« Science sans conscience n'est que ruine de l'âme» disait
Rabelais dès le XVIe siècle, sans se douter, en confiant sa réflexion à une
culture humaniste naissante, des péripéties que l'une et l'autre allaient rencontrer sur leur route.
Déjà, à partir de l'Irruption cartésienne un siècle après,
on pouvait entrevoir les futurs conflits internes d'une culture détournée de
ses origines, et mise sur la voie du scientisme qui la conduira au positivisme
d'Auguste Comte, puis au matérialisme dialectique de Marx.
La rupture devait se consommer à la fin du siècle dernier,
quand la science, après ses grandes et bouleversantes conquêtes de la vapeur et
de l'électricité, crut pouvoir, à elle seule, assumer toutes les responsabilités
dans le monde, et que 1 'humanité civilisée eut la naïveté de lui confier sans
réserve son destin en imposant, grâce à sa suprématie intellectuelle, sa
naïveté au monde entier.
Dès lors, la science et la morale cheminèrent sur des voies
différentes, l'une haussant de plus en plus orgueilleusement sa tête et l'autre
inclinant de plus en plus humblement son front, parfois sous le quolibet méprisant de la première.
Déjà, quand Proudhon avait écrit La Philosophie de la misère
ou Système des contradictions économiques, Marx crut devoir lui répondre par
Misère de la philosophie.
C'était le quolibet. Mais aussi le signe des temps. Il
présageait l'époque que nous vivons, où l'un de nos contemporains du
tiers-monde, sans doute de peur de ne pas paraître assez scientifique, fait
écho au conflit lointain en prenant hautainement ses distances intellectuelles
avec la morale : « Quand on évoque la morale, écrit-il à peu près, on fait
du moralisme, du misérabilisme ».
Ce nouvel « isme » montrait que la rupture de la science
avec la conscience s'étendait partout où s'étendait la culture scientiste du XIXe
siècle. Il montrait dans quel sens la rupture croissait.
En somme, la science prétendait prendre pour son compte les
Universités, les laboratoires, les usines, et laisser pour le compte de la
morale ses déchets entassés en bordure des cités industrielles ou dans les
misérables bidonvilles autour des grandes villes du tiers-monde.
Elle voulait pour son représentant 1'homme à la serviette
qui se lève à huit heures et se rend à son travail en voiture, laissant la morale
à l'autre, à l'homme à la musette qui se lève à six heures et se rend à son
travail en vélo ou à pied.
C'était fatal.
Toute rupture de l'unité de l'individu, divisé en « être
moral» et en « être concret» a pour conséquence une division de la nation et,
par un processus accéléré, une division de l'humanité.
Une science amorale conduit fatalement à un ordre économique
nationale et international immoral.
Mais l'économie n'est que la simple projection du politique
sur l'axe d'une activité humaine donnée.
Tant que la politique demeure liée aux principes d'une
certaine morale, l'économie demeure liée aux mêmes principes.
Les problèmes sont connexes. Et si Aristote qui écrivit la
Politique à l'intention d'Alexandre le Grand, écrivit aussi sa Morale à l'intention
de Nicornaque, ce n'est pas en fonction d'une simple exigeante imposée par la
complexité de la vie sociale athénienne, mais d'une impulsion interne et
personnelle sa propre âme humaine.
Et quand, deux mille ans après, Marx réplique à proudhon,
c'est un moment de la pensée humaine qui marque la rupture de l'unité fondamentale
de cette âme.
La science et la conscience s'étaient en effet séparées. Et
la lutte des deux frères ennemis, le capitalisme et le matérialisme, mettait
fin à cet ordre « idyllique » (le mot est de Marx lui-même) qui régnait dans le
monde depuis ses débuts historiques.
Et la « ruine de l'âme », annoncée par Rabelais, commençait
à faire sentir ses effets dans l'ordre moral national et international.
