01-DE L'ENTASSEMENT A LA CONSTRUCTION
Le
monde musulman est demeuré longtemps en marge de l'histoire,
évoluant sans but ou, à l'image du malade impuissant, résigné
face à la maladie, perdit le sentiment de la douleur, devenue une
partie de lui-même.
Juste
avant l'avènement du XXe siècle, il entendit quelqu'un lui rappeler
sa maladie et un autre lui évoquer la sollicitude divine parvenue
jusqu'à son oreiller. Il n'a pas tardé à se réveiller de son
profond sommeil et sentir l'effet de la douleur. Avec ce réveil
apathique, une nouvelle ère commença pour le monde musulman, une
ère appelée Renaissance. Mais que signifie ce réveillé ?
Il est nécessaire de garder à l'esprit la ''maladie'' dans son
acception médicale pour qu'on ait une idée juste sur le cas.
Evoquer
une maladie ou l'éprouver ne veut pas dire, en toute évidence,
''remède''.
Le
point de départ, ce sont les cinquante dernières années1.
Elles
nous expliquent la situation présente dans laquelle évolue le Monde
musulman, une situation qui peut être interprétée de deux façons
antinomiques.
D'une
part, le résultat probant des efforts fournis tout au long d'un
demi-siècle au service de la Renaissance.
De
l'autre, le résultat décevant d'une évolution qui a pris toute
cette époque, alors que les jugements ne se sont guère accordés
pour définir ses objectifs et ses tendances.
Il
est possible d'examiner les annales de cette étape. Elle est fournie
en documents, études, articles de presse et congrès sur le thème
de la Renaissance. Ces études se penchent sur le colonialisme et
l'analphabétisme par-ci, la pauvreté et le dénuement par-là,
l'absence de l'organisation et des déséquilibres de l'économie
et de la politique, en d'autres occasions. Une analyse méthodique du
''cas'' lui fait, cependant, défaut. Je parle ici d'une étude
pathologique de la société musulmane et qui ne laisse pas de place
au doute sur la maladie qui la ronge depuis des siècles.
Nous
notons dans les documents que chaque réformateur décrit la
situation suivant une opinion, une humeur ou une profession. De
l'avis de l’homme politique, comme celui de Djamal Eddine
Elafghani, le problème est d'ordre politique et se règle par des
moyens politiques, alors que, de l'avis d'un religieux comme Cheikh
Mohamed Abduh, le problème ne sera résolu qu'en réformant le
dogme et le prêche ... Alors qu'en fait, ces deux diagnostics
n'abordent pas la maladie, mais attaquent ses symptômes.
Il
en résulte que, depuis cinquante ans, ils ne soignent pas le mal
mais les symptômes. Le résultat était proche de celui d'un médecin
qui, faisant face au cas d'un patient atteint de tuberculose,
s'attaque non pas aux agents pathogènes chez le patient, mais à sa
fièvre.
Voilà
cinquante ans que le malade, lui-même, veut se remettre de
nombreuses douleurs : colonialisme, analphabétisme, apathie ...
Il
ne connaît pas la nature de sa maladie et n'essaye pas de la
connaître. Tout ce qu'il y a, c'est qu'il sent des douleurs, accourt
chez le pharmacien, n'importe quel pharmacien, pour acquérir des
milliers de remèdes afin de calmer des milliers de douleurs.
En
réalité, il n'y a que deux voies pour mettre fin à ce cas
pathologique : mettre fin à la maladie ou en finir avec le malade.
Il
nous revient de nous demander, à cet instant, si le malade qui est
entré à la pharmacie connaît exactement sa maladie : est-il parti
chez le pharmacien par le pur hasard pour en finir avec le mal ou
avec lui-même ?
C'est
le cas du monde musulman : il est parti solliciter auprès de la
pharmacie de la civilisation occidentale un rétablissement, mais de
quelle maladie ? Et par les vertus de quelle thérapie ?
