Pour parler à la conscience humaine, la religion a utilisé
souvent le symbole pour traduire ses notions les plus ardues.
D'ailleurs, on peut dire que la mathématique n'utilise que
cette méthode traduite en équations.
Et les peuples ont éprouvé dans leurs expériences
spirituelles ou scientifiques l'efficacité d'un tel langage.
Le symbole est un moyen d'expression qui s'impose chaque
fois que le langage ordinaire peut trahir la signification ou choquer nos
conventions et le bon goût.
Toutes les cultures populaires ont constitué leur patrimoine
de dictons, de proverbes, de métaphores, qui ne traduisent pas seulement la
sagesse millénaire des peuples qui les ont établis, mais répondent aussi à des
situations concrètes données de leur vie quotidienne.
Chaque peuple dispose ainsi d'un outillage propre à sa
logique populaire.
Le peuple algérien est assez riche à cet égard. Je veux dire
que ses proverbes, ses anecdotes, ses dictons, constituent un appareil
dialectique très développé.
Si vous avez l'habitude d'écouter le langage de nos vieilles
femmes, vous savez l'importance pratique de cet outillage.
Quand une conversation devient confuse, qu'elle risque de
finir en queue de poisson, voyez la vieille femme l'éclairer soudain par un
proverbe, une anecdote, un dicton, une image qui capte sa signification au
moment où elle allait échapper.
Qu'on m'excuse de cette introduction. Elle était néanmoins
nécessaire, puisque l'objet proposé sous le titre de cet article peut être
éclairé précisément par deux anecdotes que j'emprunte à notre culture
populaire.
Ma grande mère me racontait jadis beaucoup d'histoires de
Djouha.
Mais il en est une qui me semble très propre à mettre en
relief, du même trait, je veux dire par une même allusion, la signification
psychologique et méthodologique que je me propose de saisir dans cet article.
Djouha donc était, par une journée froide de l'hiver de nos
Hauts Plateaux, avec ses compagnons d'infortune sous le toit d'un gourbi, comme
vous en connaissez, autour d'un feu qui répandait sa bonne chaleur. Mais le feu
commençait à tomber faute d'aliment.
-Allons chercher un peu de bois dans la forêt à côté !
Chacun pris sa direction. Djouha prit aussi la sienne. Mais
quand tous ses compagnons furent de retour, chacun avec sa brassée de bois, lui
n'était pas encore là.
Ils s’inquiétèrent :
-Allons voir ce qu'est devenu notre compagnon !
Ils partirent sur ses traces et le trouvèrent en train de
passer une immense corde autour d'une multitude d'arbres.
-Djouha, que fais-tu là ?
Et notre héros de répondre :
-Vous voyez bien que je veux vous apporter toute la forêt,
pour ne pas revenir faire du bois tous les jours.
Et ses compagnons, au comble de l'admiration devant une
aussi gigantesque entreprise et presque confus de n'avoir rapporté que leurs
pauvres brassées, le prièrent humblement de laisser son entreprise à un autre
jour, puisqu'il y avait assez de bois, et de s'en retourner avec eux.
Et Djouha, gonflé d'orgueil, revint se réchauffer autour du
feu, gratuitement.
Là, s'arrête notre narration.
Mais ma grand-mère me racontait aussi une autre savoureuse
anecdote.
Un jour, un douar nomade repliait ses tentes et pliait
bagages pour aller loin.
On fit accroupir un chameau qu'on chargea ... qu'on chargea
tant et si bien que même avec la moitié de sa charge, il n'aurait pas pu se
relever.
Puis, on s'aperçut qu'il restait les deux meules de pierre
d'un moulin à bras, comme il y en a encore dans nos campagnes. Quelqu'un voulut
les mettre aussi sur le dos du chameau. Mais une vieille femme intervint :
- Le chameau est trop chargé, il faut les mettre ailleurs,
dit-elle.
Mais le chameau répliqua :
_ Non! Non! ... vous pouvez encore les mettre sur mon dos,
puisque de toute façon, je ne vais pas me relever.
Là, s'arrête la narration de ma grand-mère.
