par Nour-Eddine Boukrouh
Ce n’est pas d’un pacte socio-économique que les Algériens ont immédiatement besoin, quoique leurs ventres crient famine, mais d’un pacte moral parce que leurs âmes crient justice.
Les propos quotidiens des citoyens roulent en permanence sur un sujet inépuisable, la moralisation de la vie publique et de l’Etat.
Dans la mentalité Algérienne, la part de l’esprit a toujours été plus importante que la part de la matière. « Plutôt vivre une seul jour en coq que mille ans en poule » dit un de leurs proverbes.
Ils sont prêts à marcher pieds nus si nécessaire, à souffrir le froid et la faim s’il le faut, pourvu qu’ils se sentent réellement vivre dans un Etat où la Loi est juste et s’applique à tous, où la confiance et la symbiose sont totales entre eux et leurs dirigeants et où les peines, comme les joies, sont équitablement partagées.
Un tel peuple n’est assurément pas à contraindre par la force ou à berner par le mensonge mais à guider par l’exemple et la persuasion. Donnez-lui l’exemple et il vous donnera la chemise qu’il a sur le dos ; dites-lui une parole de bien et il vous vénérera ; soyez équitables dans le partage et il renoncera à sa part ; posez-lui la règle la plus dure et il la subira stoïquement s’il la sait commune, générale et que nul n’y déroge.
C’est cela le peuple Algérien ! Les traces laissées dans l’histoire par son sens de la dignité sont aussi lumineuses que la chevelure que laisse sur son passage la comète de Halley.
Un historien, Salluste, qui fut aussi gouverneur de la Numidie à l’époque où notre pays était colonisé par les Romains écrivait il y a deux mille ans : « Les Numides ne peuvent être enchaînés ni par la crainte ni par les bienfaits ».
Cet hommage rendu au sens de l’honneur chez les Algériens se justifie-t-il aujourd’hui pleinement alors que la peur et l’encanaillement conjugués nous ont submergés comme le déluge avait englouti Sumer au temps de Noé ?
A plusieurs reprises, au cours de leur tumultueuse histoire, les Algériens ont alternativement perdu puis recouvré leur honneur.
C’est ainsi que l’Algérie a été le premier pays arabo-musulman à connaître la colonisation et le dernier à s’en être libéré. En 1830, le pouvoir avait livré Alger à l’ennemi après vingt-et-un jours de combats. En 1954, vingt et un jeunes patriotes, réunis dans la maison d’un vingt-deuxième, ont suffi pour mettre en branle l’engrenage au bout duquel les Algériens allaient retrouver leur honneur. Mais au total nous aurons passé près d’un millénaire sur deux sous occupation étrangère.
Tous les pays qui ont été colonisés l’ont été en vertu de deux causes principales : l’endettement extérieur et les divisions internes. Actuellement l’Algérie cumule ces deux graves circonstances.
Nous traînons une lourde dette extérieure qui nous a placés sous les fourches caudines du FMI, les idéologies distillées par le pouvoir et les partis ont fissuré notre unité et des voix se sont élevées à l’intérieur et à l’extérieur pour en appeler à l’ingérence étrangère.
Si nous n’y prenons garde, nous risquerons un jour de « pleurer en femmes ce que nous n’aurons pas su défendre en hommes » pour reprendre les célèbres mots de la mère d’un Emir andalou qui avait perdu son royaume.
L’Etat qui n’a pas su prévenir la formation d’une véritable armée de terroristes n’a pas pu venir à bout de ce qui en reste après six années de mobilisation de l’ensemble des ressources de la nation.
L’islamisme politique qui lui a donné naissance ne constitue plus une option d’avenir mais ses séquelles sont aussi meurtrières qu’un champ de mines anti-personnel. Il s’est dès le début scindé en deux : le premier a pris les armes mais il est en voie d’extinction ; le second s’est repenti, et c’est le pouvoir qui l’a hébergé dans ses institutions qui prolonge ses jours.
L’ancien cortège des « ya diwan salhine » a donc fait jonction avec la nouvelle procession maraboutique pour étouffer le pays sous la chape de l’encanaillement.
