APS - ALGÉRIE

jeudi 10 août 2017

MALEK BENNABI : L’AVENIR

01-DE L'ENTASSEMENT A LA CONSTRUCTION

 
Le monde musulman est demeuré longtemps en marge de l'histoire, évoluant sans but ou, à l'image du malade impuissant, résigné face à la maladie, perdit le sentiment de la douleur, devenue une partie de lui-même.
Juste avant l'avènement du XXe siècle, il entendit quelqu'un lui rappeler sa maladie et un autre lui évoquer la sollicitude divine parvenue jusqu'à son oreiller. Il n'a pas tardé à se réveiller de son profond sommeil et sentir l'effet de la douleur. Avec ce réveil apathique, une nouvelle ère commença pour le monde musulman, une ère appelée Renaissance. Mais que signifie ce réveillé ? Il est nécessaire de garder à l'esprit la ''maladie'' dans son acception médicale pour qu'on ait une idée juste sur le cas.
Evoquer une maladie ou l'éprouver ne veut pas dire, en toute évidence, ''remède''.
Le point de départ, ce sont les cinquante dernières années1.
Elles nous expliquent la situation présente dans laquelle évolue le Monde musulman, une situation qui peut être interprétée de deux façons antinomiques.
D'une part, le résultat probant des efforts fournis tout au long d'un demi-siècle au service de la Renaissance.

De l'autre, le résultat décevant d'une évolution qui a pris toute cette époque, alors que les jugements ne se sont guère accordés pour définir ses objectifs et ses tendances.

