APS - ALGÉRIE

mercredi 20 avril 2016

LE KHECHINISME

par Nour-Eddine Boukrouh

"Changer l’homme n’est pas moins indispensable que transformer un pays… La révolution culturelle doit aider à résorber toutes les structures mentales nocives qui bloquent notre développement et fausse notre vision du monde" (« Charte Nationale », pp 63 et 70).


Dans un précédent article, "Le Génie des peuples", nous avons tenté de cerner non sans une certaine sévérité l’état critique dans lequel nous a surpris le déclenchement de "la lutte contre
les fléaux sociaux". Nous avions alors surtout décrit. Dans celui-ci, prolongement et
approfondissement du premier, nous essayons de renvoyer à ce qui nous semble être une des
causes majeures de la situation unanimement décriée.
Les explications que nous ébauchons ici sont certes incomplètes, insuffisantes en elles
mêmes, mais leur utilité, pensons-nous, est dans ce qu’elles peuvent évoquer, dans ce qu’elles
peuvent susciter de réflexion et de recherches plus poussées.
Nous choquerons une fois de plus, nous ne rallierons pas tous les suffrages, cela est sûr, mais
nous continuerons à penser, en dehors de tout « khéchinisme » (entêtement) que le remède,
que la thérapie est dans une véritable et inévitable catharsis. Et puis, n’enseigne-t-on pas en
psychologie qu’une névrose est à moitié vaincue lorsqu’on parvient à la remonter à la
conscience du "moi"?
Le « khéchinisme » n’est pas une philosophie de l’existence, une certaine idée de l’homme,
mais un acharnement, un entêtement à être vaille que vaille, à tout prix et dans n’importe quel
état. Ce n’est pas une saisie du monde, un système établi sur des postulats mais une
aberration, une prodigieuse situation où "rien ne semble défendu, ni permis, ni honnête, ni
honteux, ni vrai, ni faux…"
Le « kéchinisme » n’est pas une foi, une vérité, mais un paganisme, une ignorance. Ce n’est
pas un impératif moral, un état vers lequel on voudrait tendre, mais une incurie, un horrible
vécu dans la plus parfaite quiétude. Enfin, le khéchinisme n’est pas une infection brutale, une
inoculation récente, mais un vieux virus, une tare plusieurs fois séculaire. Il n’est cependant
pas une fatalité, une seconde nature, un syndrome en perpétuelle action, mais un mal des
tristes époques de notre vie nationale, une schizophrénie qui nous saisit aux grands instants de
démobilisation, de relâchement, de dégoût de nous-mêmes.
Son produit, "l’homo-khechinus", donc aussi bien l’homme que la femme, n’est pas une
abstraction, une figure de mots, un fantôme, mais une réalité incommodante, un personnage
de l’existence courante, une présence aux multiples formes et aux innombrables sévices. Ce
n’est pas l’homme de la rue, l’éternel « autre », la lie au peuple, bref l’être imaginaire que
nous évoquons volontiers à la troisième personne du singulier, mais vous, moi, bon nombre
d’entre nous.
Il ne s’agit pas d’autre chose que de notre drame, de notre ancestrale "taghenante"
(obstination), de notre immémoriale absurdité à nous définir lorsque nous sommes acculés,
poussées dans nos derniers retranchements comme étant d’indécrottables "khéchin-erras" (dur
de tête) de vieille souche : intraitables, objecteurs, réfractaires, sans Dieu ni maître… Cette
calamité, nous lui devons bien des "indépendances" (ma-tsalich!), bien des irrationalités (anahakda!),
bien des droits de véto (ma thawasch tafham!), bien des nihilismes (khalliha
takhla!)…
Le khéchiniste d’entre nous par excellence, et ce à quelque échelle de la vie sociale que ce
soit, c’est celui qui pense avec la plus forte conviction que tout lui est permis, qu’il a tous les
droits, que rien ne devrait lui être refusé ; c’est celui qui ne comprend sincèrement pas qu’on
veuille le limiter, le restreindre ; c’est celui qui n’admet pas qu’on le conteste, le discute, le
subordonne à un principe transcendant son moi ; c’est celui qui ne souffre pas qu’on le
remette en cause, qu’on le soumette ne serait-ce qu’au jugement de ses propres engagements,
de sa propre image.
