Par NOUREDDINE BOUKROUH
Il était une fois, au XIVe siècle, deux civilisations, l’une orientale et ployant sous le poids des siècles, l’autre occidentale et frétillante de jeunesse. Un jour, les deux civilisations se croisent sur la route du Temps sous le regard d’un témoin, l’Histoire. Celle-ci les regarde tour à tour, fixe avec mansuétude la première qui lui a longtemps tenu compagnie, puis lâche sur un ton de regret «Adieu !» ; elle se tourne ensuite vers la toute jeune qu’elle ne connaissait pas, la jauge et, avec un sourire engageant, lui lance : «Bienvenue !»Habituée à ce que le soleil se lève à l’Orient et se couche à l’Occident, l’Histoire ressentit un trouble : n’y avait-il pas là quelque dérèglement dans les lois du cosmos ? Elle se ressaisit en se rappelant que son rôle était seulement de témoigner de l’œuvre des Hommes : l’important n’était-il pas que le monde continuât à être éclairé ? La vieille civilisation, fripée et malade, quitta la modernité où elle n’avait plus rien à faire et prit tristement le chemin du Moyen Âge en sens inverse, pendant que la jeune civilisation, fringante et guillerette, se dépoussiéra du Moyen Âge et mit le pied dans l’ère moderne où elle allait réaliser de grandes choses. «Tels sont les jours, Nous les alternons entre les hommes», dit le Coran. La première chose qui se présente à l’esprit lorsqu’on regarde l’état du monde musulman, à de rares exceptions près, est que l’islam a échoué dans son ambition d’élever l’homme musulman au niveau du progrès moral et matériel atteint dans d’autres civilisations. S’il n’y avait cette extraordinaire contribution au développement des sciences, des arts, des inventions techniques et de la philosophie pour prouver qu’il n’en a pas toujours été ainsi, s’il n’y avait l’essor donné à la civilisation humaine par l’islam entre le moment de son apparition et la Moqaddima d’Ibn Khaldoun (XIVe siècle), on en viendrait à désespérer de lui. En fait, ce n’est pas lui qui est en cause mais ses supports sociologiques. En effet, l’islam n’a pas apporté avec lui son humanité, il l’a trouvée sur place. Il n’a pas été révélé à des hommes neufs, sortis tout frais des mains de la Création, mais est intervenu en cours de route et a été proposé à des peuples pris dans des habitudes de vie et de pensée, de vieux conflits d’intérêts et des haines tribales ancestrales. Il n’a pas créé ex-nihilo l’Homme musulman, il a attrapé l’ancien Arabe, Persan, Berbère, Mongol, Turc ou Pachtoune, l’a badigeonné de vert et jeté dans l’Histoire. Il les a «islamisés», mais en apparence seulement car ils avaient gardé au fond d’eux-mêmes leurs systèmes psychiques, leurs structures mentales, leurs gènes, et allaient s’affranchir à la première occasion venue de son esprit novateur pour revenir à leurs manières de vivre et de penser. L’islam s’est plaqué sur leurs mentalités mais ne les a pas transformés en profondeur puisqu’on les a vus le plier ultérieurement à leurs inclinations naturelles pour en faire du chiisme en Iran, du wahhabisme dans les pays du Golfe, du maraboutisme au Maghreb et en Afrique, du talibanisme en Afghanistan, du terrorisme ici ou là, et enfin de l’islamisme politique victorieux aux élections démocratiques à partir de la fin du XXe siècle. L’islam est une conception de l’univers et un système de valeurs proposé à l’homme il y a près de quinze siècles. Les premières générations en ont fait une civilisation, les suivantes une décadence. Il est possible d’expliquer, sans déformer le moindre fait, pourquoi l’islam a sombré dans le despotisme et l’obscurantisme, et pourquoi on n’est pas arrivé à rallumer ses moteurs depuis plus d’un siècle malgré toutes les tentatives. Il faut tout d’abord savoir que l’histoire de l’islam a été embellie à souhait et même tronquée, soi-disant pour le protéger des erreurs des hommes et le présenter sous son meilleur jour. Des milliers de tonnes de livres ont été composés dans cet esprit au fil des siècles, et c’est de ces ouvrages apologétiques mais souvent éloignés de la vérité qu’a été tiré l’enseignement dispensé dans les écoles et les universités, surtout islamiques. Jusqu’à sa mort, le Prophète avait refusé, malgré les pressions de son entourage, de désigner un successeur temporel. Il pensait que c’était l’affaire des croyants ainsi que l’avait recommandé le Coran (« Amrouhoum choura baynahoum»). Sur les quatre califes qui allaient lui succéder, le premier, Abou Bakr (qui restera moins de trois ans au pouvoir), a été élu par ceux qui étaient présents sur les lieux ce jour-là ; le second, Omar (qui restera dix ans), a été désigné par Abou Bakr sur son lit de mort ; le troisième, Othman (douze ans), a été désigné par une commission, et le quatrième, Ali (quatre ans), a déféré à la demande populaire. Sur ces quatre «califes rachidine» (bien guidés), trois sont morts assassinés. La crise politique, la «mère des crises», qui allait frapper l’islam et dont tous les drames futurs dériveront a éclaté sous le califat d’Ali. Les protagonistes en étaient les Banu Omeyya, famille d’Abou Soufiane qui a combattu le Prophète jusqu’au jour de la prise de la Mecque, et de Moawiya son fils, et les Banu Hachem, famille dont descendent le Prophète et son cousin Ali. Sous son