Il est possible d'examiner les annales de cette étape. Elle est fournie en documents, études, articles de presse et congrès sur le thème de la Renaissance. Ces études se penchent sur le colonialisme et l'analphabétisme par-ci, la pauvreté et le dénuement par-là, l'absence de l'organisation et des déséquilibres de l'économie et de la politique, en d'autres occasions. Une analyse méthodique du ''cas'' lui fait, cependant, défaut. Je parle ici d'une étude pathologique de la société musulmane et qui ne laisse pas de place au doute sur la maladie qui la ronge depuis des siècles.
Nous notons dans les documents que chaque réformateur décrit la situation suivant une opinion, une humeur ou une profession. De l'avis de l’homme politique, comme celui de Djamal Eddine Elafghani, le problème est d'ordre politique et se règle par des moyens politiques, alors que, de l'avis d'un religieux comme Cheikh Mohamed Abduh, le problème ne sera résolu qu'en réformant le dogme et le prêche ... Alors qu'en fait, ces deux diagnostics n'abordent pas la maladie, mais attaquent ses symptômes.
Il en résulte que, depuis cinquante ans, ils ne soignent pas le mal mais les symptômes. Le résultat était proche de celui d'un médecin qui, faisant face au cas d'un patient atteint de tuberculose, s'attaque non pas aux agents pathogènes chez le patient, mais à sa fièvre.
Voilà cinquante ans que le malade, lui-même, veut se remettre de nombreuses douleurs : colonialisme, analphabétisme, apathie ...
Il ne connaît pas la nature de sa maladie et n'essaye pas de la connaître. Tout ce qu'il y a, c'est qu'il sent des douleurs, accourt chez le pharmacien, n'importe quel pharmacien, pour acquérir des milliers de remèdes afin de calmer des milliers de douleurs.
En réalité, il n'y a que deux voies pour mettre fin à ce cas pathologique : mettre fin à la maladie ou en finir avec le malade.
Il nous revient de nous demander, à cet instant, si le malade qui est entré à la pharmacie connaît exactement sa maladie : est-il parti chez le pharmacien par le pur hasard pour en finir avec le mal ou avec lui-même ?
C'est le cas du monde musulman : il est parti solliciter auprès de la pharmacie de la civilisation occidentale un rétablissement, mais de quelle maladie ? Et par les vertus de quelle thérapie ?
Il est évident, aussi, que nous n'avons aucune idée sur la durée, que va prendre ce remède. Mais un cas qui dure, ainsi, devant nos yeux, depuis un demi-siècle, revêt une portée sociale qui doit susciter réflexion et analyse. Au moment où nous procédons à cette analyse, nous pouvons comprendre la signification réelle de cette époque historique dans laquelle nous vivons et nous pouvons concevoir l'adaptation qu'il lui faut.
Nous pouvons désigner cette étape comme une étape de ''précivilisation'' ou, en termes scolastiques, une étape de prodromes dans laquelle le monde musulman a orienté ses efforts sociaux pour acquérir une civilisation.
Il a implicitement décidé, ainsi, que cette direction présente exactement le remède pour sa maladie. Nous adhérons à cette démarche.
Néanmoins, en procédant ainsi, nous voulons détermine implicitement la maladie. Et comment laisser ensuite le soin au hasard de décider de la thérapie à suivre ?
Le Monde musulman prend un comprimé contre l'analphabétisme par-ci, un cachet contre le colonialisme par là, un médicament pour le soulager de la pauvreté, là-bas. Il construit une école ici, revendique son indépendance, là-bas, construit une usine dans un autre endroit.
A l'examen attentif de son état cependant, nous ne relevons pas le moindre indice de la guérison. En d'autres termes, nous ne trouvons pas de civilisation. Il n'empêche, toutefois, que de louables efforts sont entrepris dans le monde musulman à travers lesquels, nous en remarquons la modestie, comparés à ceux du Japon, il y a cinquante ans ou ceux de la Chine, déployés depuis dix ans. Il y a, en effet, quelque chose d'étrange dans le ''cas'' que nous avons ausculté. Cela nous incite à chercher à comprendre sa démarche et son mécanisme. Il faut connaître, pour ce faire, le critère général du processus de la civilisation, afin de jeter un éclairage sur la relative passivité et l'absence d'efficacité dans les efforts de la société musulmane. Le critère général dans l'opération de la civilisation est que c'est ''la civilisation qui engendre ses produits''.
Il serait forcément aberrant et dérisoire d'inverser cette règle et de prétendre bâtir une civilisation à partir de ses produits.
A cela s'adjoint le fait que la règle en sociologie n'est pas -comparativement à la règle mathématique - une ligne de démarcation stricte entre le droit et l'injustice, entre le faux et le