Qu’est-ce que l’encanaillement ? C’est lorsqu’on ne croit pas en quelque chose mais qu’on fait semblant d’y croire par ruse ; c’est lorsqu’on sait une chose anormale et que l’on se comporte avec elle comme si elle était tout à fait normale par calcul ; c’est lorsque tout va de travers et qu’on persiste à soutenir que tout baigne dans l’huile parce qu’on y trouve son compte ; c’est lorsqu’on cache la vérité parce qu’on a été soudoyé ou intimidé ; c’est lorsqu’on piétine les lois sans redouter une sanction ; c’est lorsqu’on falsifie les résultats des urnes pour favoriser ses partisans…
L’encanaillement, c’est mettre des personnes à des places qu’elles ne méritent pas, c’est prêter serment et trahir ses engagements, c’est préférer les fripouilles aux hommes de principes ; c’est acheter pour quatre sous les consciences et les allégeances. L’encanaillement a perdu les nations qui se sont laissé envahir par lui.
Un Etat perd son honneur quand il couvre des pratiques irrégulières, quand sa justice est partiale, quand ses représentants abusent de leurs positions pour s’enrichir.
Une administration perd son honneur lorsqu’elle renonce à sa vocation de service public pour devenir un instrument entre les mains des intérêts économiques et politiques des puissants du moment.
L’honneur de l’Etat, par contre, c’est de poser des règles et de les appliquer sans complaisance, c’est d’être au service des citoyens et non un fardeau sur leurs épaules.
Un peuple perd son honneur quand ses membres agissent dans le désordre pour sauver chacun leurs intérêts, quand les « afçates » et la « kfaza » (débrouille) deviennent des mots d’ordre et des leitmotivs. Les solutions « personnelles » que nous appliquons dans notre vie de tous les jours pour nous en sortir sont par définition néfastes. Elles peuvent nous tirer d’affaire individuellement mais perdront le pays. Elles peuvent convenir à une génération mais ruineront les autres.
Adopter les réflexes et les astuces de Djouha dans une société moderne est une attitude suicidaire, nuisible à l’intérêt général. Même si c’est la carence de l’Etat qui nous y oblige, il faut les répudier pour en venir à un comportement social sain et collectif.
L’honneur d’un peuple, par contre, c’est d’accomplir ses devoirs civiques, payer ses impôts, travailler avec sérieux, refuser la corruption ; c’est de dénoncer l’injustice et l’arbitraire sans recourir à la violence ou aux émeutes.
Les élites perdent leur honneur lorsqu’elles savent mais se taisent, lorsque la morale publique est violée sans qu’elles protestent, lorsque la peur leur fait baisser la tête devant le mal.
L’honneur des élites, par contre, c’est d’éclairer leur peuple, de l’aider dans ses jugements, d’éduquer son sens civique, de prendre la tête du mouvement de salubrité publique lorsque celui-ci devient une nécessité historique.
Face à la crise, le peuple Algérien s’est honorablement acquitté de ses devoirs. Il a pris les armes quand on lui en a donné pour défendre sa vie et sa patrie. Il a voté jusqu’à n’en plus pouvoir, mais aujourd’hui il se demande si tout cela n’a pas été fait en pure perte. C’est à son honneur d’avoir récemment désavoué la loi sur le régime indemnitaire des députés jugée attentatoire à la morale publique.
Les partis politiques parlent au peuple d’idéologie et d’économie alors que c’est de moralisation de l’Etat que celui-ci veut entendre parler, d’honnêteté, de sincérité et de compétence. Dès qu’ils ont intégré les institutions ils se sont mis à ressembler au pouvoir, chassant les avantages et courant les privilèges. Leur but n’était donc pas de le changer mais de le remplacer. On a entendu un de leurs représentants déclarer à la télévision dernièrement : « Un député n’est pas un syndicaliste, il n’est pas là pour enregistrer les doléances et les chikayate ». Assurément, celui-là veut la paix et la paye !
Vous, héros de la Révolution de Novembre à qui il reste quelques années à vivre, vous qui avez laissé votre combat se ternir, allez-vous partir sans un témoignage de vérité pour votre peuple ?
Vous, Moudjahidine incontestables qui avez réellement combattu et dont le corps témoigne par les blessures reçues de votre sens de l’abnégation, êtes-vous fiers de l’état dans lequel vous laissez cette nation ?