Il
est évident, aussi, que nous n'avons aucune idée sur la durée, que
va prendre ce remède. Mais un cas qui dure, ainsi, devant nos yeux,
depuis un demi-siècle, revêt une portée sociale qui doit susciter
réflexion et analyse. Au moment où nous procédons à cette
analyse, nous pouvons comprendre la signification réelle de cette
époque historique dans laquelle nous vivons et nous pouvons
concevoir l'adaptation qu'il lui faut.
Nous
pouvons désigner cette étape comme une étape de
''précivilisation'' ou, en termes scolastiques, une étape de
prodromes dans laquelle le monde musulman a orienté ses efforts
sociaux pour acquérir une civilisation.
Il a implicitement décidé,
ainsi, que cette direction présente exactement le remède pour sa
maladie. Nous adhérons à cette démarche.
Néanmoins,
en procédant ainsi, nous voulons détermine implicitement la
maladie. Et comment laisser ensuite le soin au hasard de décider de
la thérapie à suivre ?
Le
Monde musulman prend un comprimé contre l'analphabétisme par-ci, un
cachet contre le colonialisme par là, un médicament pour le
soulager de la pauvreté, là-bas. Il construit une école ici,
revendique son indépendance, là-bas, construit une usine dans un
autre endroit.
A
l'examen attentif de son état cependant, nous ne relevons pas le
moindre indice de la guérison. En d'autres termes, nous ne trouvons
pas de civilisation. Il n'empêche, toutefois, que de louables
efforts sont entrepris dans le monde musulman à travers lesquels,
nous en remarquons la modestie, comparés à ceux du Japon, il y a
cinquante ans ou ceux de la Chine, déployés depuis dix ans. Il
y a, en effet, quelque chose d'étrange dans le ''cas'' que
nous avons ausculté. Cela nous incite à chercher à comprendre sa
démarche et son mécanisme. Il faut connaître, pour ce faire, le
critère général du processus de la civilisation, afin de jeter un
éclairage sur la relative passivité et l'absence d'efficacité dans
les efforts de la société musulmane. Le critère général dans
l'opération de la civilisation est que c'est ''la civilisation qui
engendre ses produits''.
Il
serait forcément aberrant et dérisoire d'inverser cette règle et
de prétendre bâtir une civilisation à partir de ses produits.
A
cela s'adjoint le fait que la règle en sociologie n'est pas
-comparativement à la règle mathématique - une ligne de
démarcation stricte entre le droit et l'injustice, entre le faux et
le
vrai.
C'est une simple orientation générale par laquelle on peut éviter
des égarements. Il ne peut y avoir de délimitation nette entre une
civilisation en cours de formation et une civilisation qui s'est
effectivement constituée. Nous vivons, au XXe siècle, dans un monde
où le prolongement de la civilisation occidentale se manifeste comme
une loi historique de notre époque. En face de moi, à l'intérieur
de la chambre où je rédige maintenant, tout est occidental, hormis
une infime partie. Il est infructueux ainsi de mettre un rideau de
fer délimitant la civilisation que le Monde musulman tente de bâtir
et la civilisation occidentale.
Cette
donnée met en relief le problème dans son ensemble. Il n'est pas
nécessaire, pour bâtir une civilisation, d'acquérir tous les
produits d'une autre civilisation. Une telle approche inversera le
problème posé précédemment. Elle débouchera, en fin de compte,
sur une opération impossible d'un double point de vue quantitatif et
qualitatif.
D'un
point de vue quantitatif: l'impossibilité procède de la réalité
qu'aucune civilisation ne peut vendre d'un seul coup tous ses
produits et les principes qui ont permis leur matérialisation.
Elle
ne peut, autrement dit, vendre son âme, ses idées, ses richesses
exclusives et ses goûts. Ce foisonnement d'idées et leurs sens
impalpables se trouvent dans les livres ou dans les institutions. A
défaut, tous ces produits que nous livre cette civilisation
demeurent inconsistants, sans âme ni objectif.
Elle
nous offre, en particulier, ce fabuleux nombre de rapports indicibles
que chaque civilisation insère à l'intérieur de ses choses et de
ses idées, d'un côté, et entre ces deux ensembles et l' homme, de
l'autre.