vrai. C'est une simple orientation générale par laquelle on peut éviter des égarements. Il ne peut y avoir de délimitation nette entre une civilisation en cours de formation et une civilisation qui s'est effectivement constituée. Nous vivons, au XXe siècle, dans un monde où le prolongement de la civilisation occidentale se manifeste comme une loi historique de notre époque. En face de moi, à l'intérieur de la chambre où je rédige maintenant, tout est occidental, hormis une infime partie. Il est infructueux ainsi de mettre un rideau de fer délimitant la civilisation que le Monde musulman tente de bâtir et la civilisation occidentale.
Cette donnée met en relief le problème dans son ensemble. Il n'est pas nécessaire, pour bâtir une civilisation, d'acquérir tous les produits d'une autre civilisation. Une telle approche inversera le problème posé précédemment. Elle débouchera, en fin de compte, sur une opération impossible d'un double point de vue quantitatif et qualitatif.
D'un point de vue quantitatif: l'impossibilité procède de la réalité qu'aucune civilisation ne peut vendre d'un seul coup tous ses produits et les principes qui ont permis leur matérialisation.
Elle ne peut, autrement dit, vendre son âme, ses idées, ses richesses exclusives et ses goûts. Ce foisonnement d'idées et leurs sens impalpables se trouvent dans les livres ou dans les institutions. A défaut, tous ces produits que nous livre cette civilisation demeurent inconsistants, sans âme ni objectif.
Elle nous offre, en particulier, ce fabuleux nombre de rapports indicibles que chaque civilisation insère à l'intérieur de ses choses et de ses idées, d'un côté, et entre ces deux ensembles et l' homme, de l'autre.
En recourant à la terminologie biologique, nous aboutissons au fait que la civilisation est un ensemble de relations entre le domaine biologique, relatif à la naissance de son ossature et son
affermissement, d'un côté, et le domaine intellectuel relatif à la naissance de son âme et à son développement, de l'autre. Lorsque nous achetons ses produits, la civilisation nous offre sa configuration et son corps, mais jamais son âme .
D'un point de vue quantitatif : l'impossibilité ne sera pas "moindre. Il n'est pas possible d'imaginer ce grand nombre de choses que nous achetons, ni de trouver les fonds pour les payer .Si on admet la possibilité d'agir ainsi cela conduira inexorablement à une double impossibilité. Nous arriverons à ce que j'appelle la "civilisation choséiste". Ce qui abouti, en outre, à "l'entassement" de ces produits de la civilisation. Il est clair que le monde musulman s'affaire depuis un demi-siècle à réunir des tas de produits de la civilisation, plus qu'il n'œuvre à bâtir une civilisation ; une telle opération aboutira tacitement à un résultat quelconque, en vertu de ce qu'on appelle la loi des grands nombres, c'est-à-dire la loi du hasard. Un énorme tas de produits toujours en constante croissance peut réaliser à long terme et involontairement une "situation de civilisation". Mais nous constatons la grande différence entre cette situation civilisationnelle et une expérience planifiée comme celle engagée par la Russie depuis quarante ans et la Chine depuis dix ans. Cette expérience démontre que la réalité sociale est soumise à une certaine méthode technique qui lui applique les lois de la ''chimie biologique'' et de la ''dynamique spéciale'', aussi bien dans sa formation que dans son développement.
On sait que l'opération de la désintégration naturelle de l'uranium ne peut être intégrée dans la mesure du temps de l'homme puisqu'une certaine quantité de cette matière, supposons un gramme, se désintègre en moitié naturellement au cours de quatre milliards et quatre cents millions d'années.
L'usine de traitement chimique est arrivée à effectuer cette opération technique en quelques secondes.
Par analogie, nous notons que les facteurs d'accélération du mouvement naturel commencent à jouer pleinement leur rôle dans les études sociales, comme l'indique l'indélébile expérience
japonaise. Ainsi, de 1868 à 1905, le Japon est passé d'une ère du moyen âge - la période que j'ai appelée la ''pré-civilisation'' – à la civilisation moderne. Le monde musulman veut franchir la même étape. Il veut, en d'autres termes, accomplir la mission de catalyser la civilisation dans une durée déterminée. Aussi, lui faut-il puiser chez le chimiste sa méthode. Il décompose, en premier lieu, les produits qu'il veut soumettre aux analyses. Si l'on emprunte, ici, cette voie, on admet de là que la formule analytique suivante est applicable sur tout produit de la civilisation: Produit de la civilisation: Homme + Sol2 + Temps.
Par exemple, dans le cas de l'ampoule où l'homme est derrière l'opération scientifique et industrielle dont elle est le produit, le sol s'insère dans ses éléments commee conducteur et neutre et il