Avez-vous libéré ce pays pour qu’il soit livré à l’encanaillement ? Un homme ne se juge pas sur ce qu’il a fait à un moment de sa vie mais sur toute la courbe de sa vie. Le souffle de l’Histoire a quitté la plupart d’entre vous, certains se sont même laissé prendre dans les rets du confort et les volutes d’une vie éphémère pour ne rien voir et ne rien entendre.
Vous, généraux aux pouvoirs considérables, n’êtes-vous pas informés que le pays est au bord du désespoir ? Le terrorisme qui accapare vos efforts et votre temps se résorbera de lui-même lorsque la morale publique aura été restaurée, lorsque la justice aura été rétablie, lorsqu’une bonne politique de relance au profit de toute la société aura été engagée. Il ne disparaîtra pas sans cela.
Vous, magistrats en robe noire, pourquoi tolérez-vous ne serait-ce qu’une seule fois que votre noble fonction soit mise au service des puissants pour réprimer les libertés ? Pourquoi laissez-
vous les décisions que vous rendez au nom du peuple Algérien sans exécution ? Vers qui doivent se tourner le faible, la veuve et l’orphelin s’ils ne trouvent pas refuge auprès de vous ?
Vous, leaders islamistes qui avez ensorcelé cette nation et jeté ses enfants perdus dans le terrorisme, qui croyez en vous rendant régulièrement à la Mecque laver vos consciences en même temps que vos os, vous qui lui parlez de « hogra » pour leurrer les naïfs, vous ne leurrerez pas Dieu !
Vous, intellectuels, société civile, journalistes, jusqu’à quand allez-vous laisser le pays de Jugurtha, de l’Emir Abdelkader, de Ben Boulaid, de Hassi Ben Bouali, suivre la cohorte des faux-dévots et des « diwan salhine », au lieu de l’éclairer de vos lumières ? Quand vous déciderez-vous enfin à sonner le tocsin, à briser les tabous, à libérer le génie de cette nation ?
Et vous, associations, syndicats des magistrats, ordres des avocats et des médecins, ne vous-êtes-vous réunis que pour défendre les droits des membres de vos corporations ? Fermerez-vous encore longtemps les yeux sur les atteintes à la dignité de vos missions ?
La société est un tout et non une juxtaposition d’intérêts et de corporations isolés, ne réagissant séparément que s’ils sont directement touchés. Parfois l’honneur d’une nation est sauvé par une parole juste, par un témoignage de vérité, par un geste de bravoure.
Nous ressassons le souvenir de victoires et de hauts faits que nous sommes incapables de reproduire : équipe de football du FLN, victoire sur l’Allemagne en coupe du monde, libération des otages américains…
Nous visionnons en toute occasion nos vieux films, « La bataille d’Alger », « L’opium et le bâton », « L’inspecteur Tahar »… Entre-temps, au Sahara Occidental pour ne prendre que cet exemple, le Maroc nous a damé le pion : il a eu la proie, nous avons eu l’ombre. Ajoutons que dans l’affaire l’ombre a coûté plus cher que la proie.
Bien plus encore, ces souvenirs sont devenus la cause de notre impuissance. Ils ont empêché la relève de s’effectuer. Notre histoire est bouchée, nous vivons sur la même génération qui a atteint depuis longtemps son seuil d’incompétence, nous fonctionnons avec des hommes périmés, rafistolés, des pièces d’occasion…
Une nation réduite au silence, qui sait mais n’ose pas, est une nation vouée à l’avilissement. « Si tu dis, tu meurs ; si tu ne dis pas, tu meurs ; alors dis et meurs ! » écrivait Tahar Djaout avant de mourir. S’il ne reste en nous que la fibre de l’honneur, alors disons et mourrons !
Le pouvoir a fait des petits qui piaffent d’impatience de prendre sa succession. Ils sont capables de nous imposer un jour un autre Empereur Bokassa.
La pudeur des hommes honnêtes a cédé sous les assauts de l’indécence et de l’impudence. L’homme droit rase les murs, murmure au lieu de parler, tire le diable par la queue pour survivre.
Dans dix-huit mois nous changerons de millénaire, mais nous ne changerons ni de pays ni de peuple.
