APS - ALGÉRIE

dimanche 8 mai 2016

MALEK BENNABI : POLITIQUE ET SAGESSE POPULAIRE

Pour parler à la conscience humaine, la religion a utilisé souvent le symbole pour traduire ses notions les plus ardues.
D'ailleurs, on peut dire que la mathématique n'utilise que cette méthode traduite en équations.
Et les peuples ont éprouvé dans leurs expériences spirituelles ou scientifiques l'efficacité d'un tel langage.
Le symbole est un moyen d'expression qui s'impose chaque fois que le langage ordinaire peut trahir la signification ou choquer nos conventions et le bon goût.
Toutes les cultures populaires ont constitué leur patrimoine de dictons, de proverbes, de métaphores, qui ne traduisent pas seulement la sagesse millénaire des peuples qui les ont établis, mais répondent aussi à des situations concrètes données de leur vie quotidienne.

Chaque peuple dispose ainsi d'un outillage propre à sa logique populaire.
Le peuple algérien est assez riche à cet égard. Je veux dire que ses proverbes, ses anecdotes, ses dictons, constituent un appareil dialectique très développé.
Si vous avez l'habitude d'écouter le langage de nos vieilles femmes, vous savez l'importance pratique de cet outillage.
Quand une conversation devient confuse, qu'elle risque de finir en queue de poisson, voyez la vieille femme l'éclairer soudain par un proverbe, une anecdote, un dicton, une image qui capte sa signification au moment où elle allait échapper.
Qu'on m'excuse de cette introduction. Elle était néanmoins nécessaire, puisque l'objet proposé sous le titre de cet article peut être éclairé précisément par deux anecdotes que j'emprunte à notre culture populaire.
Ma grande mère me racontait jadis beaucoup d'histoires de Djouha.
Mais il en est une qui me semble très propre à mettre en relief, du même trait, je veux dire par une même allusion, la signification psychologique et méthodologique que je me propose de saisir dans cet article.
Djouha donc était, par une journée froide de l'hiver de nos Hauts Plateaux, avec ses compagnons d'infortune sous le toit d'un gourbi, comme vous en connaissez, autour d'un feu qui répandait sa bonne chaleur. Mais le feu commençait à tomber faute d'aliment.
-Allons chercher un peu de bois dans la forêt à côté !