Mais aujourd'hui après un demi-siècle, quand ces deux
anecdotes me reviennent à l'esprit, avec de vieux et de pieux souvenirs, ou que
je les entends autour de moi, je trouve que Djouha et le chameau parlent en
somme le même langage, mais de deux manières différentes.
Les deux symboles concernent des situations où le travail est
impossible.
L'attitude de Djouha montre comment on peut vivre du travail
des autres, sans rien faire soi-même.
C'est l'astucieux qui exploite la naïveté en prenant des
airs de héros.
Et la palme de héros lui est décernée par ses propres dupes
qui travaillent pour lui.
Le chameau n'est pas un astucieux mais un humoriste. Son
humour met aussi en relief la naïveté humaine.
Son mot nous fait rire aux dépens de ceux qui mettent le
travail dans des conditions ou, d'emblée, il ne peut pas s'accomplir.
En somme, Djouha peut nous enseigner la boulitique et, en
tout cas nous renseigner sur sa psychologie. C'est une leçon sur les profits
illégitimes de la surenchère démagogique dans le souk boulitique.
L'homme providentiel doit faire de la surenchère démagogique
pour vivre aux crochets de la clientèle du souk.
Et pour ma part, je crois que la leçon aurait dû profiter à
l'Algérie au cours des trente dernières années.
Mais hélas, je dois l'avouer, le souk boulitique a prospéré
chez nous.
Quant à la leçon du chameau, c'est surtout depuis
l'indépendance qu'elle aurait dû nous servir.
C'est une leçon de méthodologie. Les conditions du travail
doivent être telles que son exécution soit possible.
D'ailleurs, Djouha nous disait déjà un peu cela, d'une autre
manière : en entreprenant une tâche impossible, il savait qu'il ne pouvait
rien faire, décidé qu'il était, d'ailleurs, à ne rien faire.
Mais le chameau le dit clairement à la vieille.
Le langage est clair : quand on met le travail d'un
individu au-dessus de ses moyens, on le condamne à ne rien faire et s'il tente
quand même de bouger il risque de tout mal faire.
Le chameau aurait dû être notre maître, surtout depuis
l'indépendance, car nous avions besoin d'une méthodologie à tous les niveaux de
notre travail.
Considérons-la d'abord au niveau d'une simple conversation,
puisque toute action de caractère social suppose la communication d'idées entre
plusieurs personnes.
Le dialogue est la forme la plus élémentaire de la
communication et constitue la phase préparatoire la plus simple du travail en
commun.
Les règles de la conversation ne concernent donc pas
seulement ce qu'on appelle la bienséance, mais concernent directement la
technique du travail.
Cette liaison est symboliquement indiquée dans la Bible qui
narre, en effet, comment le travail des hommes, à Babel, devint impossible dès
qu'il y eut « la confusion des langages ».
Dans l'épisode biblique, le travail cesse dès que la
communication devient impossible.
Donc, la conversation ne pose pas seulement des problèmes
d'étiquette et de politesse, des problèmes de salon, mais concerne directement
la technique du travail, sous l'angle de l'efficacité.
Dès qu'elle cesse d'être un badinage, elle doit obéir aux
règles du travail qui n'est, en effet, dans sa phase préparatoire, qu'un projet
contenu dans quelques mots et dans quelques idées.
C'est à ce niveau que le côté moral et le côté logique
interfèrent pour engendrer l'action efficace ou l'action inefficace.
Et, à ce niveau, on peut se demander, en faisant une
rétrospective historique, si tous les Djouhas qui s'étaient succédés sur la
scène politique depuis trente ans, auraient pu jouer leur rôle néfaste si le
peuple algérien avait eu l'ironie du chameau.
En fait, disons simplement : quelles leçons de haute
politique nous ont données nos grands-mères lorsqu'elles nous racontaient leurs
innocentes histoires, tout en grattant de leurs doigts, notre tête enfantine
posée sur leurs genoux !
Mais, hélas, je me rends compte aujourd'hui que ces leçons
ne nous ont pas toujours profités.
(Révolution africaine
18 septembre 1965)
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