APS - ALGÉRIE

dimanche 22 octobre 2017

Le vieil armurier et la gloire

Par Arezki Metref


C’est l’histoire, banale, d’un vieux Kabyle de la haute montagne frappé de sénilité. Son allure étrange suscite les moqueries des gamins du village. Un jour où le vieux bougon traînait sa carcasse courbée sur son bâton de pèlerin à l’orée du hameau, il trébucha sur une pierre et s’étala de tout son long dans une flaque de boue. Péniblement, il tenta de se remettre sur son séant, le visage maculé de terre, la barbe broussailleuse souillée, lorsqu’une bande de gosses, attirés par l’incongruité de la situation, s’agglutina autour de lui.

Au lieu de lui porter secours, ils formèrent un cercle et, à tour de rôle, lui jetèrent chacun la pierre tout en poussant des cris d’allégresse. Ils avaient trouvé leur souffre-douleur.
Un adulte du village voisin vint à passer. Révolté par le spectacle pitoyable de la déchéance d’un homme, il chassa, à grands coups de canne, les garnements et aida le vieillard à se relever. Reconnaissant le pauvre hère, il jura de quitter à jamais ce village maudit où les enfants se gaussaient des vieillards en les molestant.
Mais remontons 60 ans en arrière, pour mieux comprendre la colère de ce passant. Le vieil homme au visage maculé de boue était alors un fringant jeune homme à l’allure de héros tiré d’un chant d’Homère. Poète renommé par son aisance à versifier, il était aussi un armurier réputé et l’adjoint du chef de l’assemblée. En 1871, une réunion des représentants des tribus kabyles se tint à Akerrou N'bouyala, sous la bénédiction du cheikh Ahaddad. Notre armurier y alla représenter les siens. Il s’engagea au nom de sa tribu pour qu’elle participe activement à la révolte d’El-Mokrani en lui fournissant hommes et armes.
A charge pour lui de faire ultérieurement ratifier cet engagement par l’assemblée de la tribu. Le chef du village — qui n’avait pas pu faire le voyage — hésitait à approuver cet engagement, pressentant le coût exorbitant de l’insurrection. Une partie de l’assemblée s’apprêtait à le suivre. Il fallut l’intervention de notre homme, un trésor d’éloquence, pour convaincre le conseil de prendre une décision qui conforte son engagement auprès des autres tribus.
La révolte éclata et l’armurier mena ses troupes à la bataille contre l’armée coloniale. Sa bravoure et sa stratégie au combat inspirèrent des poèmes épiques à sa gloire. Vivant, il entra dans la légende. Ses faits d’armes enrichirent le patrimoine oral de la geste de la tribu. La défaite devant les troupes coloniales composées de soldats aguerris surarmés augmenta paradoxalement son prestige. Il refusa de se rendre et poursuivit clandestinement le combat en se réfugiant dans le Djurdjura. Débusqué, il fut traîné devant le tribunal militaire. Le jour de son procès, il aperçut son chef qui s'était glissé dans la foule. L'armurier-poète improvisa ce quatrain, resté depuis dans le patrimoine oral de la tribu, pour le conjurer de ne pas se jeter ainsi dans la gueule du loup :
«Nous, notre destin veut que nous soyons ici attachés
Ne sachant sur quoi notre route va déboucher
Mais ceux que le sort a épargnés
Quelle raison les a amenés ici.»
Le chef comprit le message et s'éclipsa. Cependant, il fut arrêté quelque temps plus tard. L'armurier, lui, fut condamné à la déportation à Cayenne, en Guyane, comme des milliers d'insurgés de 1871. Ses biens furent confisqués. Deux de ses filles furent enlevées à la famille par l'administration coloniale et placées dans un pensionnat destiné à les dépersonnaliser. Jamais il ne devait les revoir. Il rentra de déportation bien des années plus tard avec un surcroît de prestige et de considération de la part des siens. Pourquoi cette histoire, ici et maintenant ? Ces enfants qui l'avaient pris pour cible de leurs quolibets ignoraient que le piteux vieillard dont ils se gaussaient avait combattu pour l'honneur et la liberté des siens et qu’il en avait payé le prix fort. Si ces enfants pouvaient exister dans leur identité, c'était bien grâce à lui. Alors, à quel moment la chaîne de transmission s'était-elle brisée ? La réponse est impossible. Elle est, de plus, onéreuse car, sans héritage, chaque génération est en devoir de tout inventer d'elle-même comme si, justement, cette chaîne de transmission n'avait pas existé. Aujourd'hui encore, on en est là. Peut-être même la situation a-t-elle empiré car non seulement on ne reconnaît pas nos héros mais, par une perfide prestidigitation, on nous fait prendre les traîtres pour des héros.
A. M. in LSA

arezkimetref@free.fr

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