Jusqu’à hier nous avions le moral en berne, aujourd’hui l’espoir claque au vent. Le vent de l’esprit souffle dans nos voiles, les coupables tremblent, les innocents espèrent…
Octobre 1988, Décembre 1991, Novembre 1995, Juin 1997, les années défilent et les rendez-vous se succèdent sans que l’Algérie n’ait réalisé sa mue. Elle perd son sang et son temps.
Nous sommes un peuple jeune, frais, nouvellement venu aux affaires de l’Etat, non encore stratifié socialement. Moralement, notre unité ne s’est pas suffisamment cimentée pour que les idéologies glissent sur elle comme la pluie sur un imperméable.
Dans trente ans il n’y aura certainement plus de pétrole. Pour la dette, c’est moins sûr. Le temps qui reste suffit donc à peine pour construire un véritable Etat de droit, une économie désendettée capable de nourrir dans la dignité l’ensemble des Algériens, une société homogène et cohérente qu’aucun charlatan ne saurait envoûter.
Il faut une énergie morale énorme pour nous arracher à l’avilissement dans lequel nous sentons que nous nous enlisons jour après jour, une force semblable à celle qui est nécessaire à une fusée pour s’arracher à la pesanteur terrestre et qu’on appelle la « vitesse d’échappement ».
Vue d’en haut, l’Algérie se porte très bien. Mais vue d’en bas, elle se porte très mal. Une sourde colère gronde. L’Etat est certes plus sûr de lui qu’en 1988 ou 1994, ses moyens de contrôle de l’ordre public ont été considérablement renforcés - ce qui est une bonne chose en soi - mais un message du président de la République à la famille d’une victime du terrorisme hautement symbolique - quoiqu’on pense de ses idées -, un geste de « Qima » en direction de la population, quelques mesures immédiates tendant à moraliser l’Etat et la tension peut retomber en attendant les profonds changements politiques, économiques et sociaux qui s’imposent.
L’Algérie n’a aucunement besoin de nouveaux accès de violence. Cassons de nouveau notre pays, et nous aurons perdu notre honneur à tout jamais.
« El-Watan » du 30 juin 1998
Ce n’est pas d’un pacte socio-économique que les Algériens ont immédiatement besoin, quoique leurs ventres crient famine, mais d’un pacte moral parce que leurs âmes crient justice.
Les propos quotidiens des citoyens roulent en permanence sur un sujet inépuisable, la moralisation de la vie publique et de l’Etat.
Dans la mentalité Algérienne, la part de l’esprit a toujours été plus importante que la part de la matière. « Plutôt vivre une seul jour en coq que mille ans en poule » dit un de leurs proverbes.
Ils sont prêts à marcher pieds nus si nécessaire, à souffrir le froid et la faim s’il le faut, pourvu qu’ils se sentent réellement vivre dans un Etat où la Loi est juste et s’applique à tous, où la confiance et la symbiose sont totales entre eux et leurs dirigeants et où les peines, comme les joies, sont équitablement partagées.
Un tel peuple n’est assurément pas à contraindre par la force ou à berner par le mensonge mais à guider par l’exemple et la persuasion. Donnez-lui l’exemple et il vous donnera la chemise qu’il a sur le dos ; dites-lui une parole de bien et il vous vénérera ; soyez équitables dans le partage et il renoncera à sa part ; posez-lui la règle la plus dure et il la subira stoïquement s’il la sait commune, générale et que nul n’y déroge.
C’est cela le peuple Algérien ! Les traces laissées dans l’histoire par son sens de la dignité sont aussi lumineuses que la chevelure que laisse sur son passage la comète de Halley.
Un historien, Salluste, qui fut aussi gouverneur de la Numidie à l’époque où notre pays était colonisé par les Romains écrivait il y a deux mille ans : « Les Numides ne peuvent être enchaînés ni par la crainte ni par les bienfaits ».
Cet hommage rendu au sens de l’honneur chez les Algériens se justifie-t-il aujourd’hui pleinement alors que la peur et l’encanaillement conjugués nous ont submergés comme le déluge avait englouti Sumer au temps de Noé ?
A plusieurs reprises, au cours de leur tumultueuse histoire, les Algériens ont alternativement perdu puis recouvré leur honneur.
