...Je ne dis pas sa « science » ou
sa « technique », autres ambigüités qui compromettent aussi la signification du
concept «culture» en soumettant celle-ci sous le pouvoir de l'école ou de
l'usine.
Car en fait, ce n'est ni la
savant ni le technicien qui ont refait l'Allemagne après 1945. D'ailleurs la
plupart de ses savants et de ses techniciens, comme Van Braun, avaient
été raflés comme prises de guerre par les Américains ou les Soviétiques.
Ce qui a refait l'Allemagne,
c'est l'esprit allemand : celui du berger, du laboureur, du métallo, du docker,
de l'employé, du pharmacien, du médecin, de l'artiste, du professeur.
En un mot, c'est la culture
allemande, sans ambigüité ni restriction sociale ou intellectuelle de sa
signification, qui a refait le pays de Goethe et de Bismarck.
Constantine a inauguré sa
semaine culturelle. Les organisateurs ont voulu lui donner le plus d'éclat et
de relief possibles. Ils y ont, je crois, réussi.
La manifestation aurait gardé
un caractère local déjà appréciable si l'on songe à la finesse du goût
constantinois et à la richesse du folklore du vieux Cirta. Mais son
inauguration par les plus hautes instances lui donna un caractère national.
A cette échelle, la
manifestation propose incidemment à notre esprit une réflexion sur le problème
de la culture.
D'ailleurs elle fut proposée
sous forme d'un projet annoncé lors de cette inauguration. Il s'agit de la
constitution, très prochaine à Alger, d'une commission ou d'un comité chargé de
mettre au point un programme d'animation culturelle à l'échelle nationale.
Il faut applaudir des deux
mains un tel projet.
Mais une réflexion n'est pas
une simple détente musculaire, une simple claque des mains pour marquer notre
enthousiasme, comme un enfant devant le bel oiseau bleu qui prend son vol sous
ses yeux charmés et étonnés.
Que le projet se réalise ou ne
se réalise pas. C'est une autre affaire, celle des intellectuels conviés à se
mettre au travail. Ils auraient bien tort de laisser passer la promesse que
porte le projet annoncé.
Il porte surtout un problème
sur lequel ils devraient se pencher -puisque l'occasion leur est donnée - pour
dégager une fois pour toutes des ambigüités folkloriques et sociologiques le
concept « culture ». Celui-ci est en fait, plus que le nombre des machines, la
seule mesure valable du niveau de civilisation d'un pays et de son potentiel
social.
L'Allemagne en 1945 ne
disposait de machines, ni de marks, ni de dollars, ni même de souveraineté
nationale.
Elle ne disposait plus que d'un
seul capital indestructible. Ni les bombes au phosphore ni les tanks ne
pouvaient en effet détruire sa culture.
Je ne dis pas sa « science » ou
sa « technique », autres ambigüités qui compromettent aussi la signification du
concept «culture» en soumettant celle-ci sous le pouvoir de l'école ou de
l'usine.
Car en fait, ce n'est ni la
savant ni le technicien qui ont refait l'Allemagne après 1945. D'ailleurs la
plupart de ses savants et de ses techniciens, comme Van Braun*, avaient
été raflés comme prises de guerre par les Américains ou les Soviétiques.
Ce qui a refait l'Allemagne,
c'est l'esprit allemand : celui du berger, du laboureur, du métallo, du docker,
de l'employé, du pharmacien, du médecin, de l'artiste, du professeur.
En un mot, c'est la culture
allemande, sans ambigüité ni restriction sociale ou intellectuelle de sa
signification, qui a refait le pays de Goethe et de Bismarck.
L'homme du « miracle allemand»
après la guerre, n'est pas Erhard** comme le veut une presse de
l'information stéréotypée. Avant la guerre et avant Erhard, il y a eu un Schacht***
et un autre « miracle allemand ». Celui-ci se répétera tant qu'il y aura
une culture allemande.
Ajoutons d'ailleurs que les
limites du « miracle », sont des limites culturelles en dehors desquelles il
n'est plus possible.
Nous l'avons bien vu avec le
docteur Schacht. Il n'a guère pu, dans certains pays d'Asie nouvellement
indépendants qui l'avaient appelé, refaire le « miracle » produit et reproduit
dans son pays.
Il avait eu beau Après 1950, il
devint conseiller financier pour des pays en voie de
développement (Syrie,
Indonésie, Iran, Egypte). (N.D.E)
retrousser les manches et
frapper de sa baguette magique : rien n'est sorti de la boîte de ce
prestidigitateur sinon un peu de désillusion.
Soit dit, entre parenthèses, à
ceux-là (qui ne sont d'ailleurs que de simples micros pour d'autres qui ont
intérêt à ce qu'on ne reconnaisse pas leur voix) qui croient que le problème
économique est une affaire de sabir ou de jargon, que ce n'est pas même
seulement une affaire de chiffres.
Sans quoi un prestidigitateur
du chiffre comme Schacht n'aurait pas échoué dans ses missions asiatiques.
Mais passons ...
