Le Messager :
Période mecquoise, la première révélation
Mohammed a maintenant quarante ans. Le rideau se lève de
nouveau sur son histoire ; mais nous le retrouvons dans une profonde crise
morale.
Depuis quinze ans, il n’avait été qu’un simple Hanif
partageant son temps, selon son mot même, entre l’adoration de Dieu et la
contemplation de son œuvre sublime. Le ciel profond qui couvre de son dôme
d’azur le paysage embrasé du Djebel En-Nour, attire encore son regard, comme
jadis il attirait celui de l’enfant, devant la tente de la nourrice. Mais
Mohammed n’est pas un esprit systématique à la recherche d’une théorie sur les
origines et l’harmonie de l’univers, ni un caractère inquiet à la recherche
d’une certitude. Sa certitude, il l’a eue depuis toujours et surtout depuis sa
retraite : il croit au Dieu unique d’Abraham.
C’est bien à tort, nous semble-t-il, que la critique
moderne, M. Dermenghem notamment, voit dans cette phase une période de
recherche et d’inquiétude : une sorte d’adaptation et d’incubation chez
Mohammed.
Bien au contraire, les documents de l’époque prouvent que le
problème métaphysique ne hantait pas sa conscience, puisqu’il en avait d’ores
et déjà la solution, en partie intuitive et personnelle et en partie atavique,
parce que sa foi au Dieu unique vient du lointain ancêtre Ismaël.
Cette remarque est essentielle pour l’étude du phénomène
coranique par rapport à un « Moi » mohammadien tel qu’il résulte réellement des
données historiques.
Il convient de signaler, particulièrement, qu’aucune
préoccupation personnelle ne hante ce contemplatif solitaire absorbé dans le
problème religieux, à la manière des mystiques de l’Inde ou des Soufis de
l’Islam et à la recherche d’une simple morale plutôt que d’une vocation. Entre
son « Moi » et la réalité métaphysique qu’il contemple, on ne peut établir, en
ce qui concerne cette époque du moins, le lien d’une pensée systématique. Ce
n’est pas là une simple affirmation, mais la définition du seul état de ce «
Moi » compatible avec toutes les autres conditions psychologiques telles
qu’elles se dégagent de l’histoire du personnage et du témoignage rétrospectif
du Coran.
Cependant, vers la quarantaine, on le retrouve avec une
préoccupation dominante,
douloureuse même : il doute.
Il ne doute pas de Dieu - sa certitude à cet égard n’a
jamais failli - mais il doute de lui-même.
Pourquoi et comment ce doute est-il venu à son âme ?
Pourquoi, dans le champ de sa contemplation, trouve-t-il maintenant l’ombre de
sa personne, le spectre de son « Moi », se profiler sur le fond de ses
médications religieuses jusqu’à en devenir presque le point central ?
La tradition, occupée des seuls détails chronologiques de la
vie de Mohammed, ne fournit aucun renseignement sur cet état psychologique
pourtant capital. Mais nous avons toutefois dans le verset cité plus haut (1) cf
1ere partie et dans la réplique de Mohammed à Khadidja, lors des
ouvertures de leur mariage, la réponse au problème que pose pour nous l’état
d’âme dans lequel nous le retrouvons vers la fin de sa retraite.
Sans nous apporter toute l’explication du doute mohammadien,
le verset et le détail biographique cités, attestent néanmoins que ce doute ne
résulte pas d’une téméraire espérance, d’une folie égocentriste, d’une
hypertrophie du « Moi » chez Mohammed. On est obligé d’y voir la conséquence
d’un état subjectif accidentel dans lequel le prophète s’était trouvé soudain
avec la prescience, le pressentiment de quelque chose d’extraordinaire touchant
à son propre destin. A quoi attribuer ce pressentiment qui plane maintenant en
lui, en écorchant d’une façon aussi douloureuse la nature positive de son
esprit ?
Simple élaboration du subconscient ou intuition d’un proche
et extraordinaire dénouement ?
Certaines espèces animales ont l’instinct des phénomènes et
des bouleversements qui doivent, dans un proche avenir, affecter les lieux
qu’ils habitent. Telles fourmis de l’Amérique quittent leurs lieux à la veille
où il va s’y déclarer un incendie. Dans le Sud Constantinois, une espèce de
rongeurs quitte ses terriers dans les lits des oueds, à la veille des grands
orages.
Mohammed avait-il, de la même manière, la prémonition du
phénomène coranique qui allait bientôt l’embrasser et submerger tout son être ?
Quant à y voir une élaboration du subconscient, il faudrait
pouvoir expliquer par là toute la matière du Coran et sa pensée discursive
ainsi que l’aspect phénoménal de sa manifestation chez Mohammed, Or, comme on
le soulignera plus loin, cela n’est point possible.