Cependant, l'âme garde, en vertu d'un instinct de
conservation qui lui est propre ; l'exigence fondamentale de son unité
originelle, comme la vie biologique garde son intégrité en vertu de son
instinct de conservation.
Et si les derniers instants d'un Einstein, qui a marqué le
sommet du génie scientifique du : XXe siècle, ont été consacrés à une saisie de
toute réalité cosmique réduite à une seule équation, cette tentative pathétique
(quoique vaine sur le plan scientifique) n'aura été, en dernière analyse, que
l'élan mystique d'une âme humaine vers une Unité pressentie à travers sa propre
unité.
Et, en fin de compte, et peut être par une conséquence
involontaire, une tentative de ressouder la science et la conscience.
Aujourd'hui, au terme d'une expérience séculaire, on peut
constater que la science n'est pas à même de réparer ses propres dégâts par ses
seuls moyens.
Et nous avons, par ailleurs, la possibilité de faire, au
moins sommairement, l'estimation de ces dégâts dont le bilan écrasant s'inscrit
dans l'histoire d'une période bouleversée par deux guerres mondiales.
En Europe où la rupture originelle eut lieu avec Descartes,
le glissement moral devait fatalement aboutir à la lutte des classes. Et s'il
est naturel, surtout dans un pays du tiers-monde, d'être du côté des exploités,
cette prise de position n'empêche pas de voir, néanmoins, le contenu moral de
cette lutte qui brise l'unité de la nation ou de la société sur l'intérêt du
bourgeois exploiteur et du prolétaire exploité.
Car, en fin de compte, cette lutte n'a pas éveillé de part
et d'autre la conscience, mais une « conscience de classe» qui lui imprime un caractère.
Immoral ou amoral, l'un des adversaires voulant plus de sous dans son
Coffre-fort et d'autre plus de beefsteaks dans son ventre
tout en lorgnant, selon les directives mêmes de son idéologie, le pouvoir.
Si bien que l'exploité apparait dans cette lutte d'intérêts
(la lutte de classes n'est et ne peut être que cela) un envieux impuissant qui
attend son tour.
Nous avons en Algérie, à la mémoire ou en chair et en os
sous les yeux, toute une panoplie de personnages représentatifs.
Puis, au terme de glissement, l'exploiteur et l'exploité
européens s'unissent pratiquement contre l'homme colonisé lui-même. Et l'unité
de l'humanité se brise à son tour.
Mais le ferment de division n'agit pas seulement sur le plan
social et moral.
Le divorce de la science et de la conscience a ses
conséquences sur les plans intellectuels et individuels.
S'il se traduit sur le plan philosophique par le positivisme
et le matérialisme, son symbole humain,
C’est « l'esprit objectif».
C'est très curieux, mais tous les meetings du monde qui ont
pour objet « la revendication sociale» ont le même visage et le même langage.
Leur phraséologie est identique. On y parle toujours des «
conditions objectifs ». C'est précisément le langage à quoi on reconnait
l'esprit objectif.
Son langage est une sorte de critère international du XXe
siècle.
Si dans vos écrits ou dans vos laïus vous ne parlez pas son
langage, vous n'êtes pas un « progressiste », vous êtes un «réactionnaire ».
Finalement, le risque de cette accusation vous oblige à
poser le problème : quel est le contenu d'un esprit objectif ?
Disons d'abord sous quelle forme il se présente à nos yeux.
Mais pour éviter les noms, prenons un personnage symbolique
et appelons-le « l'esprit objectif ».
Il est peut être jeune ou vieux, étudiant ou travailleur qui
ne travaille pas, il n'importe.
C'est toujours un masque derrière lequel on ne sent aucune
vie intérieure.
Il semble donc quand on est un « esprit objectif», qu'on
n'ait pas un dedans mais seulement un dehors.