intervient grâce à son élément initial dans la naissance organique de l'homme. Le temps apparaît dans toutes les opérations biologiques et technologiques, il produit la lampe avec le concours des deux premiers facteurs: l'Homme et le Sol, en l'occurrence. La formule est valable pour tout produit de la civilisation. En examinant ces produits, selon la méthode de l'addition utilisée en arithmétique, nous aboutissons nécessairement à trois colonnes à relation fonctionnelle : Civilisation = Homme +Sol+ Temps.
Sous cet aspect, la formule indique que le problème de la civilisation se décompose en trois problèmes préliminaires :
problème de l'homme, problème du sol et problème du temps. Ce n'est pas en entassant les produits d'une civilisation qu'on peut bâtir une civilisation, mais en réglant ces trois problèmes dans leur fondement. Il n'empêche que cette formule soulève lors de son application une opposition d’importance : si la civilisation, dans son ensemble, est le produit de l'Homme, du Sol et du Temps, pourquoi cette synthèse n'intervient pas spontanément là où ces trois facteurs sont disponibles ? C'est un étonnement que dissipe notre rapprochement avec l'analyse chimique.
L'eau, en réalité, est le produit de l'hydrogène et de l'oxygène réunis. Malgré cela, ces deux constituants ne la créent pas spontanément. Il est dit que la composition de l'eau est soumise à une certaine loi qui nécessite l'intervention d'un ''catalyseur'', sans quoi l'opération de l'eau ne peut s'effectuer.
Analogiquement, nous pouvons dire : il existe ce qu'on peut appeler le ''catalyseur de la civilisation'', c'est-à-dire l'élément qui influe sur la combinaison des trois facteurs. Comme l'indique l'analyse historique qui sera abordée en détail, cette synthèse existe effectivement, et que traduit l'idée religieuse qui a toujours accompagné la synthèse de la civilisation au cours de l'histoire. Si ces considérations sur la réaction biochimique et sur la dynamique de la réalité sociale s'avéreront justes, il nous est possible de planifier d'une certaine façon son évolution comme un enchaînement matériel dont nous connaissons la loi. En même temps, il nous permet de mettre fin à certaines erreurs propagées par ce qu'il convient d'appeler la ''littérature de combat'' dans le monde musulman, laquelle approuve implicitement la tendance vers ''l'entassement''.
De cette littérature qui fait montre parfois d'une foi énergique et d'une authenticité sincère, ''l'entassement'' se déplace du domaine des simples évènements, nés du hasard, vers le domaine de l'idée orientée. Nous l'avons digérée en gros et nous l'avons adoptée dans notre comportement. Lisons par exemple cette phrase: ''Le Monde arabe a emprunté la voie de cette civilisation que les gens appellent ''civilisation occidentale'', mais il s'agit, en fait, d'une civilisation humaine qui puise ses ressources dans de nombreuses civilisations humaines dont la civilisation arabo-islamique.
Les Orientaux et les Occidentaux, athées et croyants, ont participé et participent toujours à son enrichissement. Pour le Monde arabe il n'est point possible de rebrousser chemin."3
Nous apprécions sûrement la beauté du style littéraire et la mélodie de la rime de ce passage, mais ce que je crains le plus c'est qu'il traduise un optimisme qui tend à minimiser la gravité de la question dans nos esprits.
Ce que je crains le plus dans une euphorie pareille, c'est son soutien aux tendances regrettables vers ''l'entassement'' dans le Monde musulman et à leur multiplication.


1.Bennabi parle, ici, de la période 1900 - 1950 (N.d.T)

2.Nous avons sciemment évité d'utiliser, dans cette équation, le terme <<matière>>.
Nous lui avons préféré le vocable de <<sol>>. Le but de ce choix est de lever toute
équivoque qui peut naître du mot <<matière>>. Dans son sens éthique, il est opposé au
terme <<spirituel>>. Dans le domaine de la science, le mot s'oppose à <<énergie>>. Pris
dans sa portée philosophique, il désigne l'opposé d' <<idéalisme>>. A l'inverse, le terme
<<sol>> n'a connu que peu d'extension. II a gardé, étymologiquement, une simplicité qui
le qualifie pour désigner avec plus de précision ce sujet social. Néanmoins, ce terme
inclut, ici, avec cette simplicité, une expression juridique relative à la législation des
terrains dans n'importe quel pays et une forme technique liée aux méthodes de son
utilisation. Ces deux expressions expriment le problème du sol.

3.Ce monde arabe, N. Fares et Tewfik Hussein, p. 214.


Extrait de : LES CONDITIONS DE LA RENAISSANCE EDITION ANEP 2005

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