par Nour-Eddine Boukrouh
L’histoire de l’Algérie est l’histoire d’une longue tourmente dominée par une dialectique occupation-libération qui a connu son épilogue en 1962 mais sans effacer de nos mémoires le triste privilège d’avoir été dans les temps modernes le premier pays du monde arabo-musulman à connaître la colonisation.
Une méditation sur cette suite d’invasions étrangères et de luttes pour l’indépendance qui s’est
étalée sur plusieurs siècles de notre histoire nous incline à chercher son explication d’abord dans l’état des rapports de forces internationaux aux périodes considérées.
Mais un examen approfondi des antécédents et des conséquents nous porte à nous pencher de plus près sur l’état des systèmes sociaux ayant prévalu dans notre pays aux époques correspondantes afin d’y déceler les éventuelles causes internes qui auraient été le pendant des causes externes.
La dialectique occupation-libération nous apparaît alors sous un autre jour, se présentant comme une alternance d’états sociaux où l’occupation étrangère semble être la sanction de l’absence de cohésion organique et d’instincts communautaires, et la libération le résultat d’un sens collectif imprimé dans une intériorité commune et exprimé dans des actions unitaires.
Les générations qui ont connu le mouvement nationaliste et la guerre de libération savent la différence entre l’ordre social qui a accepté le « Code de l’indigénat » et celui qui a permis à la Révolution de Novembre d’aboutir.
La domination étrangère hier, le sous-développement aujourd’hui, dans notre cas comme dans celui d’autres nations, ne sont jusqu’à une certaine mesure que la conséquence d’une incompétence à édifier avec succès une construction sociale capable de défendre son intégrité et de maintenir ses équilibres vitaux au-dessus du seuil d’effondrement.
De telles entités peuvent subir momentanément une défaite militaire mais non une colonisation séculaire. Elles peuvent être pauvres du fait d’un manque de ressources mais non durablement sous-développées en dépit de l’existence d’importants atouts économiques.
S’il n’est plus utile de chercher la démonstration de cette incompétence dans notre lointain passé, il est important de tenter de reconstituer l’enchaînement de ses causes et de ses effets le long du dernier quart de siècle (1962-1988) de notre histoire afin d’expliquer l’état pathologique multidimensionnel qui caractérise notre présent.
L’incompétence dont il est question dans cette approche ne vise pas une quelconque inaptitude absolue mais exprime une erreur de jugement dans un contexte historique délicat, une défaillance dans l’évaluation des choses à un tournant crucial, une faute d’aiguillage qui conduit immanquablement à des situations désastreuses.
C’est ainsi que le « système » qui a gouverné l’Algérie depuis 1962 n’a pas échoué dans l’édification de l’économie nationale par suite de mauvaise gestion des ressources physiques et humaines, mais dans l’édification de la société algérienne elle-même par suite d’un manque de vision.
L’incompétence du « système » a son histoire et même sa préhistoire. Celle-ci remonte à l’époque où, tandis que les uns tombaient au champ d’honneur pour la libération de leur patrie, d’autres, aux arrières, tenaient des conciliabules et tramaient des complots pour s’emparer le moment venu du pouvoir.
Quand ce moment vint, et parce que davantage préoccupé par la conservation du pouvoir que par sa saine utilisation au service de l’idéal proclamé le 1er Novembre, le « système » s’engagea dans la gestion de multitudes, de moyens et de situations, mais jamais d’une société.
Loin d’appréhender cette dernière comme un tout agencé et structuré au fur et à mesure du temps à partir de règles morales, juridiques, sociales et économiques, le « système » entrevit une multitude immature tout juste bonne à servir de cobaye à des expériences sociopolitiques inspirées de modèles étrangers.
Obsédé par la construction du socialisme en Algérie d’après un schéma marxiste-léniniste, il perdit de vue la société algérienne issue d’un siècle et quart de colonisation et d’une grandiose lutte de libération, toutes choses qui avaient bouleversé sa configuration psychologique et porté à un haut niveau le degré d’idéalisation de son avenir.