Cet être ignore jusqu’à l’existence de la notion de mérite, ne voit l’absolu nulle part,
n’entretient pas l’ombre d’un doute sur sa valeur, ses aptitudes ; il est haineux, susceptible,
prétentieux. Il est d’une seule pièce: "Ne m’aime que celui qui m’accepte avec ma morve"
(avec ou malgré, je ne sais comment rendre cet « humanisme » honni que des générations
entières ont connu et prêché).
L’erreur a chez le khéchinien l’air de la vérité. Il s’est satisfait pour le restant de ses jours de
quelques certitudes de l’ignorance glanées tout le long d’une vie fausse et inconsistante qu’il
se plait à présenter en exemple dans les cercles où il évolue (où il stagne surtout). Et ainsi se
diffuse-t-il, se propage-t-il, se perpétue-t-il dans une société fondée à l’insu générale sur le
culte de la "khchana" (grossièreté) au sens propre et figuré du terme.
La donnée économique n’a jamais autant préoccupé qu’en ce siècle. Voyons donc l’idée que
s’en est formée l’ « homo-khechinus ». Au tréfonds de son psychisme le « khéchinisme » a
déposé une sorte de notion du droit acquis, obtenu sans aucune contrepartie. Il y a aboli l’idée
de devoir et mis à sa place la mentalité de la revendication naturelle, inconditionnelle,
légitime. Le seul fait d’être au monde est déjà pour lui un titre suffisant pour prétendre à
toutes les jouissances d’une vie libre d’entraves et de contrainte.
La reconquête de l’indépendance, s’illusionnait-il, lui apporterait cela et même davantage.
Vivant aujourd’hui dans un univers quasiment édénique par rapport au passé colonial, il ne
voit pas très bien l’impératif d’un système économique astreignant et par trop exigeant. En
bon Djouha il attend que la "rahma" (grâce divine) s’épuise, que la manne cesse de pleuvoir
sur sa tête pour se mettre en quête d’une nouvelle "afça" (astuce).
De l’homo-oeconomicus il n’a consenti à reconnaitre que la fonction "consommation".
Production et consommation ne sont plus dès lors pour le khéchinien deux actes
complémentaires donnant son sens à une économie, elles ne sont plus la condition l’une de
l’autre, mais deux activités que rien ne relie, deux pôles dont l’un a été occulté au détriment
de l’autre.
Tant et si bien que lorsqu’il vous parle de travail il provoque dans votre esprit de curieuses
résonances. Vous n’appréhendez plus ce mot comme un acte naturel, une condition de vie,
une chose allant de soi, mais comme une oeuvre extraordinaire requise abusivement de lui, un
effort prométhéen, un sacrifice qu’on l’exhorte à faire sur l’autel de la Révolution. Croyant
trouver dans la consommation effrénée la compensation qui pallierait son sentiment
d’infériorité, le khéchinien déploie une boulimie, un hypergastrisme, une inextinguible soif à
la mesure de sa faim, de sa formidable frustration.
A tel point qu’il se gave de tout ce qu’il peut trouver, de tout bien dont il a eu vent et même de
ce qu’il connait pas, telle cette vieille femme qui, avisant une queue de chaînards à la rue
Meissonier se hâta d’y prendre place avant de s’enquérir autour d’elle de la manière dont
pouvaient être accommodées ces « hboubates » (il s’agissait d’ananas) ; ou ce passionné de la
grandeur qui vous balade dans les rues d’Alger un modèle de voiture à peine sorti d’usine
européenne…
Quand il « travaille », quand il sévit devrais-je dire, le khéchinien aime à s’envelopper de
secret. Il vous annonce volontiers une intention, un projet, une opération, un plan, mais pour
savoir ce qu’il en est advenu, c’est mystère et boule de gomme. La psychologie économique
qu’il a développée n’a d’égale ni en inconscience ni en contradictions
On la décèle sous forme de devises, de mots d’ordre, de raisonnements dont personne ne
semble soupçonner la nocivité. En voici quelques échantillons : « Il n’y a que celui qui ne
travaille pas qui ne se trompe pas » ; l’erreur, la faute, la négligence, le bâclage,
l’incompétence, la mauvaise volonté, etc, ont trouvé leur comptable. Le khéchinien a prévu
leur éventualité, il leur a trouvé place dans son plan comptable, il les a passées dans les « frais
généraux ». Bien pire encore, il en a fait des preuves de labeur, de zèle, il les a élevés au rang
de critères de travail.