Toutefois, Mohammed va s’ouvrir de ses angoisses à sa douce
épouse ; il se plaint à elle amèrement : il se croit fou, possédé, se juge l’objet
de quelque sortilège maléfique.
La noble Khadidja le console et le rassure ; « Dieu », lui dit-elle, « n’abandonne pas
l’homme qui n’a jamais menti, qui assiste l’orphelin et secourt le faible, Dieu
ne l’abandonne pas à la dérision des démons ».
Dans ces propos historiques, apparaît indiscutablement la
notion du « Dieu Unique » qui devait être courante dans le milieu familial de
Mohammed, dès avant sa vocation.
Cette constatation permet de déduire par recoupement la
conviction personnelle de Mohammed sur ce point durant sa retraite et elle
ajoute ainsi une donnée essentielle pour le portrait psychologique qu’il s’agit
de dessiner. De toute façon, après ces apaisements, Mohammed reprenait
régulièrement le chemin de sa retraite où il était de nouveau assailli par le
doute et gagné par le trouble irritant qui caractérisent tous ses états d’âmes
vers cette époque. Maintenant, encore plus, car il sent une présence comme une
ombre qui rôde autour de lui.
Il sort de sa retraite, il arpente fébrilement les sentiers
embrasés du Djebel En-Nour ; il étouffe de l’inconnu qu’il sent suspendu à son
âme ; il n’en veut plus.
Le voici penché sur un ravin ; il voit une issue à son
drame... au fond de l’abîme. Il va pour se délivrer de son obsession, et fait
un pas en avant. Mais plus prompte que son geste, une voix l’arrête : « Ô
Mohammed, tu es le Prophète de Dieu ».
Il lève la tête : il voit l’horizon irradié d’une
éblouissante lumière. Il est bouleversé, ébloui. Il se tourne d’un autre côté,
mais l’apparition ne quitte pas le champ de sa vue : elle est partout, aux
quatre points cardinaux.
Il tombe évanoui.
S’étant réveillé, il s’enfuit vers la Mecque. Il retrouve sa
douce confidente. Elle est surprise de son air dramatique, de son état fébrile
: lui si soigneux, qui ne négligera jamais un détail de sa toilette, est là
maintenant avec les cheveux ébouriffés, la mine défaite, les vêtements en
désordre. La douce Khadidja surmonte son propre émoi, soigne son époux et avec
de nouvelles paroles ramène la paix dans son âme bouleversée.
Il reprend le chemin du djebel En-Nour.
La nuit vient sur sa retraite au Ghar Hira. Il s’endort
quand une perception inconsciente le réveille : Il sent une présence.
Devant ses yeux, il aperçoit maintenant « un homme vêtu de
blanc » L’inconnu s’approche de lui et lui dit
- Lis.
Je ne sais pas lire, répond Mohammed, qui voudrait
s’éloigner, fuir l’ensorcellement de la voix qui répète
- Lis.
- Je ne sais pas lire, répond encore Mohammed.
- Lis, répète de nouveau la forme immatérielle qui sera
désormais l’assidu visiteur du Prophète :
« Lis au nom de Dieu créateur qui a créé l’homme d’une «
adhérence ».
« Lis, ton Dieu est le plus généreux.
« Il instruisit l’homme par le calam et lui enseigna ce
qu’il ignorait ». (Cor. XCVI - V. 1, 2, 3, 4, 5).
Ce fut pour Mohammed et pour l’histoire la première
manifestation du phénomène coranique qui va embrasser les vingt-trois dernières
années de la vie du Prophète.
Dès cet instant, le Prophète illettré a l’impression « qu’un
livre venait d’être imprimé dans son cœur ».
Mais il ne lui est pas permis de le feuilleter à loisir et
de le parcourir à sa guise : il lui sera révélé au fur et à mesure des besoins
de sa mission. Parfois, la révélation tarde, même quand un cas urgent presse
cependant : soit qu’une décision est à prendre ou qu’une loi est à formuler
dans tel cas précis soumis à l’arbitrage de Mohammed, la révélation se fait
attendre.
Au début surtout - précisément après la première révélation
que nous venons de citer - Mohammed attendra bien longtemps, plus de deux ans,
avant de revoir son étrange visiteur, et d’entendre sa voix.
Il en est désespéré, le doute s’empare de nouveau de son
esprit épris de certitude : il croit avoir été abusé par ses sens, ou bien il
se voit abandonné de la puissance dont il s’était cru guidé un instant. Cette
incertitude est douloureuse pour son âme. Elle s’y glisse comme un reptile
venimeux qui enlace ses pensées et ses sentiments, brisant d’un serrement
d’anneau l’élan instinctif de cette âme vers une certitude positive.
