Youcef Merahi |
L’écrivain
est une drôle de machine qui, le temps d’une macération, prémédite un
théâtre d’ombres, appelé tout bonnement roman. Lequel roman est le
réceptacle d’un besoin névrotique qui ne s’apaise que lorsque des
protagonistes sont mis en mouvement dans une trame où, souvent, la
fiction bouffe tout espace à la réalité. Au point où certains
s’interrogent sur le rôle de l’écrivain dans la société ; a-t-il les
moyens de changer les choses ? Dispose-t-il des leviers pour ce faire ?
Tout est question de pouvoir. Et de rapport de force. N’empêche que
l’écrivain persiste à écrire des romans, parce qu’il éprouve ce besoin.
Sinon, il n’est plus rien. Sinon, il n’existe plus. Sinon, la drôle de
machine s’enraye. Puis, bonjour la casse !
Rachid Boudjedra est une figure incontournable de la littérature
algérienne de langue française. Il est connu. Et reconnu. Ici et
ailleurs. Il n’a plus rien à prouver. Engagé, il l’est assurément. J’ai
été heureux d’apprendre que son prochain roman sera dans les librairies,
très prochainement. J’ai compris son engagement en publiant Le FIS de la
haine. Ils n’étaient pas nombreux nos écrivains qui ont, en ces temps de
barbarie, mis leur plume au service de la dénonciation d’une dérive
totalitaire. Non, ils n’étaient pas nombreux ! Le regretté Rachid
Mimouni s’est engagé, lui aussi, totalement. Tout comme Amin Zaoui avec
son essai, La culture du sang. Ce que je comprends moins chez Rachid
Boudjedra, c’est cette propension à prendre pour cible un peu tout le
monde. Même s’il est admis que l’écrivain est, par nature, égocentrique.
Dans un pamphlet, Les contrebandiers de l’histoire (Ed. Frantz Fanon,
2017), il n’épargne pratiquement personne ; mais le plus touché est,
sans conteste, Kamel Daoud qui, depuis Meursault, a attiré sur sa
personne les foudres de nombre d’Algériens. Je n’arrive pas encore à
comprendre les raisons de cette haine. Oui, il s’agit bien de haine.
Tout comme Rachid Boudjedra a du talent à revendre (je le pense
sincèrement), tout comme Kamel Daoud a lui aussi du talent. Qu’on le
laisse donc s’épanouir ! Fauter, s’il faut. Il apprendra très
certainement de ses erreurs. Comme tout le monde. Yasmina Khadra est
passé par là, également. Boualem Sansal, aussi. Qu’est-ce donc ce temps
des anathèmes ? Ces écrivains doivent-ils écrire suivant leurs normes ?
Ou les normes du lecteur ? Ou de tel ou tel écrivain ? Djamel Amrani a
payé, en son temps, ses dissipations, ses penchants pour le vin et la
peine de sa poésie, vécue comme un sacerdoce. Et Jean Sénac
(Jean-sans-Terre, de la formule de Nacer-Khodja Hamid) qui n’a pas
échappé au cran d’arrêt. Et l’exil de Mohamed Dib, l’écrivain
nobélisable, qui a donné à son œuvre la résonance d’une humilité sans
faille. En ces temps où la France coloniale a planté son drapeau, dans
le sang, au cœur de la patrie, Si Mohand Ou M’hand a levé tous les
anathèmes de sa société. Tous ces anathèmes qu’il a vécus dans sa chair.
Et dans son âme. Mais voilà que Kamel Daoud, par la grâce d’un anathème
inutile, fut «très jeune membre du GIA» (p.86). O la bourde ! Inutile.
Méchante. Irréfléchie. Inacceptable. Incongrue. Rachid Boudjedra
était-il à ce point aveugle pour lancer une telle accusation. Lui qui,
il y a juste quelques semaines, était victime d’une cabale télévisuelle
indigne. N’a-t-il pas compris la leçon ? Est-il à ce niveau de naïveté
pour proférer une telle flèche empoisonnée ? Rachid Boudjedra a autre
chose, de meilleur, pour lui et pour la société, pour ceux qui aiment
son écriture, que de passer son temps à mettre les ténors de la
littérature algérienne dans le recoin de l’indignité. Au fond de moi, je
pense que Rachid Boudjedra se trompe de cible ; il a encore beaucoup de
romans à nous donner. Beaucoup de sujets brûlants de notre pays qu’il
peut traiter. Et beaucoup de mémoires qu’il est en mesure de rédiger
pour l’Histoire. Une histoire à léguer à cette génération en perte de
repères. Je vois encore l’image malheureuse de Kateb Yacine se faire
évacuer par deux policiers à la Maison de la culture de Tizi, lors d’un
récital de Fouad Negm, parce qu’il a osé critiquer à haute voix le
régime nassérien. Cette scène me hante encore. Je n’arrive pas à
l’oublier. Kateb Yacine évacué comme un malpropre d’un récital poétique
! D’accord pour le déni de soi, mais je ne suis pas d’accord pour le
déni de l’autre. C’est de cela qu’il est question. Lors de la parution
de La répudiation, Rachid Boudjedra a été stigmatisé ; il le dit
lui-même dans son pamphlet. Pourquoi alors ces anathèmes ? Quel est le
problème ? Le «parti de la France» existe donc bel et bien ; j’ai
toujours pensé que c’était juste un épouvantail agité par un
nationalisme de mauvais aloi. Il niche où ce «parti» ? Dans les romans
de Yasmina Khadra ? De Boualem Sansal ? De Kamel Daoud ? Ou d’Assia
Djebar ? Ceci me renvoie à «la colline du reniement» pour dénier à
Mouloud Mammeri de dire son monde. En fait son village. En fait son
espace de vie. De culture. D’histoire. Et de projection. J’ai
l’impression de réciter «abécédaires en devenir». Curieux comme
juxtaposition ! Je l’avoue. Le combat est ailleurs. Il est dans ces
mandats présidentiels qui se suivent et se ressemblent dans une
gémellité sans nom. Et le cinquième se prépare ! Le combat est dans
cette faillite avouée et reconnue par le pouvoir, sans que celui-ci tire
les conséquences de l’échec patent. Le combat, oui, est dans la
détestation de l’Algérien à l’endroit de son pays, au point où la harga
n’est plus une limite : c’est un sauve-qui-peut national, qui ne touche
pas seulement les jeunes. Mais aussi les tenants du pouvoir. Le combat est dans cette école qui déforme les esprits de nos enfants dans un craquement générationnel lugubre. Le combat est dans ce courant religieux qui «wahhabise» notre société dans un élan suicidaire. Le combat est dans ces rêves qui s’ébauchent et meurent de leur belle mort dans un désespoir immémorial. Que cesse donc le temps des anathèmes ! Et qu’on laisse nos écrivains écrire, puisque c’est leur destin, leur volonté, leur chemin, leur névrose et leur indépendance. Ils méritent leur liberté !
Y. M. IN LSA
merahi.youcef@gmail.com
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