Ce schéma, s’il visait effectivement à créer un Etat central dans un pays qui n’avait presque plus le souvenir d’un passé institutionnel, à socialiser la propriété des richesses nationales pour éviter leur accaparement par quelques uns et à rétablir l’unité d’un peuple parfois battue en brèche par des résurgences de tribalisme et d’ethnisme, présentait cependant l’inconvénient de vouloir faite table rase des valeurs nationales et de heurter de front l’atavique sentiment de liberté des Algériens.
Le centralisme en politique, le dirigisme en économie et le « khéchinisme » en idéologie allaient constituer les instruments primaires de cette vaste entreprise d’assujettissement à un modèle de société qui allait certes permettre l’exercice du pouvoir oligarchique dans des conditions idéales, mais qui allait surtout achever de démoraliser, démotiver et démobiliser un pays globalement perçu comme une prise de guerre.
Le « système » installa en haut la « nomenklatura », au milieu la bureaucratie et en bas la multitude livrée aux pénuries, à l’inculture et au nihilisme.
C’est cette erreur d’aiguillage qui a fait que dans ce pays dirigeants et dirigés se soient occupés tout au long de ces années plus de politique que d’économie, de distribution que de production, que nul n’ait plus eu de titre pour reprocher quoi que ce fut à l’autre et que ayons gaspillé tant de ressources et de temps pour nous retrouver en fin de compte totalement dépendants : de la fantaisie de l’OPEP, du cours du dollar, des taux d’intérêt et de change, de l’inflation internationale, d’une grosse dette extérieure, de nos fournisseurs d’armes et de blé, de la météo, etc.
Les conséquences de cette incompétence sont encore plus désastreuses sur nos représentations mentales : aujourd’hui le plus grave n’est pas que nous soyons sous-développés mais que nous ne soyons plus disposés à en admettre les implications logiques.
La confiance s’est perdue, le droit et la justice ont été démonétisés, le sens de l’intérêt commun a disparu, les clivages économiques et sociaux se sont accentués… Nous ne sommes pas menacés de crise, mais d’effondrement total
.
Aujourd’hui nous ne sommes ni une société agricole ni une société industrielle, ni des socialistes ni des capitalistes, ni de mauvais individus ni une bonne collectivité, ni de bons musulmans ni de vrais laïcs, ni arabisants ni francisants, et ce ne sont pas les derniers de nos paradoxes.
C’est ce qu’il en coûte quand on n’a pas de vision et qu’on croit y suppléer en confiant ses destinées à des plans quadriennaux et quinquennaux qui ont fait de l’Algérie un tragique « reste à réaliser ».
Les solutions ne sont plus à chercher du côté de l’édifice politique actuel qui, malgré les réformes tentées in extremis, n’est que le stade suprême qui nous a conduits à la faillite.
Elles sont à attendre d’un renouvellement de l’espoir.
L’œuvre à accomplir est énorme mais elle portera ses fruits si on l’enracine dans ce postulat fondamental dont tout notre peuple doit se pénétrer : celui-là seul mérite l’indépendance et le développement, qui doit chaque jour les conquérir.
La création du Parti du renouveau algérien (PRA) ne procède pas d’un caprice passager ou d’un sacrifice à une mode politique nouvelle dans notre pays, mais d’un profond sens du devoir devant le spectacle offert en ce moment par notre patrie.
Ce parti n’en est en fait pas un au sens où l’on entend ce terme. Son ultime finalité n’est pas politique, elle est civilisationnelle.
Sa suprême vocation est de travailler à doter le peuple algérien de fondements capables de soutenir un modèle de société sans précédent dans l’histoire tourmentée de notre pays et de le prémunir le plus sûrement possible contre les causes qui mènent à la domination étrangère et au sous-développement.
(Extrait de l’ « Avant-projet de société » du PRA, chapitre 1, "La problématique algérienne", rédigé par M. Boukrouh et rendu public par lui le 03 novembre 1989 lors d'une conférence de presse tenue à la salle Ibn Khaldoun, Alger)
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