Un jour, au Quartier Latin, sur la terrasse d'un café, il y
a plus d'une trentaine d'années, un étudiant algérien me disait au cours de la conversation
que pour croire en Dieu, il lui faudrait le voir.
Voilà un « esprit objectif». Encore un peu grossier.
Aujourd'hui, son frère ainé dira : même si je vois Dieu, je n'y croirais
pas.
« L'esprit objectif» a donc fait du progrès chez nous en l'espace
de trente ans. On comprend le reste.
Par exemple, sur le plan politique, « l'esprit objectif» est
un conservateur au sens physique du terme : il veut conserver sa vie et
ses intérêts très objectivement.
Il a survécu à ceux qui ont fait la Révolution et qui
étaient animés d'un idéal essentiellement religieux.
Lui, il a conservé son sang pour des temps meilleurs. Il l'a
conservé pour parler des « conditions objectives» du pays après la Révolution
et pour l'engager dans le « progressisme »,
Et ceux des Algériens qui ont vécu les trois dernières
années, ont eu sous leurs yeux nos meetings et goûté la prose qui arrivait par
les canaux souterrains à certaines salles de rédaction de nos journaux ou à
certains organismes « d'orientation », comprenant ce que cela signifie.
Le bilan est sous nos yeux.
Dans notre économie nationale, à laquelle le Chef de l'Etat
vient de consacrer les grandes lignes de son discours à la Foire d'Alger.
Dans notre climat idéologique, qui a subi une baisse de
température qu'il sera difficile de rattraper.
Dans notre moralité publique, qui fait soupirer les pères et
les mères de famille.
Bref, le bilan de « l'esprit objectif» dans notre vie
nationale, depuis trois ans, est écrasant.
Est-ce suffisant pour juger son contenu ? Il est vrai
que le néant ne se mesure pas.
Mais on peut donner encore une idée de l'esprit objectif en
l'illustrant par un exemple emprunté à l'histoire musulmane.
Il est emprunté aux jours sombres de la lutte qui avait mis
aux prises
Ali et Moawiyya.
Ce dernier, pour mettre son adversaire dans l'embarras et
emporter par l'astuce la décision que ne lui avaient pas donnée les armes, fit
arborer à la pointe d'une lance un Coran, face à la troupe du gendre du
Prophète. Et il ordonna à ses Héraults de crier en dressant le Coran : «
Ceci, doit trancher entre nous ».
Et, par malheur, il Y avait des deux côtés des « esprits
objectifs» : ceux du côté de Moawiyya pour duper, ceux du côté de Ali pour se
faire duper.
Et ces derniers, face au Coran, convinrent : « Oui, le
Livre doit trancher entre nous »,
Ils étaient donc objectifs, en ce sens qu'en effet, aux yeux
d'un musulman, le Coran représente bien le dernier recours en cas de différend
et surtout, pourrait-on dire, de différend politique.
Mais ils avaient oublié l'essentiel, à savoir qu'une
politique immorale ne pose pas de problèmes à trancher par la Loi. Le seul
sabre peut trancher en cas d'immortalité politique.
Et nous savons nous même aujourd'hui, qu'une politique ne
doit pas être jugée d'après ses slogans, mais d'après l'intention réelle qui l'anime,
c'est-à-dire d'après son contenu moral.
Mais Ali, qui n'était pas de la première espèce de «
l'esprit objectif», ni de la seconde, ne fut pas dupe du stratagème.
Et il dit son mot historique : « C'est une vérité qui
masque le mensonge».
Autrement dit, si nous devons user ici d'une autre
terminologie pour résumer ce cas, nous dirons qu'il faut, en matière politique,
juger d'après un critère pascalien et non d'après un critère cartésien.
Et, en conclusion, nous ajouterons que si « science sans conscience
n'est que ruine de l'âme », une politique sans morale ne peut être que la ruine
d'une nation.
MALEK BENNABI
/REVOLUTION AFRICAINE DU 11 SEPTEMBRE 1965
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