califat, Othman (un Banu Omeyya) s’était laissé aller au népotisme et avait placé les gens de son clan dans les rouages de l’Etat et à la tête des provinces. C’est pour cette raison qu’il a été renversé et assassiné par une sédition dont on soupçonna Ali d’être l’inspirateur. Quand ce dernier accéda au califat, les Banu Omeyya refusèrent de le reconnaître et se liguèrent contre lui jusqu’à son assassinat (par un kharédjite). Finalement vainqueur par la ruse et la corruption, Moawiya a enterré le principe de l’élection du calife et mis à sa place la transmission héréditaire du pouvoir. C’était la première grave entorse à l’esprit de l’islam : la souveraineté populaire, fondement de la démocratie et de l’Etat de droit, venait d’être proscrite de l’histoire de l’islam. Cette crise politique qui a divisé les rangs des musulmans en trois allait devenir théologique, juridique et intellectuelle et donner naissance à trois doctrines religieuses : kharédjisme, chiisme et sunnisme. Le courant kharédjite a été le premier à apparaître (657) et regroupait ceux qui, d’abord du côté d’Ali, l’ont quitté parce qu’il avait accepté que le conflit l’opposant à Moawiya soit soumis à l’arbitrage. Leur conception politique est que tout musulman, quelle que soit son ethnie ou sa couleur, est éligible à la fonction de calife. La doctrine chiite apparaîtra en 660, et regroupe les partisans de la légitimité d’Ali. Leur conception politique est que le califat doit revenir à la famille du Prophète (« Ahl al-bayt»). La troisième doctrine, le sunnisme, a accepté, contrairement aux deux autres, le coup d’Etat de Moawiya et devait par conséquent le légitimer. S’appuyant sur un hadith relatif à la tribu des Qoreïch à laquelle appartenait la dynastie omeyyade fondée par Moawiya, il décréta que le califat devait rester dans cette tribu. Le sunnisme inaugurait ainsi l’ère de la pensée unique au service du despotisme. Il soutiendra dans les siècles qui suivront aussi bien les monarchies que les régimes républicains. Si, par hypothèse, le milliard de musulmans des diverses régions, races et couleurs du monde devaient se reconstituer en Etat islamique, centralisé ou fédéral, à quelle doctrine religieuse et politique devraient-ils se rallier pour désigner le calife ? En principe, à la plus proche du Coran et de la Sunna, à la plus démocratique et la plus rationnelle, autrement dit celle du kharédjisme. Or, elle est minoritaire pour ne pas dire qu’elle a entièrement disparu. Le sunnisme s’est depuis trop longtemps imposé et bunkerisé. J’ai fait dans une précédente contribution un rapprochement entre la déclaration d’investiture d’Abou Bakr et la Déclaration d’Indépendance américaine pour démontrer que les deux textes fondateurs portent le même esprit démocratique et préconisent la même attitude devant le despotisme. Il y a aussi ce hadith, «Tels vous êtes, tels vous serez gouvernés», d’où l’idée que les gouvernants soient désignés hors de la souveraineté populaire est exclue puisqu’impliquant la possibilité de choix. En langage courant, cela veut dire que si on porte la culture démocratique on a des institutions démocratiques, si on porte la culture du despotisme on est avili par un pouvoir despotique, et si on porte la culture théocratique, il ne faut pas s’étonner d’être gouverné par l’islamisme. Dans une autre contribution, j’ai sollicité un alem égyptien, Tahtaoui, pour traduire en langage moderne le hadith selon lequel l’Etat croyant n’a aucune chance de durer s’il n’est pas fondé sur la justice et la liberté, alors que l’Etat incroyant peut durer aussi longtemps qu’il reposera sur la liberté et la justice. L’histoire a confirmé sa véracité : les Etats religieux mais despotiques ont disparu (sauf dans le monde arabe) alors que les Etats laïques fondés sur les libertés et la justice sont à la tête du monde, adaptant régulièrement leurs formes aux nouvelles exigences pour durer plus longtemps. Ce hadith a été reformulé avec d’autres termes par un sunnite du XIIIe siècle, Rida-Eddine Ibn Ta’us («Le souverain infidèle mais juste est préférable au souverain musulman mais injuste») et au XVe par un chiite, le grand mystique Jami’ («La justice sans religion vaut mieux pour l’ordre de l’univers que la tyrannie d’un prince dévot»). Mais ce ne sont pas ces objections qui perceront la chape de béton qui protège le sunnisme et sa représentation de l’islam. Les luttes pour le pouvoir qui avaient pour théâtre la Péninsule arabique n’ont heureusement pas freiné la dynamique d’expansion de l’islam. Il s’est très vite répandu dans l’espace, mais il s’est vite aussi imposé dans le domaine de la pensée. Une micro-société, l’Arabie pré-coranique où n’existait pas un seul livre et où seuls quelques poèmes constituaient la matière intellectuelle nourrissant l’esprit et exaltant les vertus tribales, allait en quelques décennies maîtriser la pensée de l’Antiquité et la reprendre là où elle l’avait laissée, élargir la vision humaine de l’univers, et réaliser des découvertes dans tous les domaines des arts, des métiers et des sciences. Le premier courant de pensée à se former est, comme pour la doctrine politique, un courant rationnel et démocratique, celui des Moatazila, qui apparaît à la chute des Omeyyades