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jeudi 2 novembre 2017

Justice de classe

Ammar Belhimer
L’Amérique réalise l’ampleur des injustices qu’elle abrite, constate Bryce Covert, chroniqueur aux quotidiens américains The Nation et The New York Times(*). Il s’attaque plus spécialement au régime des cautions dans ce qui s’apparente bien fort à une justice très expéditive lorsqu’elle traite des affaires impliquant un pauvre ou un noir, ou pire encore, comme cela arrive souvent, lorsque le prévenu est noir et pauvre à la fois.
La justice américaine s’appuie largement sur la libération sous caution pour garantir que des personnes restées en liberté en attendant leur procès – contre paiement d’une caution – se représentent réellement à la barre devant le juge.
Le système de caution (bail), hérité de l’Angleterre, est généralement rattaché à la volonté du «sheriff» de ne pas porter la responsabilité de l’absence d’un accusé au moment du procès.
Pourtant, le huitième amendement de la Constitution américaine, emprunté à la déclaration des droits anglaise (Bill of Rights) de 1689, interdit au gouvernement fédéral de condamner à des amendes ou cautions excessives ou à des peines cruelles et inhabituelles.
Pendant des siècles, le seul objectif de la libération sous caution était de garantir ce retour d'une personne devant un tribunal. Ensuite, les vagues de criminalité des années 1970 ont suscité une obsession nationale de la loi et de l'ordre, si bien que dès les années 1980, la justification de la libération sous caution a évolué vers la détention de personnes susceptibles de présenter «un risque pour la sécurité publique». Cette approche a été accentuée par le Bail Reform Act, voté en 1984 par le Congrès, qui autorise désormais les juges fédéraux à placer en détention provisoire des individus afin d’assurer cette «sécurité publique». Dans l’arrêt UnitedStates v. Salerno de 1987, la Cour suprême valide ces dispositions, au motif qu’elles ne remettent en cause, selon elle, ni la régularité de la procédure ni le VIIIe amendement de la Constitution. Elle a ainsi permis aux tribunaux d'envisager la menace à la sécurité publique lors de la fixation des conditions de la libération.
Outre le système de la caution, la justice américaine est connue pour la dureté des conditions de détention. Plus récemment, la Cour suprême a, dans l’arrêt Brown v. Plata du 23 mai 2011 relatif à la surpopulation carcérale en Californie, considéré cette dernière comme un traitement inhumain et dégradant.
Quel sens donner ici à l’expression désormais consacrée de «caution raisonnable», laissée à l’entière discrétion du juge.
«Presque partout dans le pays, lorsqu'une personne est arrêtée, elle est conduite dans une prison locale puis comparaît devant un juge qui détermine si des accusations seront portées contre elle et, dans l'affirmative, fixe les conditions de sa libération. La plupart du temps, cela implique un prix : pour un crime, le montant typique est de 10 000 $. Si une personne peut se permettre de payer le plein montant, elle sera libérée immédiatement et recevra cet argent du tribunal si elle se présente pour des audiences ultérieures. Mais 44% des Américains auraient du mal à couvrir une caution de 400 $. Pour ceux qui n'ont pas de ressources, le chemin vers la liberté est aux mains de celui qui facture habituellement environ 10% du montant total de la caution pour agir comme garant», relève Bryce Covert.
«A l'échelle nationale, les personnes arrêtées représentent 70% de la population carcérale – la détention avant jugement est une des principales raisons pour lesquelles les Etats-Unis ont le taux d'incarcération le plus élevé au monde. Presque toute la croissance de notre population carcérale au cours des 30 dernières années est due à la détention de ceux qui n'ont pas encore été reconnus coupables d'un crime. Le nombre d'Américains incarcérés sans condamnation est plus élevé que la population carcérale entière de la plupart des autres pays», est-il encore déploré.
L’enfermement de personnes présumées innocentes jusqu’à ce que leur culpabilité soit prononcée par un tribunal régulièrement constitué – il est d’une durée moyenne de quatre mois – a des conséquences «énormes et souvent désastreuses pour ceux qui sont arrêtés» : «La prison les empêche de s'acquitter de leurs responsabilités professionnelles et familiales, ce qui entraîne à son tour des paiements de loyers et de prêts voitures à l’arrêt (…) Manquer même quelques jours de travail peut être catastrophique. L'impact négatif de la prison commence à se faire sentir après les premières 24 heures, et devient vraiment mauvais à partir du troisième jour», témoigne un expert.
On estime à 450 000 le nombre de personnes incarcérées actuellement aux Etats-Unis uniquement parce qu’elles n’ont pas les moyens de payer leur caution ou les 10% de commissions des bondsmen. Dans les trois quarts des cas, les faits reprochés ne sont pas des infractions avec violence. Le système est tel qu’il incite concrètement des personnes innocentes à plaider coupable pour pouvoir rentrer chez elles au plus vite. «Et les effets pernicieux de l'emprisonnement ne s'arrêtent pas là. Ceux qui sont détenus avant le procès sont beaucoup plus susceptibles de plaider coupable – une tentative désespérée de retrouver leur liberté, même temporairement – et finissent par être condamnés à purger une peine.»
De nombreuses sociétés d'obligations vont éclore pour mettre en place un plan de versement et facturer des intérêts. Ces agences spécialisées dans la garantie de cautions judiciaires (bondsman) réclament, en échange de leurs services, le paiement d’une commission fixée en général à 10% du montant total de la caution. Cette somme n’est jamais récupérée par l’accusé, qu’il soit ultérieurement déclaré innocent ou non.
On estime le nombre de ces agences spécialisées à 14 000 aux Etats-Unis. Elles sont toutefois la propriété de «neuf grandes compagnies d'assurances, y compris le japonais Tokio Marine America, Fairfax Financial Holdings du Canada et Randall & Quilter Investment, une compagnie constituée aux Bermudes».
«Compte tenu de la rareté des débiteurs devant les tribunaux, c'est une affaire incroyablement peu risquée.»
A. B. IN LSA

ammarbelhimer@hotmail.fr

(*) Bryce Covert, America Is Waking Up to the Injustice of Cash Bail, The Nation, 19 octobre 2017
https://www.thenation.com/article/america-is-waking-up-to-the-injustice-of-cash-bail/

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