C’est ainsi que l’Algérie a été le premier pays arabo-musulman à connaître la colonisation et le dernier à s’en être libéré. En 1830, le pouvoir avait livré Alger à l’ennemi après vingt-et-un jours de combats. En 1954, vingt et un jeunes patriotes, réunis dans la maison d’un vingt-deuxième, ont suffi pour mettre en branle l’engrenage au bout duquel les Algériens allaient retrouver leur honneur. Mais au total nous aurons passé près d’un millénaire sur deux sous occupation étrangère.
Tous les pays qui ont été colonisés l’ont été en vertu de deux causes principales : l’endettement extérieur et les divisions internes. Actuellement l’Algérie cumule ces deux graves circonstances.
Nous traînons une lourde dette extérieure qui nous a placés sous les fourches caudines du FMI, les idéologies distillées par le pouvoir et les partis ont fissuré notre unité et des voix se sont élevées à l’intérieur et à l’extérieur pour en appeler à l’ingérence étrangère.
Si nous n’y prenons garde, nous risquerons un jour de « pleurer en femmes ce que nous n’aurons pas su défendre en hommes » pour reprendre les célèbres mots de la mère d’un Emir andalou qui avait perdu son royaume.
L’Etat qui n’a pas su prévenir la formation d’une véritable armée de terroristes n’a pas pu venir à bout de ce qui en reste après six années de mobilisation de l’ensemble des ressources de la nation.
L’islamisme politique qui lui a donné naissance ne constitue plus une option d’avenir mais ses séquelles sont aussi meurtrières qu’un champ de mines anti-personnel. Il s’est dès le début scindé en deux : le premier a pris les armes mais il est en voie d’extinction ; le second s’est repenti, et c’est le pouvoir qui l’a hébergé dans ses institutions qui prolonge ses jours.
L’ancien cortège des « ya diwan salhine » a donc fait jonction avec la nouvelle procession maraboutique pour étouffer le pays sous la chape de l’encanaillement.
Qu’est-ce que l’encanaillement ? C’est lorsqu’on ne croit pas en quelque chose mais qu’on fait semblant d’y croire par ruse ; c’est lorsqu’on sait une chose anormale et que l’on se comporte avec elle comme si elle était tout à fait normale par calcul ; c’est lorsque tout va de travers et qu’on persiste à soutenir que tout baigne dans l’huile parce qu’on y trouve son compte ; c’est lorsqu’on cache la vérité parce qu’on a été soudoyé ou intimidé ; c’est lorsqu’on piétine les lois sans redouter une sanction ; c’est lorsqu’on falsifie les résultats des urnes pour favoriser ses partisans…
L’encanaillement, c’est mettre des personnes à des places qu’elles ne méritent pas, c’est prêter serment et trahir ses engagements, c’est préférer les fripouilles aux hommes de principes ; c’est acheter pour quatre sous les consciences et les allégeances. L’encanaillement a perdu les nations qui se sont laissé envahir par lui.
Un Etat perd son honneur quand il couvre des pratiques irrégulières, quand sa justice est partiale, quand ses représentants abusent de leurs positions pour s’enrichir.
Une administration perd son honneur lorsqu’elle renonce à sa vocation de service public pour devenir un instrument entre les mains des intérêts économiques et politiques des puissants du moment.
L’honneur de l’Etat, par contre, c’est de poser des règles et de les appliquer sans complaisance, c’est d’être au service des citoyens et non un fardeau sur leurs épaules.
Un peuple perd son honneur quand ses membres agissent dans le désordre pour sauver chacun leurs intérêts, quand les « afçates » et la « kfaza » (débrouille) deviennent des mots d’ordre et des leitmotivs. Les solutions « personnelles » que nous appliquons dans notre vie de tous les jours pour nous en sortir sont par définition néfastes. Elles peuvent nous tirer d’affaire individuellement mais perdront le pays. Elles peuvent convenir à une génération mais ruineront les autres.
Adopter les réflexes et les astuces de Djouha dans une société moderne est une attitude suicidaire, nuisible à l’intérêt général. Même si c’est la carence de l’Etat qui nous y oblige, il faut les répudier pour en venir à un comportement social sain et collectif.