et conduira le monde musulman, entre le VIIIe et le XIIe siècle, à son apogée culturelle et scientifique. De 750 à 1200, une suite ininterrompue de savants, d’esprits brillants et de découvertes va donner son sens au verset selon lequel «L’encre des savants est plus précieuse que le sang des martyrs». L’esprit musulman évolue dans une ambiance intellectuelle où l’homme est libre d’investiguer, de spéculer et de critiquer ; les intellectuels cherchent avidement à connaître les secrets de la nature et de la vie pour en tirer inventions et techniques ; la tolérance entre musulmans, chrétiens et juifs est à son faîte puisque des savants des trois religions travaillent ensemble à «La maison de la sagesse» créée à Baghdad en 832. L’époque des Moatazila est la période pendant laquelle l’islam a donné la pleine mesure de sa nature libérale, rationnelle et démocratique. Il n’y en aura pas d’autre. Le mot «moatazila» signifie «ceux qui se sont isolés » de la lutte pour le pouvoir et des interprétations religieuses mises en avant pour étayer un point de vue ou un autre pendant la crise politique. Ils sont «Ahl al-âdl wa attawhid » (les partisans de la justice et de l’unicité). C’est un rameau qui s’est détaché du sunnisme qui a plié devant le fait accompli omeyyade. C’est alors qu’il va bourgeonner et donner une riche floraison. Parmi ses idées philosophiques, on peut citer celles-ci : Dieu ne peut être conçu par l’esprit humain, Il est au-delà de toute représentation, et ses descriptions dans les Textes sacrés comme «être assis sur un trône» ne sont que des allégories ; l’être humain est libre et non le jouet de la fatalité ; si Dieu est l’auteur des actes de l’Homme, alors Il serait responsable du mal qu’il commet, et l’idée de châtiment n’aurait plus de sens ; l’Homme est en droit de se révolter contre l’autorité si elle est injuste, en vertu du principe de «Commander le Bien et réprouver le Mal»… C’est assez pour comprendre pourquoi les détenteurs du pouvoir et les docteurs de la foi sunnite ne pouvaient s’accommoder de ces thèses qu’ils jugeaient subversives : elles encourageaient l’esprit critique, créatif et démocratique, et ce n’était ni dans l’intérêt des gouvernants ni de celui de la classe des ulémas, nouvellement apparue dans le spectre social pour légitimer leurs actes par des fetwas et des panégyriques, de laisser de telles idées se propager dans la masse. C’est cette période qu’on vise par l’expression «Age d’or des musulmans» car c’est la seule où on a vu apparaître un grand nombre d’esprits scientifiques et humanistes parmi lesquels on peut énumérer : Khawarizmi (783-850), père de l’algèbre et des algorithmes sans lesquels il n’y aurait pas de monde moderne, d’informatique et d’Internet ; les Banou Moussa (trois frères dont le plus âgé est mort en 872) qui ont créé les premiers automates et inventé la valve conique dont le principe est aujourd’hui appliqué aux avions à réaction et aux machines à laver ; Ibn Firnas (810-887), médecin et premier constructeur d’une machine volante dont les continuateurs auraient pu inaugurer l’ère de l’aéronautique ; Al-Razi (865-932), chimiste et médecin ayant découvert l’acide sulfurique, l’observation clinique et la psychosomatique, et fondé le premier hôpital annonciateur de l’idée de santé publique ; Abou Al-Qacim (940-1013), créateur de la chirurgie ; Ibn Al-Haytham (965-1039), fondateur de la physique expérimentale et de l’optique moderne ; Biruni (973-1037), qui a calculé pour la première fois le diamètre de la Terre et soutenu qu’elle tournait autour d’elle-même, avant Galilée, et dont les recherches auraient pu, si elles avaient été relayées, mener à l’astrophysique ; Al-Djazari (1136-1206) qui a inventé la manivelle, l’arbre à cames, le vilebrequin, la roue hydraulique, la chasse d’eau, les portes automatiques, etc., et qui en explique la construction et le fonctionnement dans Le livre de la connaissance des dispositifs mécaniques ingénieux; Hassan Al-Rammah (mort en 1295), père de la balistique, premier concepteur et expérimentateur de la torpille et auteur d’un traité sur les machines de guerre dans lequel est esquissée la première fusée qu’il a décrite comme «l’œuf qui bouge lui-même et brûle»… Sans parler des esprits et génies appartenant tous à la même période et intégrés au patrimoine intellectuel de l’humanité : Al-Kindi, Farabi, Ibn Sina, Ibn Rochd, Ibn Tofaïl, et des dizaines d’autres. Puis, brusquement, plus de savants, plus d’esprits curieux, plus d’inventeurs, plus de philosophes, comme si un immense interdit était tombé du ciel, stérilisant à jamais les musulmans. C’est le cas de le dire. Un courant de pensée, fondé par un ancien moatazilite, Abou Moussa Al-Achâri (873-935), apparaît à la fin du Xe siècle et s’attaque aux thèses des Moatazila sur tous les fronts. Il sera renforcé par Al-Ghazali (mort en 1111) qui décomposera le savoir en sciences religieuses et non religieuses, jetant l’opprobre sur les «falasifa» en les faisant passer pour des hérétiques. Ce courant d’idées, opposé à l’ijtihad, la rationalité et la liberté, montera en puissance jusqu’à l’éradication de cette pensée des lumières. Achâarisme et ghazalisme influenceront les quatre écoles théologiques sunnites et ce