Mais notons toutefois cette
incidence presque inattendue de la culture même dans le domaine économique.
Pourtant, je ne crois pas que
la semaine culturelle qui vient de s'ouvrir si brillamment, à Constantine,
reflète une pareille incidence aux yeux du visiteur ou du spectateur qui
assiste, plus ou moins attentif, à son déroulement.
C'est précisément ici que le
problème commence à nous intéresser.
En fait, nous sommes dans le
cas où l'aspect cortical choses nous masque plus ou moins leur nature profonde.
Les physiciens le savent depuis
longtemps : certains épiphénomènes déroulent les esprits en masquant, plus ou
moins, les phénomènes qu'il s'agit d'étudier.
Le concept culture est aussi,
aujourd'hui, un peu voilé par les produits et même les
Sous-produits culturels exposés
sous nos yeux sous des formes folkloriques et artisanales dans des
manifestations intéressantes qu'il nous faut encourager.
Aux bords d'une usine
métallurgique, il y a parfois des tas de scories, des débris de fonte ou même
de belles lamelles d'acier venant des raboteuses ou de brillantes spirales
venant de tours d'ajustage. Sous ses hangars on voit aussi de très belles
machines.
Tout ce fait, bien entendu,
partie du décor et ne le départ en rien. Il est même inséparable de la nature
même de la métallurgie ou de l'industrie, pour dire un mot général.
Mais enfin, ce n'est pas là, la
métallurgie, l'industrie. Ce n'est pas ça leur but ou tout leur contenu.
De même les sous-produits ou
même les produits de la culture ne sont pas la culture et ne donnent pas une
idée de ses mécanismes et de son rôle dans la société.
Il faut donc aborder le
problème méthodiquement. II faut d'abord faire justice de certaines confusions,
de certains abus terminologiques qui font du concept culture une heimatlos sans
origine précise, ni signification claire.
Il faudrait d'abord liquider la
confusion la plus pernicieuse qui fait du mot culture un synonyme du mot «
science »
Ici un mot de Rabelais tranche
tout de suite la question : « science sans conscience n'est que ruine de l'âme
» disait le père de l'humanisme français.
La science confère la
connaissance : le savoir-faire, le tour de main, selon le niveau social auquel
se fait l'investigation. Elle confère le pouvoir sur les valeurs humaines qui
créent une civilisation.
Culture et science ne sont pas
synonymes.
La culture engendre toujours la
science. La science n'engendre pas toujours la culture. Les deux concepts ne
sont pas interchangeables.
Cette distinction est
essentielle. D'abord dans la conception d'un programme destiné à promouvoir une
culture dans un pays même au plus haut niveau de la civilisation. Ce n'est pas
avec une science qui en est à l'étape embryonnaire au Vietnam, que ce pays a pu
faire face à l'impérialisme, mais une conscience également incarnée par le
planteur de riz, le plus haut gradé ou l'intellectuelle mieux formé.
De même, ce n'est pas avec le
savoir de son élite que le peuple algérien a pu arracher son indépendance mais
avec sa conscience retrouvée au niveau populaire en face du colonialisme.
L'élite, s'il faut en juger par celle qui s'est installée à l'étranger (400
médecins rien que dans la
Région parisienne) pose un
problème.
Enfin au « Sinaï » -selon le
mot d'un sociologue français- ce n'est pas une faillite militaire mais « une
faillite culturelle » qui a éclaté en juin dernier. Ce n'est pas la défaite
d'une science militaire, mais d'une culture tout court.
A tous les moments difficiles
de l'histoire il en est ainsi : c'est la culture qui constitue la bouée de
sauvetage pour une société à l'heure où elle risque de faire naufrage.
La science est, par ailleurs,
impersonnelle en ce sens que l'homme de science est toujours un sujet qui
observe pour dominer et améliorer les choses. C'est le regard de l'esprit
cartésien vers le monde des phénomènes.
La culture est plus que cela.
Elle crée l’homme qui observe et s'observe lui-même d'abord. C'est le regard
ghazalien ou pascalien en quête d'une harmonie entre le monde des phénomènes et
le monde intérieur.
C'est le regard qui permet à
l'humanité de se dominer -de dominer les choses que son génie à créées,
c'est-à-dire en un mot, de se civiliser.
Bien sûr, comme une industrie
-comme la métallurgie par exemple la culture a ses produits. Et même ses
sous-produits.
Mais nous savons que le produit
n'est qu'une représentation de ce qui le produit. C'est un symbole plus ou
moins éloquent et passager.
La fusée qui se lance vers une
planète lointaine n'est qu'un symbole de la civilisation qui l'a créée.
A fortiori, quand il s'agit des
sous-produits, ils peuvent constituer des tas de choses qui attirent
l'attention du touriste avide de pittoresque.
Il en est de même sur le plan
qui nous intéresse. Il y a la culture. Il y a les produits de la culture. Il y
a même ses sous-produits.
Ces réflexions se présentent à
notre esprit au lendemain du voyage constantinois du chef de l'Etat. Surtout
l'annonce de la constitution d'un comité qui doit concevoir un programme
d'acculturation.