En
recourant à la terminologie biologique, nous aboutissons au fait que
la civilisation est un ensemble de relations entre le domaine
biologique, relatif à la naissance de son ossature et son
affermissement,
d'un côté, et le domaine intellectuel relatif à la naissance de
son âme et à son développement, de l'autre. Lorsque nous achetons
ses produits, la civilisation nous offre sa configuration et son
corps, mais jamais son âme .
D'un
point de vue quantitatif : l'impossibilité ne sera pas "moindre.
Il n'est pas possible d'imaginer ce grand nombre de choses que nous
achetons, ni de trouver les fonds pour les payer .Si on admet la
possibilité d'agir ainsi cela conduira inexorablement à une double
impossibilité. Nous arriverons à ce que j'appelle la "civilisation
choséiste". Ce qui abouti, en outre, à "l'entassement"
de ces produits de la civilisation. Il est clair que le monde
musulman s'affaire depuis un demi-siècle à réunir des tas de
produits de la civilisation, plus qu'il n'œuvre à bâtir une
civilisation ; une telle opération aboutira tacitement à un
résultat quelconque, en vertu de ce qu'on appelle la loi des grands
nombres, c'est-à-dire la loi du hasard. Un énorme tas de produits
toujours en constante croissance peut réaliser à long terme et
involontairement une "situation de civilisation". Mais nous
constatons la grande différence entre cette situation
civilisationnelle et une expérience planifiée comme celle engagée
par la Russie depuis quarante ans et la Chine depuis dix ans. Cette
expérience démontre que la réalité sociale est soumise à une
certaine méthode technique qui lui applique les lois de la ''chimie
biologique'' et de la ''dynamique spéciale'', aussi bien dans sa
formation que dans son développement.
On
sait que l'opération de la désintégration naturelle de l'uranium
ne peut être intégrée dans la mesure du temps de l'homme
puisqu'une certaine quantité de cette matière, supposons un gramme,
se désintègre en moitié naturellement au cours de quatre milliards
et quatre cents millions d'années.
L'usine
de traitement chimique est arrivée à effectuer cette opération
technique en quelques secondes.
Par
analogie, nous notons que les facteurs d'accélération du mouvement
naturel commencent à jouer pleinement leur rôle dans les études
sociales, comme l'indique l'indélébile expérience
japonaise.
Ainsi, de 1868 à 1905, le Japon est passé d'une ère du moyen âge
- la période que j'ai appelée la ''pré-civilisation'' – à la
civilisation moderne. Le monde musulman veut franchir la même étape.
Il veut, en d'autres termes, accomplir la mission de catalyser la
civilisation dans une durée déterminée. Aussi, lui faut-il puiser
chez le chimiste sa méthode. Il décompose, en premier lieu, les
produits qu'il veut soumettre aux analyses. Si l'on emprunte, ici,
cette voie, on admet de là que la formule analytique suivante est
applicable sur tout produit de la civilisation: Produit de la
civilisation: Homme + Sol2 + Temps.
Par
exemple, dans le cas de l'ampoule où l'homme est derrière
l'opération scientifique et industrielle dont elle est le produit,
le sol s'insère dans ses éléments commee conducteur et neutre et
il
intervient
grâce à son élément initial dans la naissance organique de
l'homme. Le temps apparaît dans toutes les opérations biologiques
et technologiques, il produit la lampe avec le concours des deux
premiers facteurs: l'Homme et le Sol, en l'occurrence. La formule est
valable pour tout produit de la civilisation. En examinant ces
produits, selon la méthode de l'addition utilisée en arithmétique,
nous aboutissons nécessairement à trois colonnes à relation
fonctionnelle : Civilisation = Homme +Sol+ Temps.