sont leurs thèses qui seront estampillées comme orthodoxes et enseignées. Après la grave entorse faite à l’islam dans le domaine politique, venait l’entorse fatale à son intellect et à sa créativité. La ligne de démarcation a été tracée le jour où on a fermé les portes de l’ijtihad, ralentissant puis stoppant la pensée, la dynamique sociale et la créativité scientifique et technique qui avaient caractérisé les premiers siècles. Le biréacteur venait de perdre son deuxième moteur. Il ne va pas tarder à atterrir pour ne plus jamais voler. La conception traditionnaliste qui allait prédominer dans la suite des siècles prône la soumission au «salaf» (les prédécesseurs) et à leur exégèse. Non pas le «salaf» rationnel, scientifique et éclairé, mais celui qui a donné le coup d’arrêt à la réflexion, à l’évolution et au progrès. Il ne faut plus chercher à interpréter le Coran, mais l’appliquer à la lettre en se conformant à l’interprétation donnée par les ulémas même si leurs idées sont dépassées, et qu’il ne s’agit pas de toucher au dogme mais d’améliorer l’organisation de la société. Cette liberté a été accordée aux musulmans par le Prophète qui a dit : «Pour les questions religieuses, suivez-moi car elles procèdent de la Révélation. Pour les problèmes de la vie courante, consultez-moi car je ne suis qu’un homme et vous êtes mieux qualifiés que moi pour la solution de vos problèmes.» L’esprit traditionnaliste la leur a retirée, ouvrant la voie à une foisonnante moisson de soufis, de mystiques, d’ayatollahs iraniens, d’ulémas moyen-orientaux, de mollahs afghans et de cheikhs de la rue algérienne. Cet esprit est fataliste, littéraliste et conformiste en matière politique : il faut obéir au détenteur de l’autorité sans se mêler de savoir comment il est arrivé au pouvoir puisque c’est Dieu qui le jugera. On n’a plus eu depuis d’inventeurs et de philosophes, mais des milliers de «da’iya» qui ne pensent pas et n’écrivent pas, se contentant de prêcher dans la rue, les mosquées ou sur les plateaux de télévision ; on n’a plus eu de Saladin, mais des Ben Laden. L’islamisme contemporain est l’héritier du courant qui a légitimé le coup d’Etat de Moawiya et réprimé la pensée libérale et scientifique des Moatazila. Avant d’être une régression par rapport au monde moderne, il est une régression par rapport à l’islam lui-même. Il véhicule les valeurs de la décadence et non celles de l’islam originel éclairé. On le confond avec l’islam parce qu’il affiche ses rites, mais au-dedans, il est vide et ne renferme aucun ferment de vie ou de progrès. Il est au pouvoir depuis des décennies dans les pays du Golfe, en Iran et au Soudan, mais il n’est apparu dans ces pays ni savants, ni humanistes, ni inventeurs. Pourquoi les universités islamiques d’Al-Azhar ou de Qaraouiyine, vieilles de mille ans, ne sont-elles pas devenues des «Maison de la sagesse» ? Parce que le cœur n’y était pas, parce que l’esprit et l’âme n’y sont pas. On y apprend par cœur des ouvrages au contenu obsolète, y enseigne le hallal et le haram, y dissèque les procédés ingénieux du diable pour tenter les croyants, sans se préoccuper de leur vie sociale, économique et politique, ni de leur avenir parmi les nations. Leur horloge indique l’an 1463 (de l’ère chrétienne). A la «Maison de la sagesse» de Baghdad, au milieu de l’An 800, les Arabo- Musulmans rassemblaient et traduisaient en arabe tout ce que le génie humain avait produit comme ouvrages de science, de philosophie et de religion en Grèce, en Inde, en Perse et dans la chrétienté. Aujourd’hui, la petite Grèce de 11 millions d’habitants traduit dans sa langue chaque année plus que ne traduit l’ensemble du monde arabe avec ses 300 millions d’habitants vers la sienne, tandis que l’Espagne traduit en 1 an ce que les Arabes ont traduit en 1000. L’Occident a inventé au cours du dernier demi-siècle plus que ce qu’ont inventé toutes les civilisations au cours des cinq derniers millénaires, y compris la sienne. A moins d’une catastrophe générale qui abolirait l’humanité il va, dans les deux prochains siècles, créer la vie, vaincre la maladie, voyager dans l’espace à une vitesse proche de celle de la lumière et mettre le pied sur de nouvelles planètes. De ce rappel extrêmement condensé de l’histoire politique et intellectuelle de l’islam, il faut retenir cette constatation capitale : plus on remonte dans le temps et se rapproche des sources, plus on découvre l’essence démocratique et rationnelle de l’Islam. Plus on s’éloigne des sources coraniques et de l’exemple du Prophète, plus on se rapproche de la décadence. C’est au retour à cette décadence qu’appellent, que veulent obliger, la pensée traditionnaliste qui s’est imposée par le despotisme et le dogmatisme et l’islamisme, son héritier, qui a aujourd’hui les faveurs de l’électorat théocratique. Ils ne portent pas à la main la lampe d’Aladin, mais une torche comme aux temps où l’humanité vivait dans les grottes. Si l’obscurantisme n’avait pas vaincu l’élan des lumières coraniques, les sciences, la technologie, l’humanisme, les droits de l’homme et la pensée politique auraient gagné un millénaire, et la civilisation islamique serait aujourd’hui universelle. Mais il s’est passé ce qui s’est passé… FI KADIM EZZAMAN.