L’honneur d’un peuple, par contre, c’est d’accomplir ses devoirs civiques, payer ses impôts, travailler avec sérieux, refuser la corruption ; c’est de dénoncer l’injustice et l’arbitraire sans recourir à la violence ou aux émeutes.
Les élites perdent leur honneur lorsqu’elles savent mais se taisent, lorsque la morale publique est violée sans qu’elles protestent, lorsque la peur leur fait baisser la tête devant le mal.
L’honneur des élites, par contre, c’est d’éclairer leur peuple, de l’aider dans ses jugements, d’éduquer son sens civique, de prendre la tête du mouvement de salubrité publique lorsque celui-ci devient une nécessité historique.
Face à la crise, le peuple Algérien s’est honorablement acquitté de ses devoirs. Il a pris les armes quand on lui en a donné pour défendre sa vie et sa patrie. Il a voté jusqu’à n’en plus pouvoir, mais aujourd’hui il se demande si tout cela n’a pas été fait en pure perte. C’est à son honneur d’avoir récemment désavoué la loi sur le régime indemnitaire des députés jugée attentatoire à la morale publique.
Les partis politiques parlent au peuple d’idéologie et d’économie alors que c’est de moralisation de l’Etat que celui-ci veut entendre parler, d’honnêteté, de sincérité et de compétence. Dès qu’ils ont intégré les institutions ils se sont mis à ressembler au pouvoir, chassant les avantages et courant les privilèges. Leur but n’était donc pas de le changer mais de le remplacer. On a entendu un de leurs représentants déclarer à la télévision dernièrement : « Un député n’est pas un syndicaliste, il n’est pas là pour enregistrer les doléances et les chikayate ». Assurément, celui-là veut la paix et la paye !
Vous, héros de la Révolution de Novembre à qui il reste quelques années à vivre, vous qui avez laissé votre combat se ternir, allez-vous partir sans un témoignage de vérité pour votre peuple ?
Vous, Moudjahidine incontestables qui avez réellement combattu et dont le corps témoigne par les blessures reçues de votre sens de l’abnégation, êtes-vous fiers de l’état dans lequel vous laissez cette nation ?
Avez-vous libéré ce pays pour qu’il soit livré à l’encanaillement ? Un homme ne se juge pas sur ce qu’il a fait à un moment de sa vie mais sur toute la courbe de sa vie. Le souffle de l’Histoire a quitté la plupart d’entre vous, certains se sont même laissé prendre dans les rets du confort et les volutes d’une vie éphémère pour ne rien voir et ne rien entendre.
Vous, généraux aux pouvoirs considérables, n’êtes-vous pas informés que le pays est au bord du désespoir ? Le terrorisme qui accapare vos efforts et votre temps se résorbera de lui-même lorsque la morale publique aura été restaurée, lorsque la justice aura été rétablie, lorsqu’une bonne politique de relance au profit de toute la société aura été engagée. Il ne disparaîtra pas sans cela.
Vous, magistrats en robe noire, pourquoi tolérez-vous ne serait-ce qu’une seule fois que votre noble fonction soit mise au service des puissants pour réprimer les libertés ? Pourquoi laissez-
vous les décisions que vous rendez au nom du peuple Algérien sans exécution ? Vers qui doivent se tourner le faible, la veuve et l’orphelin s’ils ne trouvent pas refuge auprès de vous ?
Vous, leaders islamistes qui avez ensorcelé cette nation et jeté ses enfants perdus dans le terrorisme, qui croyez en vous rendant régulièrement à la Mecque laver vos consciences en même temps que vos os, vous qui lui parlez de « hogra » pour leurrer les naïfs, vous ne leurrerez pas Dieu !
Vous, intellectuels, société civile, journalistes, jusqu’à quand allez-vous laisser le pays de Jugurtha, de l’Emir Abdelkader, de Ben Boulaid, de Hassi Ben Bouali, suivre la cohorte des faux-dévots et des « diwan salhine », au lieu de l’éclairer de vos lumières ? Quand vous déciderez-vous enfin à sonner le tocsin, à briser les tabous, à libérer le génie de cette nation ?
Et vous, associations, syndicats des magistrats, ordres des avocats et des médecins, ne vous-êtes-vous réunis que pour défendre les droits des membres de vos corporations ? Fermerez-vous encore longtemps les yeux sur les atteintes à la dignité de vos missions ?