De nouveau : moments douloureux, minutes pathétiques pour
Mohammed qui cherche désespérément autour de lui et en lui-même la source
mystérieuse d’où avait jailli le premier verset du Coran. Appel désespéré d’une
âme tourmentée, d’une conscience douloureusement troublée, appel à une voix qui
ne répond ou qui ne veut plus répondre : toujours le silence pendant plus de
deux ans.
L’esprit de Mohammed s’agite en vain dans le débat de son
cas singulier, sans en trouver l’explication. Il sombre dans la lassitude et le
corps rompu, par une extrême tension nerveuse, il s’anéantit comme une chose
inerte dans le sommeil.
Sur lui veille un ange gardien : Khadidja.
Période mecquoise, l’apostolat
C’est après un de ces moments de profond abattement. Mohammed
dort. Son épouse, avec des mots pleins de sollicitude maternelle, vient de
calmer pour un instant sa crise, et après l’avoir revêtu de son manteau,
l’invite à se reposer.
Il dormait comme un enfant qui vient de pleurer, le cœur
gonflé d’un gros chagrin. A son tour, l’inquiétude de la tendre épouse est
apaisée par la respiration calme du dormeur. Elle sort doucement pour éviter de
le réveiller.
Mais la voix du Mont Hira retentit soudain aux oreilles du
dormeur qui se relève fébrilement
« O Toi, homme couvert d’un manteau, Lève-toi pour
prêcher. Ton Seigneur Tu dois glorifier... » COR LXXIV - V. 1, 2, 3.
Mohammed en est abasourdi et accablé à la fois parce que
dans sa surprise, il réalise brusquement toute la portée de l’ordre inattendu
qu’il reçoit.
Khadidja le retrouve assis, plongé dans sa méditation.
Etonnée de le trouver réveille, elle lui demande : « Pourquoi, O Abul-Kacem, ne
dors-tu pas ? »
Il lui répond douloureusement : « C’en est fait pour moi du
sommeil : je n’ai plus le droit de me reposer. L’ange m’ordonne de prêcher...
Mais qui croira en moi ? »
Ainsi de même que la première crise avait eu un dénouement
inattendu pour Mohammed, le dénouement de celle-ci semblait le surprendre
encore davantage, et surtout l’accabler. Sa surprise lors de la première
révélation et, cette fois, son accablement devant l’investiture inattendue
qu’il recevait sous la forme d’un ordre, marquent, pour nous, deux états
psychologiques particulièrement intéressants pour l’étude du phénomène
coranique par rapport au « Moi » mohammadien.
Il y a lieu de noter que l’étape de ce « Moi », entre les
deux crises et les deux dénouements en question, n’était nullement marquée par
une espérance messianique, mais seulement par la recherche d’un état de grâce
entrevu lors de la première révélation. Il y a lieu, de noter, également, pour
l’intervalle considéré, l’effort désespéré de Mohammed pour recouvrer cet état
de grâce.
Cet effort nous semble souligner en effet d’un trait
caractéristique l’indépendance du phénomène coranique, par rapport au « Moi »
de notre sujet. On ne saurait admettre évidemment que le second dénouement eut
si tardé, s’il avait été lié seulement au subconscient d’un homme qui
précisément, n’avait pas cherché à contenir et à refouler le phénomène en lui,
mais avait, au contraire, tendu toute sa volonté, et tout son être, à favoriser
sa manifestation.
Ces détails psychologiques mettent tout le relief nécessaire
à la résolution finale de Mohammed à accepter sa mission comme une investiture
lui venant d’en Haut.
Il l’accepte, en effet, et n’y faillira jamais, même pas
sous les huées des enfants de la Mecque, ni sous les sarcasmes, les menaces et
les coups des Koraïchites, comme Abou Lahab. Rien plus ne l’y fera renoncer :
ni les intérêts sacrifiés de sa famille, ni les supplications de son vénérable
oncle Abou Taleb. Quand les Mecquois feront pression sur lui pour mettre fin au
scandale de son neveu. On lui proposera même à cette occasion la plus
honorifique position dans l’administration de la cité. Tout cela ne dévia pas
Mohammed de sa voie fixée pour jamais depuis le dénouement de sa seconde crise.
Quand son oncle vint lui faire les ouvertures des Koraïchites, en lui mettant
sous les yeux les mesures draconiennes qu’ils envisageaient au cas où il
refuserait. Mohammed répondit en fondant en larmes :
« Par Dieu, oncle, même s’ils (les Koraïchites) mettaient le
soleil sur ma main droite et la lune sur ma main gauche, je n’abandonnerais pas
cette mission, jusqu’à ce que Dieu la fasse triompher ou que je périsse en
l’accomplissant ».