N. B. IN LSA DU 25/03/2012
A SUIVRE 07-TEL HOMME TEL DIEU
Il était une fois, au XIVe siècle, deux civilisations, l’une orientale et ployant sous le poids des siècles, l’autre occidentale et frétillante de jeunesse. Un jour, les deux civilisations se croisent sur la route du Temps sous le regard d’un témoin, l’Histoire. Celle-ci les regarde tour à tour, fixe avec mansuétude la première qui lui a longtemps tenu compagnie, puis lâche sur un ton de regret «Adieu !» ; elle se tourne ensuite vers la toute jeune qu’elle ne connaissait pas, la jauge et, avec un sourire engageant, lui lance : «Bienvenue !»Habituée à ce que le soleil se lève à l’Orient et se couche à l’Occident, l’Histoire ressentit un trouble : n’y avait-il pas là quelque dérèglement dans les lois du cosmos ? Elle se ressaisit en se rappelant que son rôle était seulement de témoigner de l’œuvre des Hommes : l’important n’était-il pas que le monde continuât à être éclairé ? La vieille civilisation, fripée et malade, quitta la modernité où elle n’avait plus rien à faire et prit tristement le chemin du Moyen Âge en sens inverse, pendant que la jeune civilisation, fringante et guillerette, se dépoussiéra du Moyen Âge et mit le pied dans l’ère moderne où elle allait réaliser de grandes choses. «Tels sont les jours, Nous les alternons entre les hommes», dit le Coran. La première chose qui se présente à l’esprit lorsqu’on regarde l’état du monde musulman, à de rares exceptions près, est que l’islam a échoué dans son ambition d’élever l’homme musulman au niveau du progrès moral et matériel atteint dans d’autres civilisations. S’il n’y avait cette extraordinaire contribution au développement des sciences, des arts, des inventions techniques et de la philosophie pour prouver qu’il n’en a pas toujours été ainsi, s’il n’y avait l’essor donné à la civilisation humaine par l’islam entre le moment de son apparition et la Moqaddima d’Ibn Khaldoun (XIVe siècle), on en viendrait à désespérer de lui. En fait, ce n’est pas lui qui est en cause mais ses supports sociologiques. En effet, l’islam n’a pas apporté avec lui son humanité, il l’a trouvée sur place. Il n’a pas été révélé à des hommes neufs, sortis tout frais des mains de la Création, mais est intervenu en cours de route et a été proposé à des peuples pris dans des habitudes de vie et de pensée, de vieux conflits d’intérêts et des haines tribales ancestrales. Il n’a pas créé ex-nihilo l’Homme musulman, il a attrapé l’ancien Arabe, Persan, Berbère, Mongol, Turc ou Pachtoune, l’a badigeonné de vert et jeté dans l’Histoire. Il les a «islamisés», mais en apparence seulement car ils avaient gardé au fond d’eux-mêmes leurs systèmes psychiques, leurs structures mentales, leurs gènes, et allaient s’affranchir à la première occasion venue de son esprit novateur pour revenir à leurs manières de vivre et de penser. L’islam s’est plaqué sur leurs mentalités mais ne les a pas transformés en profondeur puisqu’on les a vus le plier ultérieurement à leurs inclinations naturelles pour en faire du chiisme en Iran, du wahhabisme dans les pays du Golfe, du maraboutisme au Maghreb et en Afrique, du talibanisme en Afghanistan, du terrorisme ici ou là, et enfin de l’islamisme politique victorieux aux élections démocratiques à partir de la fin du XXe siècle. L’islam est une conception de l’univers et un système de valeurs proposé à l’homme il y a près de quinze siècles. Les premières générations en ont fait une civilisation, les suivantes une décadence. Il est possible d’expliquer, sans déformer le moindre fait, pourquoi l’islam a sombré dans le despotisme et l’obscurantisme, et pourquoi on n’est pas arrivé à rallumer ses moteurs depuis plus d’un siècle malgré toutes les tentatives. Il faut tout d’abord savoir que l’histoire de l’islam a été embellie à souhait et même tronquée, soi-disant pour le protéger des erreurs des hommes et le présenter sous son meilleur jour. Des milliers de tonnes de livres ont été composés dans cet esprit au fil des siècles, et c’est de ces ouvrages apologétiques mais souvent éloignés de la vérité qu’a été tiré l’enseignement dispensé dans les écoles et les universités, surtout islamiques. Jusqu’à sa mort, le Prophète avait refusé, malgré les pressions de son entourage, de désigner un successeur temporel. Il pensait que c’était l’affaire des croyants ainsi que l’avait recommandé le Coran (« Amrouhoum choura baynahoum»). Sur les quatre califes qui allaient lui succéder, le premier, Abou Bakr (qui restera moins de trois ans au pouvoir), a été élu par ceux qui étaient présents sur les lieux ce jour-là ; le second, Omar (qui restera dix ans), a été désigné par Abou Bakr sur son lit de mort ; le troisième, Othman (douze ans), a été désigné par une commission, et le quatrième, Ali (quatre ans), a déféré à la demande populaire. Sur ces quatre «califes rachidine» (bien guidés), trois sont morts assassinés. La crise politique, la «mère des crises», qui allait frapper l’islam et dont tous les drames futurs dériveront a éclaté sous le califat d’Ali. Les protagonistes en étaient les Banu Omeyya, famille d’Abou Soufiane qui a combattu le Prophète jusqu’au jour de la prise de la Mecque, et de Moawiya son fils, et les Banu Hachem, famille dont descendent le Prophète et son cousin Ali. Sous son