventif) et le jugement, mis en délibéré, sera connu le 4 mai prochain (2012). C’est dire si nous sommes dans un processus de régression qui défie les lois de la nature, de la science et du bon sens. Ce que nous vivons est l’unique démenti concret apporté à ce jour à la théorie de la sélection naturelle : ce n’est pas le meilleur qui l’emporte sur le plus mauvais ; ce n’est pas le docteur en physique nucléaire qui ramène sur le droit chemin l’islamiste ignare, c’est le terroriste qui met sur le mauvais chemin l’esprit scientifique. Et ce n’est ni le premier ni le dernier cas. J’ai d’ailleurs failli intituler cette contribution : «Islam et régressisme». L’islam est devenu un problème chez lui, mais aussi chez les autres, là où vivent des communautés musulmanes, autrement dit, dans le monde entier. A cause du terrorisme, il est devenu une question de sécurité internationale. Les musulmans n’iront pas loin sans d’importantes mises au point dans leur façon de penser et de profonds changements dans leur comportement entre eux et avec le reste du monde. Mais qui doit initier ces mises au point et ces changements ? Les philosophes, sociologues, historiens et spécialistes musulmans des religions ne sont pas reconnus comme compétents pour se mêler des questions islamiques. On leur dénie le droit de s’en approcher. Les intellectuels modernistes et les politiques ont peur des ulémas, ils ne peuvent se permettre de les défier en raison de l’ascendant qu’ils exercent sur les foules. Et une fetwa peut vite devenir un «contrat» sur une tête. Les ulémas ont miné le champ d’approche de l’islam, entouré de fils barbelés son domaine et bloqué tous ses accès. Ils ont sous leur coupe les écoles juridiques (madhahab), les universités islamiques, les programmes d’enseignement des matières religieuses, les institutions chargées des fetwas, les spécialistes du «tafsir», les imams et les télécoranistes. Eux seuls sont compétents pour l’ijtihad. Et comme ils en ont fermé les portes, il y a mille ans, personne ne peut les rouvrir. Même des ulémas comme Kawakibi, Abdou, Abderrazik ou Mohamed al-Ghazali, qui s’y sont essayé, n’ont pu imposer leurs vues réformatrices. Ils ont été assassiné pour le premier, ostracisé pour le second, persécuté pour le troisième et marginalisé pour le quatrième. Si on mettait en balance les ouvrages écrits en faveur de l’immobilisme et ceux en faveur du changement, le rapport serait de 1 à 10 000 ou plus ! Il est plus facile de mettre à bas le despotisme des Etats que de contester celui des ulémas. Non seulement ils ne veulent pas le changement, ils ne sauraient le mener quand bien même ils le voudraient. Leur formation, leur compétence, est justement dans le non-changement. Ils ont été formés en cela et pour cela. Ils sont les gardiens de la «tradition» et les transmetteurs du passé. Ils ont intérêt au maintien du statut quo parce que c’est aussi leur métier, leur gagne-pain. Ils apprennent par cœur des milliers de pages et prennent leurs prouesses mnémotechniques pour des exploits, pour le summum de la maîtrise des «sciences religieuses», alors que ce n’est qu’une perte de temps et d’énergie. Est-il besoin à l’heure des NTIC d’apprendre par cœur des milliers de pages, de mobiliser des milliards de neurones autour de «connaissances» qu’ont peut convoquer par un clic de souris? Les chemins à prendre pour arriver aux solutions sont difficiles parce qu’inconnus, ce sont des sentiers non battus, des directions de pensée non explorées. La solution n’a pas été identifiée, les ulémas ne la connaissent pas, pas plus que les hommes politiques ou les intellectuels modernistes. Sans changements d’importance, l’islam va audevant de graves difficultés. Les exemples ne manquent pas et les précédents sont nombreux. Ses rangs se divisent de plus en plus entre musulmans islamistes et musulmans «normaux», ses territoires se morcellent comme au Soudan, en Palestine et au Mali depuis quelques jours, ses Etats sont affaiblis les uns après les autres, les Arabes chrétiens et les Arabes musulmans se méfient les uns des autres, les Arabes chiites et les Arabes sunnites ne se supportent plus, les Egyptiens islamistes souhaitent se débarrasser des Egyptiens coptes, et l’Occident commence à en avoir assez de ceux qui, comme les folkloriques «Forsane al-izza», le provoquent sur son propre territoire et tirent argument de sa législation libérale pour rejeter ses lois et brandir l’étendard du califat. C’est la guerre mondiale contre eux que les musulmans cherchent ? Ils sont devenus en majorité islamistes et, comme dans le cas du physicien «franco-algérien», on ne sait jamais à quel moment un islamiste peut devenir un djihadiste et se mettre à planifier des attentats contre son pays de naissance ou d’accueil.
N. B.
*Article Publié le 08/04/2012 in LSA
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