En des temps où l’efficacité est de règle, le khéchinien n’a pas mieux trouvé que de
recommander la faillite, la petitesse, la facilité, l’excuse... Au lieu d’inciter à la rigueur, au
sérieux, à l’ouvrage impeccable, quand il devait prétendre au meilleur, au sans bavure, à toute
la perfection possible, lui bat retraite derrière la faillibilité humaine : « II n’y a d’infaillible
que Dieu ». Ce qui reviendrait à dire : « Tu ne t’es trompé mon frère que parce que tu as
travaillé, et si tu te trompes si souvent c’est que tu travailles beaucoup … »
Certes, durant les premiers lustres qui ont suivi la renaissance de l’Etat algérien en 1962 il
pouvait être compréhensible, voire justifié, que des erreurs soient commises car nous n’étions
alors que des « apprentis » inhabitués à faire fonctionner les rouages d’une économie
moderne. Mais aujourd’hui, après 17 ans de « stage », il est devenu abusif et typiquement
khéchinien d’évoquer un prétendu « droit à l’erreur ».
« Celui qui travaille dans le miel ne peut pas ne pas en goûter » ; cette parole, soyez-en
persuadés, n’est pas de mon cru. Elle a été proférée (par le président Boumediène) en
illustration du phénomène de détournements des derniers publics dans notre pays. Je ne sais
pas quelle interprétation on peut encore en tirer, mais pour ma part j’y vois une incitation au
laxisme, à l’indulgence, à la complaisance devant la concussion : « Si tu voles mon frère, qui
ne le comprendrait, c’est parce que tu es soumis à la tentation. Il est donc bien naturel que tu y
succombes ».
Un ministre de Roosvelt a voulu un jour mettre en balance deux types d’hommes politiques :
le révolutionnaire et le libéral. Il a, à coup sûr, triché dans son choix de l’homme
révolutionnaire pour des raisons que nous comprenons, mais je ne crois pas qu’il ait été trop
loin de la vérité pour ce qui est du khéchinien. Il a dit en substance : « Le révolutionnaire,
c’est l’homme qui veut faire sauter la station et arrêter les trains jusqu’à ce qu’on ait construit
une autre. Le libéral souhaite reconstruire la gare, pendant que le service continue. »
Le problème ici n’est pas celui de l’option, du style politique, mais du bon sens, de
l’efficacité. Aussi est-ce la psychologie économique caractérisée plus haut qu’il faut avoir en
vue, et non la qualité de révolutionnaire en soi car l’homme qui véhicule le khéchinisme n’est
pas un révolutionnaire, ne peut pas être un révolutionnaire.
C’est du khéchinien, même authentique libéral, de vous classer par exemple le gâchis, le
gaspillage, la dilapidation, etc, parmi les conditions sine qua non du développement. C’est de
lui de vous rendre un programme politique synonyme de paupérisation, de pénuries
permanentes, de chute du niveau intellectuel et moral, de dégradation des terres, etc, et de
vous parler de règne de la liberté, de politique éclairée, de promotion de l’homme…
C’est de lui de confondre « acquis » et « achats » de la révolution, de vous montrer une école
sans vous dire ce qu’il en sort, de vous indiquer un pâté d’immeubles sans s’étendre sur ce
qu’il représente par rapport aux besoins, sur le prix du mètre carré construit … Il peut ne pas
le savoir, ou même s’en foutre.