califat, Othman (un Banu Omeyya) s’était laissé aller au népotisme et avait placé les gens de son clan dans les rouages de l’Etat et à la tête des provinces. C’est pour cette raison qu’il a été renversé et assassiné par une sédition dont on soupçonna Ali d’être l’inspirateur. Quand ce dernier accéda au califat, les Banu Omeyya refusèrent de le reconnaître et se liguèrent contre lui jusqu’à son assassinat (par un kharédjite). Finalement vainqueur par la ruse et la corruption, Moawiya a enterré le principe de l’élection du calife et mis à sa place la transmission héréditaire du pouvoir. C’était la première grave entorse à l’esprit de l’islam : la souveraineté populaire, fondement de la démocratie et de l’Etat de droit, venait d’être proscrite de l’histoire de l’islam. Cette crise politique qui a divisé les rangs des musulmans en trois allait devenir théologique, juridique et intellectuelle et donner naissance à trois doctrines religieuses : kharédjisme, chiisme et sunnisme. Le courant kharédjite a été le premier à apparaître (657) et regroupait ceux qui, d’abord du côté d’Ali, l’ont quitté parce qu’il avait accepté que le conflit l’opposant à Moawiya soit soumis à l’arbitrage. Leur conception politique est que tout musulman, quelle que soit son ethnie ou sa couleur, est éligible à la fonction de calife. La doctrine chiite apparaîtra en 660, et regroupe les partisans de la légitimité d’Ali. Leur conception politique est que le califat doit revenir à la famille du Prophète (« Ahl al-bayt»). La troisième doctrine, le sunnisme, a accepté, contrairement aux deux autres, le coup d’Etat de Moawiya et devait par conséquent le légitimer. S’appuyant sur un hadith relatif à la tribu des Qoreïch à laquelle appartenait la dynastie omeyyade fondée par Moawiya, il décréta que le califat devait rester dans cette tribu. Le sunnisme inaugurait ainsi l’ère de la pensée unique au service du despotisme. Il soutiendra dans les siècles qui suivront aussi bien les monarchies que les régimes républicains. Si, par hypothèse, le milliard de musulmans des diverses régions, races et couleurs du monde devaient se reconstituer en Etat islamique, centralisé ou fédéral, à quelle doctrine religieuse et politique devraient-ils se rallier pour désigner le calife ? En principe, à la plus proche du Coran et de la Sunna, à la plus démocratique et la plus rationnelle, autrement dit celle du kharédjisme. Or, elle est minoritaire pour ne pas dire qu’elle a entièrement disparu. Le sunnisme s’est depuis trop longtemps imposé et bunkerisé. J’ai fait dans une précédente contribution un rapprochement entre la déclaration d’investiture d’Abou Bakr et la Déclaration d’Indépendance américaine pour démontrer que les deux textes fondateurs portent le même esprit démocratique et préconisent la même attitude devant le despotisme. Il y a aussi ce hadith, «Tels vous êtes, tels vous serez gouvernés», d’où l’idée que les gouvernants soient désignés hors de la souveraineté populaire est exclue puisqu’impliquant la possibilité de choix. En langage courant, cela veut dire que si on porte la culture démocratique on a des institutions démocratiques, si on porte la culture du despotisme on est avili par un pouvoir despotique, et si on porte la culture théocratique, il ne faut pas s’étonner d’être gouverné par l’islamisme. Dans une autre contribution, j’ai sollicité un alem égyptien, Tahtaoui, pour traduire en langage moderne le hadith selon lequel l’Etat croyant n’a aucune chance de durer s’il n’est pas fondé sur la justice et la liberté, alors que l’Etat incroyant peut durer aussi longtemps qu’il reposera sur la liberté et la justice. L’histoire a confirmé sa véracité : les Etats religieux mais despotiques ont disparu (sauf dans le monde arabe) alors que les Etats laïques fondés sur les libertés et la justice sont à la tête du monde, adaptant régulièrement leurs formes aux nouvelles exigences pour durer plus longtemps. Ce hadith a été reformulé avec d’autres termes par un sunnite du XIIIe siècle, Rida-Eddine Ibn Ta’us («Le souverain infidèle mais juste est préférable au souverain musulman mais injuste») et au XVe par un chiite, le grand mystique Jami’ («La justice sans religion vaut mieux pour l’ordre de l’univers que la tyrannie d’un prince dévot»). Mais ce ne sont pas ces objections qui perceront la chape de béton qui protège le sunnisme et sa représentation de l’islam. Les luttes pour le pouvoir qui avaient pour théâtre la Péninsule arabique n’ont heureusement pas freiné la dynamique d’expansion de l’islam. Il s’est très vite répandu dans l’espace, mais il s’est vite aussi imposé dans le domaine de la pensée. Une micro-société, l’Arabie pré-coranique où n’existait pas un seul livre et où seuls quelques poèmes constituaient la matière intellectuelle nourrissant l’esprit et exaltant les vertus tribales, allait en quelques décennies maîtriser la pensée de l’Antiquité et la reprendre là où elle l’avait laissée, élargir la vision humaine de l’univers, et réaliser des découvertes dans tous les domaines des arts, des métiers et des sciences. Le premier courant de pensée à se former est, comme pour la doctrine politique, un courant rationnel et démocratique, celui des Moatazila, qui apparaît à la chute des Omeyyades et conduira le monde musulman, entre