Mes chers enfants et petits enfants.
Je voudrais d'abord vous dire tout mon bonheur d'être parmi vous, pour reprendre ma place de citoyenne dans ce combat de la dignité, dans une communion fraternelle.
Je voudrais vous dire toute ma gratitude pour m'avoir
permis de vivre la résurrection de l'Algérie combattante, que d'aucuns
avaient enterrée trop vite.
Je voudrais vous dire toute ma joie, toute ma fierté de
vous voir reprendre le flambeau de vos ainés. Ils ont libéré l'Algérie
de la domination coloniale ; vous êtes en train de rendre aux Algériens
leurs libertés et leur fierté spoliées depuis l'indépendance.
"Alors que les Algériens pleuraient leurs chers disparus dans la liesse et la dignité retrouvée, les planqués de l'extérieur avaient déclaré une nouvelle guerre au peuple et à ses libérateurs pour s'installer au pouvoir."
Au nom d'une légitimité historique usurpée, une coalition
hétéroclite formée autour du clan d'Oujda, avec l'armée des frontières
encadrée par des officiers de l'armée française, et le soutien des
"combattants" du 19 mars, a pris le pays en otage.
Au nom d'une légitimité historique usurpée, ils ont traqué
les survivants du combat libérateur, et pourchassé, exilé, assassiné nos
héros qui avaient défié la puissance coloniale avec des moyens
dérisoires, armés de leur seul courage et de leur seule détermination.
Plus d'un demi-siècle après la victoire sur la domination
coloniale et l'accession du pays à l'indépendance, le système politique
installé par la force en 1962 tente de survivre par la ruse, pour
continuer à opprimer les Algériens, détourner nos richesses, et
prolonger la tutelle néocoloniale de la France pour bénéficier encore de
la protection de ses dirigeants.
"Ceux qui, au nom d'un patriotisme de bazar, exigeaient la "repentance" de la France, ont fini par tomber les masques. Combien de dirigeants, à la retraite ou encore en activité, combien de ministres, combien de hauts fonctionnaires, combien d'officiers supérieurs de l'armée, combien de chefs de partis, se sont repliés sur l'hexagone, leur patrie de rechange, le refuge du fruit de leurs rapines ?"
Dernier signe révélateur de ces liens pervers de domination
néocoloniale, le soutien du président français au coup d'Etat programmé
de son homologue algérien est une agression contre le peuple algérien,
contre ses aspirations à la liberté et à la dignité.
Au nom de quelle conception bien singulière de la
démocratie, au nom de quelles valeurs universelles peut-on voler au
secours d'un régime autoritaire, pour prolonger, hors de toute base
légale, le pouvoir d'un autocrate, de sa famille, de son clan et de
leurs clientèles, massivement rejetés par la volonté du peuple algérien ?
Dans son long combat libérateur, le peuple algérien ne
s'est jamais trompé de cible. Si notre génération a combattu le système
colonial, elle a su apprécier à sa juste valeur la solidarité active du
peuple français, notamment de son avant-garde progressiste.
Mes chers enfants et petits enfants.
Par ce rappel historique, je voudrais attirer votre
attention, vous la jeunesse algérienne en lutte, sur les dérives qui
menacent votre combat.
En renouant le fil de l'histoire interrompu en juillet
1962, vous avez repris le flambeau qui va éclairer le chemin de notre
beau pays vers son émancipation, dans la dignité retrouvée et dans les
libertés à reconquérir. Là où ils se trouvent, je suis convaincue que
nos martyrs, qui avaient votre âge lorsqu'ils avaient offert leur vie
pour que vive l'Algérie, ont, enfin, retrouvé la paix de l'âme.
Par votre engagement pacifique qui a désarmé la répression,
par votre civisme qui a suscité l'admiration dans le monde, par cette
communion fraternelle tapie dans nos cœurs et qui resurgit chaque fois
que la patrie est en danger, vous avez ressuscité l'espoir, vous avez
réinventé le rêve, vous nous avez permis de croire de nouveau à cette
Algérie digne du sacrifice de ses martyrs et des aspirations étouffées
de son peuple.
"Une Algérie libre et prospère, délivrée de l'autoritarisme et de la rapine. Une Algérie heureuse dans laquelle tous les citoyens et toutes les citoyennes auront les mêmes droits, les mêmes devoirs et les mêmes chances, et jouiront des mêmes libertés, sans discrimination aucune."
Après des semaines d'une lutte pacifique, exemplaire dans
l'histoire et de par le monde, votre mouvement est à la croisée des
chemins ; sans votre vigilance, il risque de sombrer dans le catalogue
des révolutions manquées.
Tapis dans l'anonymat et la clandestinité, des
manipulateurs déguisés en militants, des agents-provocateurs en service
commandé, des serviteurs zélés du système fraîchement repentis, tentent
de détourner votre combat, pour le mener vers une impasse, dans le but
de donner un sursis aux usurpateurs et de maintenir le statu quo.
"Des listes de personnalités confectionnées dans des laboratoires occultes circulent depuis quelques jours pour imposer, dans votre dos et contre votre volonté, une direction fantoche à votre mouvement."
Mes chers enfants et petits enfants.
En quelques semaines, vous avez révélé au monde, surpris,
ce que le peuple algérien avait de plus beau, de plus grand, malgré des
décennies d'oppression pour vous imposer le silence.
Il vous appartient à vous qui luttez dans les universités
pour une formation de qualité, dans les entreprises pour imposer vos
droits syndicaux, dans les tribunaux pour faire reculer l'arbitraire,
dans les hôpitaux pour exiger des soins de qualité pour tous ; il vous
appartient à vous les journalistes, qui traquez la vérité pour démasquer
le mensonge et la manipulation, et dont certains d’entre vous l’ont
payé de leur vie ; il vous appartient à vous les artistes, qui mettez de
la lumière dans l'obscurité de notre quotidien, il vous appartient à
vous qui résistez contre la déchéance pour imposer de l'éthique ; il
vous appartient à vous tous de dessiner votre avenir, et de donner corps
à vos rêves.
"Il vous appartient à vous, et à vous seuls qui luttez au quotidien, de désigner vos représentants par des voies démocratiques et dans une totale transparence."
Notre génération a été trahie ; elle n'a pas su préserver
son combat contre le coup de force des opportunistes, des usurpateurs et
des maquisards de la 25e heure qui ont pris le pays en otage depuis
1962. Malgré la colère du peuple qui l'a rejeté, leur dernier
représentant s'accroche encore au pouvoir, dans l'illégalité, le
déshonneur et l'indignité.
Ne laissez pas ses agents, camouflés dans des habits révolutionnaires, prendre le contrôle de votre mouvement de libération.
Ne les laissez pas pervertir la noblesse de votre combat.
Ne les laissez pas voler votre victoire…
Auteur
Djamila Bouhired
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