Sous
cet aspect, la formule indique que le problème de la civilisation se
décompose en trois problèmes préliminaires :
problème
de l'homme, problème du sol et problème du temps. Ce n'est pas en
entassant les produits d'une civilisation qu'on peut bâtir une
civilisation, mais en réglant ces trois problèmes dans leur
fondement. Il n'empêche que cette formule soulève lors de son
application une opposition d’importance : si la civilisation, dans
son ensemble, est le produit de l'Homme, du Sol et du Temps, pourquoi
cette synthèse n'intervient pas spontanément là où ces trois
facteurs sont disponibles ? C'est un étonnement que dissipe notre
rapprochement avec l'analyse chimique.
L'eau,
en réalité, est le produit de l'hydrogène et de l'oxygène réunis.
Malgré cela, ces deux constituants ne la créent pas spontanément.
Il est dit que la composition de l'eau est soumise à une certaine
loi qui nécessite l'intervention d'un ''catalyseur'', sans quoi
l'opération de l'eau ne peut s'effectuer.
Analogiquement,
nous pouvons dire : il existe ce qu'on peut appeler le ''catalyseur
de la civilisation'', c'est-à-dire l'élément qui influe sur la
combinaison des trois facteurs. Comme l'indique l'analyse historique
qui sera abordée en détail, cette synthèse existe effectivement,
et que traduit l'idée religieuse qui a toujours accompagné la
synthèse de la civilisation au cours de l'histoire. Si ces
considérations sur la réaction biochimique et sur la dynamique de
la réalité sociale s'avéreront justes, il nous est possible de
planifier d'une certaine façon son évolution comme un enchaînement
matériel dont nous connaissons la loi. En même temps, il nous
permet de mettre fin à certaines erreurs propagées par ce qu'il
convient d'appeler la ''littérature de combat'' dans le monde
musulman, laquelle approuve implicitement la tendance vers
''l'entassement''.
De
cette littérature qui fait montre parfois d'une foi énergique et
d'une authenticité sincère, ''l'entassement'' se déplace du
domaine des simples évènements, nés du hasard, vers le domaine de
l'idée orientée. Nous l'avons digérée en gros et nous l'avons
adoptée dans notre comportement. Lisons par exemple cette phrase:
''Le Monde arabe a emprunté la voie de cette civilisation que les
gens appellent ''civilisation occidentale'', mais il s'agit, en fait,
d'une civilisation humaine qui puise ses ressources dans de
nombreuses civilisations humaines dont la civilisation
arabo-islamique.
Les
Orientaux et les Occidentaux, athées et croyants, ont participé et
participent toujours à son enrichissement. Pour le Monde arabe il
n'est point possible de rebrousser chemin."3
Nous
apprécions sûrement la beauté du style littéraire et la mélodie
de la rime de ce passage, mais ce que je crains le plus c'est qu'il
traduise un optimisme qui tend à minimiser la gravité de la
question dans nos esprits.
Ce
que je crains le plus dans une euphorie pareille, c'est son soutien
aux tendances regrettables vers ''l'entassement'' dans le Monde
musulman et à leur multiplication.
1.Bennabi
parle, ici, de la période 1900 - 1950 (N.d.T)
2.Nous avons sciemment évité
d'utiliser, dans cette équation, le terme <<matière>>.
Nous lui avons préféré le
vocable de <<sol>>. Le but de ce choix est de lever toute
équivoque qui peut naître du
mot <<matière>>. Dans son sens éthique, il est opposé
au
terme <<spirituel>>.
Dans le domaine de la science, le mot s'oppose à <<énergie>>.
Pris
dans sa portée philosophique,
il désigne l'opposé d' <<idéalisme>>. A l'inverse, le
terme
<<sol>> n'a connu
que peu d'extension. II a gardé, étymologiquement, une simplicité
qui
le qualifie pour désigner avec
plus de précision ce sujet social. Néanmoins, ce terme
inclut, ici, avec cette
simplicité, une expression juridique relative à la législation des
terrains dans n'importe quel
pays et une forme technique liée aux méthodes de son
utilisation. Ces deux
expressions expriment le problème du sol.
3.Ce monde arabe, N. Fares et
Tewfik Hussein, p. 214.
Extrait de : LES CONDITIONS
DE LA RENAISSANCE EDITION ANEP 2005
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