le VIIIe et le XIIe siècle, à son apogée culturelle et scientifique. De 750 à 1200, une suite ininterrompue de savants, d’esprits brillants et de découvertes va donner son sens au verset selon lequel «L’encre des savants est plus précieuse que le sang des martyrs». L’esprit musulman évolue dans une ambiance intellectuelle où l’homme est libre d’investiguer, de spéculer et de critiquer ; les intellectuels cherchent avidement à connaître les secrets de la nature et de la vie pour en tirer inventions et techniques ; la tolérance entre musulmans, chrétiens et juifs est à son faîte puisque des savants des trois religions travaillent ensemble à «La maison de la sagesse» créée à Baghdad en 832. L’époque des Moatazila est la période pendant laquelle l’islam a donné la pleine mesure de sa nature libérale, rationnelle et démocratique. Il n’y en aura pas d’autre. Le mot «moatazila» signifie «ceux qui se sont isolés » de la lutte pour le pouvoir et des interprétations religieuses mises en avant pour étayer un point de vue ou un autre pendant la crise politique. Ils sont «Ahl al-âdl wa attawhid » (les partisans de la justice et de l’unicité). C’est un rameau qui s’est détaché du sunnisme qui a plié devant le fait accompli omeyyade. C’est alors qu’il va bourgeonner et donner une riche floraison. Parmi ses idées philosophiques, on peut citer celles-ci : Dieu ne peut être conçu par l’esprit humain, Il est au-delà de toute représentation, et ses descriptions dans les Textes sacrés comme «être assis sur un trône» ne sont que des allégories ; l’être humain est libre et non le jouet de la fatalité ; si Dieu est l’auteur des actes de l’Homme, alors Il serait responsable du mal qu’il commet, et l’idée de châtiment n’aurait plus de sens ; l’Homme est en droit de se révolter contre l’autorité si elle est injuste, en vertu du principe de «Commander le Bien et réprouver le Mal»… C’est assez pour comprendre pourquoi les détenteurs du pouvoir et les docteurs de la foi sunnite ne pouvaient s’accommoder de ces thèses qu’ils jugeaient subversives : elles encourageaient l’esprit critique, créatif et démocratique, et ce n’était ni dans l’intérêt des gouvernants ni de celui de la classe des ulémas, nouvellement apparue dans le spectre social pour légitimer leurs actes par des fetwas et des panégyriques, de laisser de telles idées se propager dans la masse. C’est cette période qu’on vise par l’expression «Age d’or des musulmans» car c’est la seule où on a vu apparaître un grand nombre d’esprits scientifiques et humanistes parmi lesquels on peut énumérer : Khawarizmi (783-850), père de l’algèbre et des algorithmes sans lesquels il n’y aurait pas de monde moderne, d’informatique et d’Internet ; les Banou Moussa (trois frères dont le plus âgé est mort en 872) qui ont créé les premiers automates et inventé la valve conique dont le principe est aujourd’hui appliqué aux avions à réaction et aux machines à laver ; Ibn Firnas (810-887), médecin et premier constructeur d’une machine volante dont les continuateurs auraient pu inaugurer l’ère de l’aéronautique ; Al-Razi (865-932), chimiste et médecin ayant découvert l’acide sulfurique, l’observation clinique et la psychosomatique, et fondé le premier hôpital annonciateur de l’idée de santé publique ; Abou Al-Qacim (940-1013), créateur de la chirurgie ; Ibn Al-Haytham (965-1039), fondateur de la physique expérimentale et de l’optique moderne ; Biruni (973-1037), qui a calculé pour la première fois le diamètre de la Terre et soutenu qu’elle tournait autour d’elle-même, avant Galilée, et dont les recherches auraient pu, si elles avaient été relayées, mener à l’astrophysique ; Al-Djazari (1136-1206) qui a inventé la manivelle, l’arbre à cames, le vilebrequin, la roue hydraulique, la chasse d’eau, les portes automatiques, etc., et qui en explique la construction et le fonctionnement dans Le livre de la connaissance des dispositifs mécaniques ingénieux; Hassan Al-Rammah (mort en 1295), père de la balistique, premier concepteur et expérimentateur de la torpille et auteur d’un traité sur les machines de guerre dans lequel est esquissée la première fusée qu’il a décrite comme «l’œuf qui bouge lui-même et brûle»… Sans parler des esprits et génies appartenant tous à la même période et intégrés au patrimoine intellectuel de l’humanité : Al-Kindi, Farabi, Ibn Sina, Ibn Rochd, Ibn Tofaïl, et des dizaines d’autres. Puis, brusquement, plus de savants, plus d’esprits curieux, plus d’inventeurs, plus de philosophes, comme si un immense interdit était tombé du ciel, stérilisant à jamais les musulmans. C’est le cas de le dire. Un courant de pensée, fondé par un ancien moatazilite, Abou Moussa Al-Achâri (873-935), apparaît à la fin du Xe siècle et s’attaque aux thèses des Moatazila sur tous les fronts. Il sera renforcé par Al-Ghazali (mort en 1111) qui décomposera le savoir en sciences religieuses et non religieuses, jetant l’opprobre sur les «falasifa» en les faisant passer pour des hérétiques. Ce courant d’idées, opposé à l’ijtihad, la rationalité et la liberté, montera en puissance jusqu’à l’éradication de cette pensée des lumières. Achâarisme et ghazalisme influenceront les quatre écoles théologiques sunnites et ce sont leurs thèses qui seront estampillées comme orthodoxes et enseignées. Après