Bien entendu, nous croyons que
ce programme n'embrasera pas seulement les aspects sympathiques et pittoresques
qui constituent le folklore algérien.
Nous pensons qu'il s'agit
surtout et avant tout du problème d'une culture capable de créer et de
promouvoir l'homme nouveau en Algérie.
Ajoutons que ce problème se
pose même sous l'aspect politique, comme il est posé en ce moment en Chine sous
la forme de Révolution culturelle.
Nous serions bien naïfs de
croire qu'en bouclant un jour ses valises dans un pays colonisé, le
colonialisme peut simplement laisser derrière lui place nette.
Nous serions aussi naïfs de
croire qu'il laisse seulement derrière lui, parfois un Vietnam ici, un Congo là
et un Biafra ailleurs. Il ne laisse pas toujours cela derrière lui, certes.
Cela tombe sous le sens commun.
Mais il laisse toujours et sans
exception derrière lui une cinquième colonne, un tabor d'anciens porteurs de sa
livrée ou bien, les résidus du harkisme.
Et c'est là que commence ou
recommence le drame des pays où le colonialisme a boudé, apparemment, ses
valises. Car les résidus de l'ère coloniale ne demeurent pas un simple
« tas » que le temps dispersera
et effacera peu à peu. On serait bien naïf de le croire. Le « tas» demeuré sur
place deviendra vite, sous l'influence d'une volonté organisatrice qui perd
jamais le nord ni le temps, un « tout organisé », Il redevient un myriapode
avec des pattes indigènes et une tête pensante à l'étranger.
Il faut alors une catastrophe
comme celle du Sinaï pour le démasquer ou bien une révolution culturelle pour
séparer ses pattes molles de cette tête dure qui pense.
En Chine, cette révolution est
un des aspects essentiels de la culture de la Chine nouvelle sur le plan
politique.
Elle a disloqué le myriapode
qui constituait l'avant-garde, le dispositif sur place des futures
contre-offensives colonialistes.
Mais le nouveau tourbillon
révolutionnaire en Chine a disloqué ce dispositif. Le myriapode ne peut plus,
dès lors, remplir sa fonction habituelle quand la tête pensante lancera ses
ordres à travers un réseau de pattes qu'elle ne commande plus. La culture
implique tout cela, surtout dans un pays révolutionnaire comme l'Algérie.
L'appel lancé de Constantine
aux énergies intellectuelles de ce pays aura certainement un profond écho dans
les rangs de l'élite.
Celle-ci doit jouer son rôle
dans l'édification de la nouvelle société algérienne. Notre univers d'idées
doit être construit par elle. C'est sa tâche particulière.
Et dans ce domaine, elle devra
aussi - sans doute-libérer notre esprit de certaines confusions. Un univers
n'est pas un simple « entassement » de choses et d'idées. Particulièrement en
ce qui concerne ces dernières, où l'entassement signifie désordre, anarchie,
syncrétisme et cosmopolitisme. C'est-à-dire tout ce qui fait perdre à une
pensée son originalité et sa valeur constructive.
Ce n'est pas ici le moment de
parler du style. Disons simplement que les prophètes ont adopté le style le
plus simple pour parler aux masses.
Les grands révolutionnaires,
comme Ibn Toumert, Lénine et Mao Tsé Toung, emploient aussi ce langage. Même un
penseur comme Nietzsche l'a adopté pour mettre dans son style cette fraîcheur
biblique qui n'existe dans le style d'aucun autre philosophe.
Le problème de la culture doit
être posé et pensé selon la discipline architecturale d'une civilisation.
Une civilisation n'est pas un «
tas » de choses et d'idées mais une construction qui reflète le génie et la
personnalité d'un pays.
Il faut souhaiter d'autre part
que le comité ou la commission qui aura la charge de concevoir et de proposer à
notre élite un programme de travail n'oubliera pas les conditions de ce
travail.
Y compris surtout celles de la
diffusion du livre, y compris surtout le prix de celui-ci.
Ici -qu'on m'en excuse - c'est
tout le problème de la SNEED**** qui se pose. N'en disons pas plus.
Nous mesurons simplement
l'importance de ce problème en disant qu'aujourd'hui le domaine le plus gelé
c'est le domaine des idées.
Nos intellectuels, ou la
plupart d'entre eux se sont réfugiés sur un iceberg. Il faut un nouveau souffle
révolutionnaire pour fondre cette banquise et faire prendre à nos pingouins
boudeurs un nouvel élan.
Ce souffle est peut être venu
de Constantine.
* ingénieur allemand. Il mit
au point le missile V2. En 1945, après la reddition de
l'Allemagne, il est emmené aux Etats-Unis.
** Homme politique allemand.
Ministre de l'Economie et chancelier fédéral (1963-1966).
***Un Financier allemand et
ministre de l'Economie du Troisième Reich.
****Société Nationale
d'Edition et de Diffusion, entreprise publique créée en 1966.
Merci
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