Chacun pris sa direction. Djouha prit aussi la sienne. Mais quand tous ses compagnons furent de retour, chacun avec sa brassée de bois, lui n'était pas encore là.
Ils s’inquiétèrent :
-Allons voir ce qu'est devenu notre compagnon !
Ils partirent sur ses traces et le trouvèrent en train de passer une immense corde autour d'une multitude d'arbres.
-Djouha, que fais-tu là ?
Et notre héros de répondre :
-Vous voyez bien que je veux vous apporter toute la forêt, pour ne pas revenir faire du bois tous les jours.
Et ses compagnons, au comble de l'admiration devant une aussi gigantesque entreprise et presque confus de n'avoir rapporté que leurs pauvres brassées, le prièrent humblement de laisser son entreprise à un autre jour, puisqu'il y avait assez de bois, et de s'en retourner avec eux.
Et Djouha, gonflé d'orgueil, revint se réchauffer autour du feu, gratuitement.
Là, s'arrête notre narration.
Mais ma grand-mère me racontait aussi une autre savoureuse anecdote.
Un jour, un douar nomade repliait ses tentes et pliait bagages pour aller loin.
On fit accroupir un chameau qu'on chargea ... qu'on chargea tant et si bien que même avec la moitié de sa charge, il n'aurait pas pu se relever.
Puis, on s'aperçut qu'il restait les deux meules de pierre d'un moulin à bras, comme il y en a encore dans nos campagnes. Quelqu'un voulut les mettre aussi sur le dos du chameau. Mais une vieille femme intervint :
- Le chameau est trop chargé, il faut les mettre ailleurs, dit-elle.
Mais le chameau répliqua :
_ Non! Non! ... vous pouvez encore les mettre sur mon dos, puisque de toute façon, je ne vais pas me relever.
Là, s'arrête la narration de ma grand-mère.
Mais aujourd'hui après un demi-siècle, quand ces deux anecdotes me reviennent à l'esprit, avec de vieux et de pieux souvenirs, ou que je les entends autour de moi, je trouve que Djouha et le chameau parlent en somme le même langage, mais de deux manières différentes.
Les deux symboles concernent des situations où le travail est impossible.
L'attitude de Djouha montre comment on peut vivre du travail des autres, sans rien faire soi-même.
C'est l'astucieux qui exploite la naïveté en prenant des airs de héros.
Et la palme de héros lui est décernée par ses propres dupes qui travaillent pour lui.
Le chameau n'est pas un astucieux mais un humoriste. Son humour met aussi en relief la naïveté humaine.
Son mot nous fait rire aux dépens de ceux qui mettent le travail dans des conditions ou, d'emblée, il ne peut pas s'accomplir.
En somme, Djouha peut nous enseigner la boulitique et, en tout cas nous renseigner sur sa psychologie. C'est une leçon sur les profits illégitimes de la surenchère démagogique dans le souk boulitique.
L'homme providentiel doit faire de la surenchère démagogique pour vivre aux crochets de la clientèle du souk.
Et pour ma part, je crois que la leçon aurait dû profiter à l'Algérie au cours des trente dernières années.
Mais hélas, je dois l'avouer, le souk boulitique a prospéré chez nous.
Quant à la leçon du chameau, c'est surtout depuis l'indépendance qu'elle aurait dû nous servir.
C'est une leçon de méthodologie. Les conditions du travail doivent être telles que son exécution soit possible.
D'ailleurs, Djouha nous disait déjà un peu cela, d'une autre manière : en entreprenant une tâche impossible, il savait qu'il ne pouvait rien faire, décidé qu'il était, d'ailleurs, à ne rien faire.
Mais le chameau le dit clairement à la vieille.
Le langage est clair : quand on met le travail d'un individu au-dessus de ses moyens, on le condamne à ne rien faire et s'il tente quand même de bouger il risque de tout mal faire.
Le chameau aurait dû être notre maître, surtout depuis l'indépendance, car nous avions besoin d'une méthodologie à tous les niveaux de notre travail.
Considérons-la d'abord au niveau d'une simple conversation, puisque toute action de caractère social suppose la communication d'idées entre plusieurs personnes.
Le dialogue est la forme la plus élémentaire de la communication et constitue la phase préparatoire la plus simple du travail en commun.
Les règles de la conversation ne concernent donc pas seulement ce qu'on appelle la bienséance, mais concernent directement la technique du travail.
Cette liaison est symboliquement indiquée dans la Bible qui narre, en effet, comment le travail des hommes, à Babel, devint impossible dès qu'il y eut « la confusion des langages ».
Dans l'épisode biblique, le travail cesse dès que la communication devient impossible.
Donc, la conversation ne pose pas seulement des problèmes d'étiquette et de politesse, des problèmes de salon, mais concerne directement la technique du travail, sous l'angle de l'efficacité.
Dès qu'elle cesse d'être un badinage, elle doit obéir aux règles du travail qui n'est, en effet, dans sa phase préparatoire, qu'un projet contenu dans quelques mots et dans quelques idées.
C'est à ce niveau que le côté moral et le côté logique interfèrent pour engendrer l'action efficace ou l'action inefficace.
Et, à ce niveau, on peut se demander, en faisant une rétrospective historique, si tous les Djouhas qui s'étaient succédés sur la scène politique depuis trente ans, auraient pu jouer leur rôle néfaste si le peuple algérien avait eu l'ironie du chameau.
En fait, disons simplement : quelles leçons de haute politique nous ont données nos grands-mères lorsqu'elles nous racontaient leurs innocentes histoires, tout en grattant de leurs doigts, notre tête enfantine posée sur leurs genoux !
Mais, hélas, je me rends compte aujourd'hui que ces leçons ne nous ont pas toujours profités.

(Révolution africaine 18 septembre 1965)

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