la grave entorse faite à l’islam dans le domaine politique, venait l’entorse fatale à son intellect et à sa créativité. La ligne de démarcation a été tracée le jour où on a fermé les portes de l’ijtihad, ralentissant puis stoppant la pensée, la dynamique sociale et la créativité scientifique et technique qui avaient caractérisé les premiers siècles. Le biréacteur venait de perdre son deuxième moteur. Il ne va pas tarder à atterrir pour ne plus jamais voler. La conception traditionnaliste qui allait prédominer dans la suite des siècles prône la soumission au «salaf» (les prédécesseurs) et à leur exégèse. Non pas le «salaf» rationnel, scientifique et éclairé, mais celui qui a donné le coup d’arrêt à la réflexion, à l’évolution et au progrès. Il ne faut plus chercher à interpréter le Coran, mais l’appliquer à la lettre en se conformant à l’interprétation donnée par les ulémas même si leurs idées sont dépassées, et qu’il ne s’agit pas de toucher au dogme mais d’améliorer l’organisation de la société. Cette liberté a été accordée aux musulmans par le Prophète qui a dit : «Pour les questions religieuses, suivez-moi car elles procèdent de la Révélation. Pour les problèmes de la vie courante, consultez-moi car je ne suis qu’un homme et vous êtes mieux qualifiés que moi pour la solution de vos problèmes.» L’esprit traditionnaliste la leur a retirée, ouvrant la voie à une foisonnante moisson de soufis, de mystiques, d’ayatollahs iraniens, d’ulémas moyen-orientaux, de mollahs afghans et de cheikhs de la rue algérienne. Cet esprit est fataliste, littéraliste et conformiste en matière politique : il faut obéir au détenteur de l’autorité sans se mêler de savoir comment il est arrivé au pouvoir puisque c’est Dieu qui le jugera. On n’a plus eu depuis d’inventeurs et de philosophes, mais des milliers de «da’iya» qui ne pensent pas et n’écrivent pas, se contentant de prêcher dans la rue, les mosquées ou sur les plateaux de télévision ; on n’a plus eu de Saladin, mais des Ben Laden. L’islamisme contemporain est l’héritier du courant qui a légitimé le coup d’Etat de Moawiya et réprimé la pensée libérale et scientifique des Moatazila. Avant d’être une régression par rapport au monde moderne, il est une régression par rapport à l’islam lui-même. Il véhicule les valeurs de la décadence et non celles de l’islam originel éclairé. On le confond avec l’islam parce qu’il affiche ses rites, mais au-dedans, il est vide et ne renferme aucun ferment de vie ou de progrès. Il est au pouvoir depuis des décennies dans les pays du Golfe, en Iran et au Soudan, mais il n’est apparu dans ces pays ni savants, ni humanistes, ni inventeurs. Pourquoi les universités islamiques d’Al-Azhar ou de Qaraouiyine, vieilles de mille ans, ne sont-elles pas devenues des «Maison de la sagesse» ? Parce que le cœur n’y était pas, parce que l’esprit et l’âme n’y sont pas. On y apprend par cœur des ouvrages au contenu obsolète, y enseigne le hallal et le haram, y dissèque les procédés ingénieux du diable pour tenter les croyants, sans se préoccuper de leur vie sociale, économique et politique, ni de leur avenir parmi les nations. Leur horloge indique l’an 1463 (de l’ère chrétienne). A la «Maison de la sagesse» de Baghdad, au milieu de l’An 800, les Arabo- Musulmans rassemblaient et traduisaient en arabe tout ce que le génie humain avait produit comme ouvrages de science, de philosophie et de religion en Grèce, en Inde, en Perse et dans la chrétienté. Aujourd’hui, la petite Grèce de 11 millions d’habitants traduit dans sa langue chaque année plus que ne traduit l’ensemble du monde arabe avec ses 300 millions d’habitants vers la sienne, tandis que l’Espagne traduit en 1 an ce que les Arabes ont traduit en 1000. L’Occident a inventé au cours du dernier demi-siècle plus que ce qu’ont inventé toutes les civilisations au cours des cinq derniers millénaires, y compris la sienne. A moins d’une catastrophe générale qui abolirait l’humanité il va, dans les deux prochains siècles, créer la vie, vaincre la maladie, voyager dans l’espace à une vitesse proche de celle de la lumière et mettre le pied sur de nouvelles planètes. De ce rappel extrêmement condensé de l’histoire politique et intellectuelle de l’islam, il faut retenir cette constatation capitale : plus on remonte dans le temps et se rapproche des sources, plus on découvre l’essence démocratique et rationnelle de l’Islam. Plus on s’éloigne des sources coraniques et de l’exemple du Prophète, plus on se rapproche de la décadence. C’est au retour à cette décadence qu’appellent, que veulent obliger, la pensée traditionnaliste qui s’est imposée par le despotisme et le dogmatisme et l’islamisme, son héritier, qui a aujourd’hui les faveurs de l’électorat théocratique. Ils ne portent pas à la main la lampe d’Aladin, mais une torche comme aux temps où l’humanité vivait dans les grottes. Si l’obscurantisme n’avait pas vaincu l’élan des lumières coraniques, les sciences, la technologie, l’humanisme, les droits de l’homme et la pensée politique auraient gagné un millénaire, et la civilisation islamique serait aujourd’hui universelle. Mais il s’est passé ce qui s’est passé… FI KADIM EZZAMAN.
N. B. IN LSA DU 25/03/2012
A SUIVRE 07-TEL HOMME TEL DIEU
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