Dans
les manifestations et sur Internet, les bons mots tournent le régime en
dérision
Depuis vendredi 22
février, le caractère pacifique des rassemblements contre le président
Abdelaziz Bouteflika, en Algérie, est largement applaudi. Un peu moins l’humour,
dont font pourtant preuve les manifestants. Si le dernier vendredi de
protestation a été très prolixe en matière de slogans, le 4 mars déjà, soit
moins de deux semaines après le début du mouvement, El Manchar titrait
un audacieux « Bouteflika s’engage à mourir en cas de victoire » au
lendemain du dépôt de candidature du président Bouteflika et de sa « lettre au
peuple algérien » annonçant son intention de ne pas aller au bout de son mandat
s’il était élu… Si ce site, qui se positionne comme un équivalent du Gorafi,
fait de l’humour son fonds de commerce, ce même esprit est désormais descendu
dans la rue.
Chaque vendredi, le
florilège est un peu plus nourri. Le 8 mars, par exemple, le slogan « Black
Friday : 100 % de remise immédiate. Le peuple solde : 1 cadre + des ministres incapables
(sans garantie) », a fait mouche, en écho à un autre écriteau : « Nous
ne voulons ni du cadre ni des clous qui le fixent » – référence aux
cérémonies organisées autour du portrait du président
pour compenser son absence physique depuis son accident vasculaire de 2013.
Le clan qui entoure le
président Abdelaziz Bouteflika cristallise aussi largement les blagues. A une pancarte
arborant « ce camembert pue moins que votre système », répond sur
d’autres panneaux largement repris sur Twitter, le détournement du titre d’un
célèbre film américain : « Catchir me if you can » – en allusion à ce
saucisson algérien présenté comme le symbole de la corruption du régime. Dans
les manifestations, cet humour est à l’œuvre, à travers la parodie d’une
célèbre marque de cigarette rappelant « Vous êtes mal barrés. Votre système
nuit gravement à la santé ».
«
En Algérie, l’humour a toujours été utilisé pour taquiner le pouvoir, en
particulier dans les moments difficiles. Il a pris différentes formes au cours
des dernières décennies et s’est adapté au contexte », explique
l’historienne Elizabeth Perego, qui publie prochainement un ouvrage sur le
sujet.
Pour elle, «
l’humour est un sport national », une forme de résistance, tant face aux
gouvernants qu’au quotidien.
Durant la colonisation
et la guerre d’indépendance, l’autodérision était utilisée pour éviter la censure.
Rire de soi était un moyen détourné de critiquer le colon, et avec le temps,
l’humour s’est débarrassé de sa pudeur, devenant plus direct, plus frontal.
« Pétrole » et « huile
d’olive » « Le président Chadli Bendjedid [1979-1992] a été la cible
par excellence des blagues populaires, observe- t-elle. Il était en
permanence moqué et comparé à son prédécesseur, Boumédiène. » Et après les
grandes manifestations d’octobre 1988 où il a été largement moqué dans la rue,
s’est esquissée une ouverture qui a permis « aux caricaturistes d’utiliser leur
stylo pour ridiculiser les présidents et les caciques du régime », estime Mme
Perego.
Depuis le 22 février,
le mouvement semble s’être largement accéléré. Et comme si les Algériens se
savaient sous l’œil de la communauté internationale, l’humour s’est aussi
ouvert à des références venues d’ailleurs, « des codes venant de l’étranger
qu’ils mélangent aux leurs, créant ainsi un humour lisible et compréhensible de
tous », pointe Elizabeth Perego. Le « Il n’y a que Chanel pour faire le
numéro 5 », en est un bel exemple, et ce slogan continue sa vie sur les
réseaux sociaux, après avoir attiré, quelques heures durant, les regards sur la
pancarte qui l’a fait naître, le 8 mars.
S’ils servent
d’inspiration, les étrangers ne sont pas non plus épargnés, et ceux qui
seraient tentés de se mêler de ces affaires algériennes sont gentiment invités à
garder leurs distances. « Chers Etats-Unis, il n’y a plus de pétrole ici,
donc tenez-vous à distance, à moins que vous ne recherchiez de l’huile d’olive
» ou « Chers Etat-Unis et Union européenne, merci de vous faire du
souci, mais c’est une histoire de famille donc restez en dehors de ça, ce ne
sont pas vos affaires », prévenaient quelques slogans récemment. A bons
entendeurs.
Yassin ciyow
LEMONDE DU 19.03.2019
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