APS - ALGÉRIE

jeudi 28 juillet 2016

La persistante tentation isolationniste




A quoi pensent les Etats-Unis ? Donald Trump radicalise de façon démagogique un   discours déjà relayé par Barack Obama et qui a une longue histoire aux Etats-Unis, le repli sur soi.

Par PAUL BERMAN*

ans sa version américaine, l’isolationnisme exprime un rejet de la philosophie de  l’histoire. Il est l’antithèse d’une vieille thèse américaine sur le progrès et la civilisation, à savoir l’idée selon laquelle l’humanité est en quête de liberté démocratique, et qu’elle finira par l’obtenir. Et le devoir de l’Amérique est d’ouvrir la voie dans cette direction. Transposée dans le domaine de la politique étrangère, cette idée constitue la doctrine de l’internationalisme progressiste, résumée dans le vocabulaire politique américain par le terme d’« idéalisme ».
Et l’isolationnisme s’y oppose. Il déclare : « La philosophie du progrès mondial est une illusion mégalomaniaque. Le devoir de l’Amérique est de rester paisiblement chez elle, en veillant à protéger ses intérêts et en exprimant sa gratitude pour les deux océans qui la cernent. » Il n’échappera à personne qu’au cours des siècles, la politique étrangère américaine a aussi répondu à d’autres arguments, sans lien avec l’un ou l’autre de ces points de vue. L’opposition entre idéalisme et isolationnisme fait partie intégrante de la culture américaine. Elle y a été introduite par la révolution américaine et était perceptible dès les années 1790, lorsque Thomas Jefferson exhortait la jeune république à prendre parti pour la Révolution française, tandis que George Washington, qui posait un regard pratique sur les réalités militaires, s’y refusait. L’isolationnisme se retrouve aujourd’hui au coeur du débat sur la politique étrangère américaine en vertu d’un schéma spécifique du comportement politique américain dont l’origine remonte à la première guerre mondiale. En 1917, le président Woodrow Wilson entraîna les Etats-Unis dans ce conflit car il souhaitait lancer une croisade pour la démocratie. Et il considérait que l’Amérique disposait enfin des capacités pour devenir une puissance mondiale. Sauf que la guerre s’avéra une expérience terrible pour les soldats américains et qu’une fois le conflit terminé, rien de ce qu’ils avaient accompli ne semblait, selon la formule de Wilson, avoir rendu le monde « sûr pour la démocratie ». Rétrospectivement, le président et son internationalisme progressiste commencèrent à passer pour pitoyablement naïfs, sinon criminels. Le budget militaire fut réduit. L’Amérique renonça à sa puissance mondiale toute neuve. Elle refusa d’intégrer la Société des nations. Toutes ces mesures étaient l’expression de l’isolationnisme dans sa version classique : celle qui a donné naissance au terme lui-même. Mais cela allait plus loin. L’isolationnisme était un nativisme anti-immigrants. L’isolationnisme s’accommodait fort bien d’un Klu Klux Klan en plein essor. L’isolationnisme, même si personne ne le disait, était un culte autoritariste. Sous le slogan sinistrement innocent « America first », « l’Amérique d’abord », la droite isolationniste américaine éprouvait de la sympathie pour les fascistes européens. A gauche aussi l’isolationnisme sévissait, tirant parti des préceptes pacifiques de la gauche chrétienne et de l’opposition à la guerre du Parti socialiste américain. Mais l’isolationnisme est avant tout une tradition de droite. Il est à l’origine de la plus grave erreur de politique étrangère commise par Washington. Une Amérique qui serait restée engagée dans le monde, une Amérique cosmopolite consciente de ses responsabilités, une Amérique dotée d’un budget militaire et entretenant des troupes en Europe, une telle Amérique aurait pu être en mesure d’éviter l’éclatement de la seconde guerre mondiale. Mais rien ne peut empêcher même la plus grande des nations de choisir calmement la catastrophe.
A l’heure actuelle, nous voyons les Etats- Unis reproduire le même schéma de  comportement – celui d’une naïve exaltation démocratique suivie d’une désillusion autodestructrice, mais qui cette fois trouve son origine dans les révolutions européennes de 1989. Vus des Etats-Unis, les soulèvements qui eurent lieu cette année-là dans le bloc de l’Est furent particulièrement enthousiasmants. Ils semblaient montrer que, malgré tout, il y avait depuis le début quelque chose de vrai dans l’internationalisme démocratique de Woodrow Wilson. Notre 1917 damait le pion à leur 1917.

