APS - ALGÉRIE

mercredi 20 avril 2016

La privatisation de la guerre

Par Ammar Belhimer

La déréglementation, associée à la mondialisation de l’économie, est en train de consumer le peu qui reste comme fonctions régaliennes de l’Etat-nation, y compris dans des domaines où on la soupçonne le moins.
Le processus est particulièrement inquiétant lorsqu’on observe l’avènement en force des entreprises militaires et de sécurité privées (EMSP), une subite réincarnation moderne d'une longue lignée de fournisseurs privés de la force physique : corsaires, pirates et mercenaires.


«Les mercenaires, qui avaient pratiquement disparu entre les VIe et XXe, sont réapparus dans les années 1960 au cours de la période de décolonisation, opérant principalement en Afrique et en Asie», rappelle José L. Gomez del Prado dans une étude sur «la privatisation de la guerre»(*).
En dépit d’une convention interdisant et criminalisant leurs activités, ces entités non étatiques de la nouvelle industrie de la sécurité du XXIe siècle opèrent en déplaçant des milliers d’hommes et de grandes quantités d'armes et de matériel militaire.
«Ces personnes ne peuvent pas être considérées comme des civils, étant donné qu'elles portent souvent et utilisent des armes, interrogent des prisonniers, conduisent des camions militaires et remplissent d'autres fonctions militaires essentielles. Elles peuvent facilement passer d'une position passive/défensive à un rôle actif/offensif et commettre des violations des droits de l'Homme et même déstabiliser des gouvernements.»
Par ailleurs, «ils ne peuvent pas être considérés comme des soldats en vertu du droit international humanitaire car ils ne font pas partie des armées régulières ou de leur chaîne de commandement, et appartiennent souvent à un grand nombre de nationalités différentes», précise l’auteur de l’étude.
Les entreprises militaires et de sécurité privées opèrent alors dans un vide juridique inquiétant pour la paix et la sécurité internationales.
Les recherches effectuées sous l’égide des Nations-Unies depuis 2006 soulignent «l'impact négatif des activités des “entrepreneurs privés”, “soldats privés” ou “armes à feu en location”».
Parmi les violations des droits de l'Homme dont se sont rendus coupables les employés de ces sociétés, on recense des exécutions sommaires, des actes de torture, des cas de détention arbitraire, de la traite des personnes, ainsi que des entraves à l’exercice du droit à l'autodétermination.
L’occupation de l’Irak pour l’initier aux rudiments de l’hypothétique démocratie américaine a révélé au grand jour nombre de leurs exactions. En septembre 2007, les employés de la société américaine Blackwater ont tué et blessé des dizaines de civils à Baghdad, dont des femmes et des enfants, à coups de tirs de roquettes à partir d'un hélicoptère appartenant à cette société.
Selon un rapport du Congrès des Etats-Unis, les agents de Blackwater en Irak sont impliqués dans près de 200 incidents dans lesquels ils ont été les premiers à recourir à l’usage de la force.
Deux autres sociétés de droit américain ont été impliquées dans la torture des détenus irakiens à Abou Ghraib et dans d’autres lieux de détention en Irak. Vingt dépassements leur sont reprochés, au titre desquels la torture, les traitements cruels, inhumains ou dégradants, les coups et blessures, etc. Certains rapports attestent que des opérations secrètes conjointes ont été effectuées avec la Central Intelligence Agency (CIA) en Irak, au Pakistan et ailleurs. Des sociétés privées ont été employées pour l’arrestation et le transport de détenus de Tuzla, Islamabad ou Skopje vers Le Caire, Rabat, Bucarest, Amman ou Guantanamo, ainsi que dans la construction, l'équipement et la dotation des «sites noirs» de la CIA.
La tuerie de Falloujah en 2004 a changé de façon spectaculaire le cours de la guerre et l'occupation de l’Irak par les Etats-Unis. Elle a conduit à une opération avortée des États-Unis pour reprendre le contrôle de la ville qui a entraîné un massacre de masse (la mort de plus de 1 350 combattants insurgés). 95 soldats américains ont été tués et 560 autres blessés, malgré leur usage du phosphore blanc comme arme anti-personnel. Les traces du phosphore blanc sont toujours là : «En 2010, un journal international de recherche sur l'environnement et la santé publique a publié une étude qui montre que les taux de cancer, la mortalité infantile et la leucémie enregistrés à Falloujah sont supérieurs à ceux déclarés à Hiroshima et Nagasaki.»
Les Etats-Unis se sont également appuyés et continuent de dépendre fortement des entrepreneurs militaires et de sécurité privés dans la conduite de leurs opérations militaires. Ils l’ont fait dans des opérations de lutte contre la drogue en Colombie dans les années 1990 et pendant le conflit des Balkans, dans des opérations contre les troupes serbes.
Aujourd'hui, l’Irak et l’Afghanistan recensent la plus grande concentration de mercenaires au monde. En 2009, le Département US de la Défense y employait 218 000 entrepreneurs privés, contre 195 000 soldats conventionnels en uniforme.
Les mercenaires sont pour un tiers des citoyens des États-Unis, pour près de la moitié des ressortissants de pays tiers et pour le dernier tiers originaires du pays.
En dépit de leur implication dans de graves violations des droits de l'Homme, pas un seul employé de ces entreprises n’a été sanctionné. L’auteur y voit un indice «de la menace qui pèse sur les fondements de la démocratie du fait de la privatisation du monopole de l'usage légitime de la force».
Plus près de nous, le terrorisme d’obédience religieuse offre une variante complexe et encore opaque de cette privatisation de la violence.
La privatisation de la guerre a créé une dynamique structurelle, avec «une entente entre la haute technologie des armes (BAE Systems, United Defence Industries, Lockheed Martin), des financiers spéculatifs (Lazard Frères, Goldman Sachs, Deutsche Bank), le cartel de matières premières (British Petroleum, Shell Oil) avec, sur le terrain, les entreprises de sécurité».
Telle est la configuration du nouvel Etat voyou capitaliste. Après l’implosion de l’Etat-nation et de la famille, il aura fait table rase de toutes les institutions du passé.
A. B. IN LSA


(*) Jose L. Gomez del Prado, The Privatization of War : Mercenaries, Private Military and Security Companies (PMSC) Beyond the WikiLeaks Files, Global Research, 9 avril 2016.
http://www.globalresearch.ca/the-privatization-of-war-mercenaries-private-military-and-security-companies-pmsc/21826

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