La société est un tout et non une juxtaposition d’intérêts et de corporations isolés, ne réagissant séparément que s’ils sont directement touchés. Parfois l’honneur d’une nation est sauvé par une parole juste, par un témoignage de vérité, par un geste de bravoure.
Nous ressassons le souvenir de victoires et de hauts faits que nous sommes incapables de reproduire : équipe de football du FLN, victoire sur l’Allemagne en coupe du monde, libération des otages américains…
Nous visionnons en toute occasion nos vieux films, « La bataille d’Alger », « L’opium et le bâton », « L’inspecteur Tahar »… Entre-temps, au Sahara Occidental pour ne prendre que cet exemple, le Maroc nous a damé le pion : il a eu la proie, nous avons eu l’ombre. Ajoutons que dans l’affaire l’ombre a coûté plus cher que la proie.
Bien plus encore, ces souvenirs sont devenus la cause de notre impuissance. Ils ont empêché la relève de s’effectuer. Notre histoire est bouchée, nous vivons sur la même génération qui a atteint depuis longtemps son seuil d’incompétence, nous fonctionnons avec des hommes périmés, rafistolés, des pièces d’occasion…
Une nation réduite au silence, qui sait mais n’ose pas, est une nation vouée à l’avilissement. « Si tu dis, tu meurs ; si tu ne dis pas, tu meurs ; alors dis et meurs ! » écrivait Tahar Djaout avant de mourir. S’il ne reste en nous que la fibre de l’honneur, alors disons et mourrons !
Le pouvoir a fait des petits qui piaffent d’impatience de prendre sa succession. Ils sont capables de nous imposer un jour un autre Empereur Bokassa.
La pudeur des hommes honnêtes a cédé sous les assauts de l’indécence et de l’impudence. L’homme droit rase les murs, murmure au lieu de parler, tire le diable par la queue pour survivre.
Dans dix-huit mois nous changerons de millénaire, mais nous ne changerons ni de pays ni de peuple.
Jusqu’à hier nous avions le moral en berne, aujourd’hui l’espoir claque au vent. Le vent de l’esprit souffle dans nos voiles, les coupables tremblent, les innocents espèrent…
Octobre 1988, Décembre 1991, Novembre 1995, Juin 1997, les années défilent et les rendez-vous se succèdent sans que l’Algérie n’ait réalisé sa mue. Elle perd son sang et son temps.
Nous sommes un peuple jeune, frais, nouvellement venu aux affaires de l’Etat, non encore stratifié socialement. Moralement, notre unité ne s’est pas suffisamment cimentée pour que les idéologies glissent sur elle comme la pluie sur un imperméable.
Dans trente ans il n’y aura certainement plus de pétrole. Pour la dette, c’est moins sûr. Le temps qui reste suffit donc à peine pour construire un véritable Etat de droit, une économie désendettée capable de nourrir dans la dignité l’ensemble des Algériens, une société homogène et cohérente qu’aucun charlatan ne saurait envoûter.
Il faut une énergie morale énorme pour nous arracher à l’avilissement dans lequel nous sentons que nous nous enlisons jour après jour, une force semblable à celle qui est nécessaire à une fusée pour s’arracher à la pesanteur terrestre et qu’on appelle la « vitesse d’échappement ».
Vue d’en haut, l’Algérie se porte très bien. Mais vue d’en bas, elle se porte très mal. Une sourde colère gronde. L’Etat est certes plus sûr de lui qu’en 1988 ou 1994, ses moyens de contrôle de l’ordre public ont été considérablement renforcés - ce qui est une bonne chose en soi - mais un message du président de la République à la famille d’une victime du terrorisme hautement symbolique - quoiqu’on pense de ses idées -, un geste de « Qima » en direction de la population, quelques mesures immédiates tendant à moraliser l’Etat et la tension peut retomber en attendant les profonds changements politiques, économiques et sociaux qui s’imposent.
L’Algérie n’a aucunement besoin de nouveaux accès de violence. Cassons de nouveau notre pays, et nous aurons perdu notre honneur à tout jamais.
« El-Watan » du 30 juin 1998
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