SAUVER DES POPULATIONS EN DANGER
Plus encore : la modernisation et l’expansion de l’Union européenne qui suivirent ces événements paraissaient indiquer que la démocratie avait également trouvé sa structure politique, une structure de type fédéral – ce qui était justement le problème que Wilson n’avait jamais su résoudre. Plus : l’Europe des années 1990, de même que les Etats-Unis, semblait avoir découvert le secret d’une économie démocratique fondée sur des traités commerciaux. Plus encore : un développement
militaire. L’Europe fut incapable de réagir aux massacres des années 1990 dans les Balkans, et les Etats-Unis se montrèrent réticents à intervenir. Mais au bout de longues années, ils finirent par se ressaisir et proposer une force aérienne, et l’Europe agit. Le relatif succès enregistré au Kosovo semblait esquisser une nouvelle possibilité, à savoir qu’à l’avenir, les démocraties alliées, fédérées, prospères et bienveillantes pourraient être capables de sauver des populations en danger dans le monde. Tout cela procurait l’impression que la naïveté dont avait fait preuve Wilson il y a bien longtemps était enfin surmontée. Hélas, il n’en était rien. Et nous voici à présent plongés dans une nouvelle ère de désillusion. La politique étrangère de l’administration Obama a toujours été un mélange de différentes impulsions, ce qui signifie que personne n’a jamais exactement compris en quoi elle consistait. Mais chacun peut constater que, sur une grande question idéologique au moins, l’esprit qui la régit est le repli sur soi. Sous la présidence Obama, l’Amérique s’est toujours présentée avec modestie et effacement. Sans être un isolationniste, Obama incarne l’anti-Woodrow Wilson dans un style qui lui est propre, en s’inspirant parfois de la gauche antiguerre, et le plus souvent en puisant dans la tradition du réalisme prudent tel qu’incarné par George Bush père. Il veut donner l’impression que si quelqu’un est en pointe dans la résistance mondiale au djihad islamiste, ce n’est pas le président des Etats-Unis. Sa modestie sur ce point est étrange, car si quelqu’un mène cette résistance, c’est bien Barack Obama – le président qui, d’un côté, envoie des troupes dans bien plus d’endroits que n’a jamais rêvé le faire George W. Bush fils, et qui de l’autre verse des fonds substantiels à l’opposition civile dans de nombreux pays placés sous la coupe de tyrans, dans l’intention évidente de préparer les révolutions démocratiques de demain. Mais Barack Obama préfère faire profil bas. Il préfère convaincre le monde que désormais les Etats-Unis ne sont plus capables de faire grand-chose. Aujourd’hui, un peu partout sur la planète, les gens pensent que l’Amérique et ses alliés européens, avec leurs 800 millions de citoyens au total, ne sont pas en mesure de lancer une opération humanitaire à grande échelle pour venir en aide aux 16 millions de malheureux qui continuent à vivre dans ce qui reste de la Syrie. Dans ces conditions, il était probablement inévitable que quelqu’un se saisisse de cet esprit  de repli en matière de politique étrangère et le pousse de façon démagogique à ses limites extrêmes. C’est ce que l’on constate dans la campagne républicaine de Donald Trump : un regain isolationniste généralisé, laissant entrevoir que le candidat républicain a bien compris le contexte de l’entre-deux-guerres, ce qu’attestent ses allusions répétées au slogan « America first » comme son flirt avec le Ku Klux Klan et autres sectarismes de ce lointain passé. La plus ambitieuse aspiration de Trump est de réduire le rôle de l’Amérique dans les affaires du monde à une simple opération commerciale. Il propose de transformer l’OTAN en un garde de sécurité américain que l’on pourrait louer aux Européens, sauf si ceux-ci déclinent l’offre, auquel cas il serait tout prêt à laisser l’Alliance se dissoudre. Il envisage de laisser les Sud-Coréens et les Japonais construire leur arsenal nucléaire. Et bien entendu il admire Vladimir Poutine, sans parler de Saddam Hussein.

LE SUCCÈS DU MUR
Trump veut isoler l’Amérique, tout d’abord en instaurant des droits de douane qui priveraient les Etats-Unis d’un accès à une part importante du commerce mondial, mais aussi en empêchant les musulmans d’entrer dans le pays, et surtout en érigeant le long de la frontière mexicaine un mur qu’il ferait financer par Mexico. Les observateurs prompts à verser dans la sociologie aiment interpréter le succès du mur comme étant le cri d’angoisse économique de la classe ouvrière américaine blanche. Mais ces difficultés n’ont en réalité pas grand-chose à voir avec les immigrants mexicains. Le mur est populaire parce que les partisans de Trump sont exaspérés d’entendre parler une autre langue que l’anglais. Il est probable que l’Amérique ne choisira pas la catastrophe et qu’Hillary Clinton sera élue. Mais devra-t-elle céder en partie à ce vent d’isolationnisme ? On peut seulement dire que Mme Clinton ne passe pas pour quelqu’un susceptible de plier facilement. Son caractère politique en matière d’affaires mondiales s’est forgé dans les années 1990, lorsqu’elle était First Lady. Tout le monde sait que pendant les années où elle a été la secrétaire d’Etat d’Obama, elle a recommandé à plusieurs reprises des politiques un peu plus énergiques que celles d’Obama, ce qui tendrait à indiquer que ses instincts sont restés les mêmes qu’autrefois. On peut penser qu’elle a tiré quelques leçons prudentes et sophistiquées des échecs, déceptions et désastres de ces dernières années. Si Mme Clinton, est élue, elle sera élue comme l’anti-Trump. Et elle est la candidate de l’anti-isolationnisme américain. 

* Paul Berman est un écrivain et essayiste américain. Il est notamment l’auteur des Habits neufs de la terreur (Hachette Littératures, 2004) et de Cours vite  camarade ! (Denoël, 2006). The New York Review of Books, The New Republic ou la revue d’études juives Tablet  ont publié ses articles.
Historien de la gauche, il en a critiqué les positions à l’égard de l’islam radical, qui sont, à ses yeux, trop conciliantes.

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