C’est le propre du khéchinisme, de sa psychologie économique, d’engendrer ces aberrations,
et la qualité de révolutionnaire n’y est pour rien en dépit de ce que voulait faire croire
l’homme d’Etat américain. Le socialisme n’a rien à voir dans la formation du khéchinisme.
Celui-ci est d’ailleurs antérieur à son avènement, il en est lui-même victime. C’est cet aspect
que nous voulons mettre à nu, que nous devons tous mettre à nu, sous peine de graves
confusions.
Le khéchinisme, en tant que structures mentales dominantes chez bon nombre d’entre nous,
peut porter préjudice à l’idée de socialisme et peut jeter le discrédit sur l’idéal révolutionnaire.
Mais je ne crois pas qu’il puisse le faire indéfiniment : « La révolution dans les esprits, dit la
Charte Nationale, est inséparable de la révolution dans les structures. »
Si l’on parvenait par conséquent à réaliser cette double métamorphose le khéchinisme
disparaîtrait ipso facto de notre paysage mental, politique, social et économique. On
n’entendrait plus alors le khéchinien ânonner des chiffres qui n’ont de sens qu’en tant que
tels, qu’en tant qu’éloignés de tout paramètre, de tout élément d’appréciation au lieu d’être
traduits en termes de coûts, de délais, de prévisions, d’amortissements, de gain ou de perte.
On ne le verrait plus, l’ignare, professer du haut de son doctorat en économie que le «
transfert de technologie » c’est l’attente sur les quais d’Alger qu’un providentiel navire nous
livre, franco de port, génie technique et savoir-faire. On ne le croiserait plus, le « tammâa »,
l’air réjoui et de volumineux dossiers sous le bras, confiant à plus crédule que lui que le
nouvel ordre économique va bientôt nous indemniser d’avoir été si longtemps absents des
affaires du monde, ou clamant la dernière perle : « La civilisation est devenue universelle ! »
Damnée khéchinien !
Ce n’est bien sûr pas lui qui aura la modestie de ce grand homme politique disant : « La haute
politique n’est que le bon sens appliqué aux grandes choses ». Ce n’est pas son nom que vous
trouverez à la une d’un journal : « Mr X s’est suicidé à la suite de son échec ». Ce n’est pas lui
qui ira, au terme d’une existence bien remplie, porter sa candidature à l’ordre des «
malâmatiyyah », ces mystiques qui appelaient sur eux le mépris des autres en expiation de
fautes passées.
Non, lui est bien au-dessus, bien loin de ces folies. Il vous apparaît toujours frais, sûr de lui,
régénéré, confiant, même après les pires scandales ou les plus énormes banqueroutes. Il ne
voit vraiment pas ! C’est plutôt vous qui ne comprenez pas, qui n’êtes pas à la page, c’est une
« phase », c’est normal, c’est une étape nécessaire…
Les profondeurs, les abîmes du khéchinisme son insondables, ses dégâts inestimables, son
bilan catastrophique. Il tient beaucoup d’entre nous, il nous a longtemps tenus, mais il faudra
bien un jour qu’on l’extirpe de nos âmes, de notre inconscient collectif, de nos
comportements. Ses origines ?
Elles remontent très loin dans notre passé. Nous l’avons contracté telle une maladie
endémique aux sombres périodes d’occupations, lorsque, pour nous opposer au colonialisme
de toute provenance, nous recourions à toutes les réactions négatives possibles et imaginables.
Au fil des siècles il s’est insinué dans notre être fondamental, s’est insidieusement installé
dans nos manières de tous les jours, dans nos gestes, nos exclamations, nos habitudes d’agir et
de penser, jusqu’à devenir à son tour une désastreuse occupation.
Autrefois il y avait peut-être justice à être et à s’affirmer négateur, nihiliste, rebelle à la loi, à
l’uniforme, à la « dépendance »… Il y avait justice à considérer le bien public comme une
chose étrangère à soi, à son domaine, à ses intérêts. Il y avait justice à être secret, sournois,
méfiant, violent, irréductible, indépendant de tout… Mais à présent ?
(« El-Moudjahid» du 17 octobre 1979)


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