Devant une telle résolution, le noble vieillard ne put
qu’assurer son neveu de sa protection jusqu’au bout.
De fait, les Koréïchites décidèrent la mise au ban de leur
société de Mohammed et de tous les siens. Cette décision fut prise sous la
forme d’un pacte mecquois affiché à l’intérieur de la Ka’aba.
La famille frappée de cette excommunication était privée de
tout lien avec la ville, même du commerce moral et du simple mariage avec les
autres familles.
La tradition rapporte que ce pacte aurait été rongé par les
vers et que Mohammed en aurait eu la vision : les Koréichites auraient eu alors
à reconsidérer leur attitude et à rapporter la loi d’excommunication.
Quoi qu’il en soit, « le pacte maudit » était tombé en
caducité, et la famille d’Abou Taleb était autorisée à rentrer de nouveau à la
Mecque après de biens longues et dures épreuves.
Mohammed reprit aussitôt sa méditation sur le parvis du
temple sacré. Mais les grands de Koraïche organisèrent le complot du silence
autour de sa prédication : ils interdisaient aux gens d’écouter la récitation
du Coran.
Mohammed voyait que le succès ne venait pas à sa
prédication. Il décida de la porter plus loin, à Taïf. Mais là, il subit les
pires humiliations et le plus dur traitement de sa carrière. La foule lui lança
des pierres et sema des épines sur son chemin ; des enfants excités le
poursuivirent de leurs huées. L’apôtre alla se réfugier sous le mur d’une
clôture. Son cœur était ulcéré de tant d’incompréhension et de méchanceté. Mais
son âme ignorait la rancune. Il leva seulement les yeux au ciel pour murmurer
une prière empreinte de la plus pathétique ferveur que l’âme humaine ait pu
jamais exprimer dans un pareil moment de détresse : « Je me réfugie en Toi, Mon
Dieu, murmura-t-il, contre ma faiblesse et mon impuissance. Tu es le Dieu des
faibles, mon Seigneur et mon Dieu. Si je ne suis pas l’objet de ta colère, je
ne crains rien. Je me réfugie dans la lumière de ta face qui affermit le monde
et l’au-delà du monde. Il n’y a de force et de secours qu’en toi ».
Après ce pénible échec, le Prophète s’en retourne à la
Mecque. Mais là une autre épreuve plus douloureuse l’attend : la mort vient lui
enlever son unique protecteur, son oncle Abou Taleb.
Mais la scène de cette agonie nous laissera de précieux
détails historiques pour le portrait psychologique de Mohammed à cette époque.
C’était, en effet, pour lui, l’instant le plus terrible de sa carrière. Sa
piété filiale se conjuguait au souci du Prophète pour sauver une âme
particulièrement chère qui refusait obstinément le salut. Le neveu est
épouvanté à la pensée que son oncle mourra idolâtre. Minute bouleversante pour
lui, en qui parle le prophète qui veut, coûte que coûte, sauver l’âme de celui
qui fut le meilleur des pères pour lui.
La voix entrecoupée de sanglots, il implore en vain le
vieillard mourant de confesser l’Islam.
Mais, ramassant ses ultimes forces, ce dernier répond :
« Fils de mon frère, je me rendrais volontiers à ton désir si je ne craignais
le déshonneur ; mais je ne veux pas laisser croire aux Koraïchites que la peur
de la mort m’aura converti à l’Islam ».
Et le neveu eut l’inconsolable douleur de voir son cher
oncle partir de cette vie sans avoir quitté l’idolâtrie de ses pères.
Mais une autre perte plus douloureuse encore devait l’endeuiller
bientôt. Peu de temps après, en effet, Mohammed perdait sa tendre et vertueuse
compagne.
Cette double disparition le touchait dans ses plus profonds
sentiments d’homme, et l’atteignaient tout autant dans les intérêts de sa mission
: il perdait, avec son oncle et son épouse, l’appui moral et matériel qu’il
possédait à la Mecque. D’ailleurs, son séjour va tout de suite y devenir
impossible. Les Koraïchites, que le prestige personnel d’Abou Taleb retenaient jusque-là,
se déchaînaient maintenant. Ils voudraient la mise à mort de Mohammed pour
sauver leurs intérêts politiques et leurs privilèges commerciaux parmi les
tribus arabes.
Un complot se tramait : toutes les tribus devaient y mettre
la main, afin que le sang de la victime ne retombât sur aucune en particulier.
Notes :
(1) Cor XXVIII, V.86.
Extrait de « le phénomène Coranique » de Malek Bennabi,
1946, édité par "International Islamic Federation of Student
Organizations"
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