la science qui ne se fait pas
action, est un luxe qui n'a pas encore sa place en des pays où les moyens et
les cadres sont réduits.
Toutes les préoccupations doivent être en ce moment
en terre d'islam, centrées sur la notion d'efficacité.
C'est la discipline morale de ceux qui, après la lutte
armée, reprennent la charrue ou le marteau, la plume ou le bistouri, la balance
ou un autre outil. C'est la constance des générations qui poursuivent leur
effort dans une certaine direction, c'est tout ce labeur qui crée la forme
d'Etat organiquement la plus adaptée à la nature et aux bruits de ce labeur.
Les élites musulmanes sont aujourd'hui au banc d'essai de
l'Histoire, devant faire face à une multitude de problèmes qui mettent à
l'épreuve leurs dons pour la conception et leurs aptitudes à l'exécution.
Et de là s'ouvre, pour une sociologie musulmane de
l'indépendance, un champ d'investigations qui ne doit pas intéresser seulement
le « chercheur » mais aussi le « praticien »,
Car la science qui ne se fait pas action, est un luxe qui
n'a pas encore sa place en des pays où les moyens et les cadres sont réduits.
Toutes les préoccupations doivent être en ce moment en terre
d'islam, centrées sur la notion d'efficacité.
Et principalement sur le plan de la gestion et de ses moyens
organiques : l'administration et l'Etat.
Une guerre de libération dans un pays colonisé débouche
politiquement sur la souveraineté nationale, et socialement sur une situation
où les multiples problèmes de l'ordre nouveau et ceux légués par l'ordre colonial
s'additionnent.
L'ordre nouveau s'instaure essentiellement sous les auspices
d'un Etat qui n'est pas que simple affirmation de souveraineté inscrite dans
les premières lignes d'une constitution mais aussi organe nécessaire au
développement de cette souveraineté dans toutes ses dimensions :
Politique, économique, culturelle ...
L'affirmation est acquise d'emblée au prix du sang de ceux
qui ont mené le combat de libération.
Mais l'organe moteur de la souveraineté nationale exige
encore davantage.
C'est la sueur des vivants dans leur action concertée qui
prolonge les exigences du combat libérateur à l'édification sociale.
C'est la discipline morale de ceux qui, après la lutte
armée, reprennent la charrue ou le marteau, la plume ou le bistouri, la balance
ou un autre outil. C'est la constance des générations qui poursuivent leur
effort dans une certaine direction, c'est tout ce labeur qui crée la forme
d'Etat organiquement la plus adaptée à la nature et aux bruits de ce labeur.
L’État est créé par l'œuvre même qu'il accomplit : il
est cause qui subit ses propres effets.
Et c'est dans ce sens - quand on identifie État et Nation ou
plus exactement Oumma -c'est dans ce sens qu'il faut entendre cette parole du Prophète :
« Ce ne sont que vos actes qui font retour sur vous (par leurs effets) : Tels
vous serez, vous serez gouvernés », C'est une thèse qui va, comme on le voit,
très loin dans ses conséquences politico-sociales.
On peut la résumer par un précepte qui peut être à la base
de l'éducation civique : pour améliorer l'Etat, il faut s'améliorer
soi-même.
Le problème d'une telle éducation concerne particulièrement
un Etat jeune qui possède certes à sa naissance le privilège de la jeunesse
mais qui en a aussi les défauts.
Les poètes feront sans doute l'apologie de cette radieuse
jeunesse en évoquant, comme Aragon, des « lendemains qui chantent' »
Un esprit moins optimiste ou plus objectif comme Lénine s'inquiétera
surtout des « maladies infantiles» pour aboutir, par pente même de son
inquiétude, à la question Que faire ?
Une sociologie de l'indépendance doit adopter cette attitude
à l'égard des anomalies et poser souvent la même question.
Elle doit être un instrument de travail entre les mains de l’État, faisant partie de son appareil planificateur.
Dans certains pays, on a mis au point cet outil sous le nom
d'autocritique. Et l'on sait tous les services que celle-ci a rendus dans la régulation
de la marche et dans l'organisation économique de ces pays.
Dans notre pays, il faudrait nous débarrasser d'abord d'un
nombre complexe obturateur qui nous a fait déjà pas mal de tort en d'autres circonstances :
je veux parler de l'espèce de veto qui est opposé chaque fois qu'une critique
est formulée, sous prétexte que la critique peut être profitable, par exemple
au colonialisme.
Ce complexe mériterait toute une exégèse - qu'on ne fera pas
ici pour montrer comment le colonialisme ou son fidèle successeur, le néo-colonialisme
qui alimente discrètement et par des voies tortueuses, une littérature
d'obnubilation de l'esprit critique qui est capable de fausser même l'histoire
de la terminologie sociologique en imputant, par exemple, le terme
colonisabilité à des « orientalistes occidentaux ». Disons seulement que le
néo-colonialisme n'aime pas trop qu'on évoque la colonisabilité.
Bref, le veto devient le meilleur procédé d'obturation de
l'esprit.
Dans ce domaine, mes souvenirs remontent assez loin. Je me
rappelle exactement comment: en juin ou juillet 1946, les quelques suggestions
que je formulais sur l'organisation du Parti nationaliste à son représentant
dans cette banlieue parisienne où nous nous réunissions pour examiner la
situation après la guerre, je me rappelle que chacune de mes critiques fut
repoussée par ce responsable, non par des arguments, mais par une simple fin de
non-recevoir.
Et je dois ajouter que ce ne fut pas la seule fois où j'ai
rencontré cet écueil paralysant qui, maintenant avec le recul de l'expérience
d'une génération, ne me parait pas avoir porté préjudice au colonialisme mais
plutôt à la cause nationale.
Il devient évident qu'il nous faut lever ce veto.
En Algérie, l'autocritique doit être poussée plus loin que
dans les pays où elle a pris naissance comme un appendice de l'organisation
politique.
Notre Université devrait en prendre la charge, en instituant
et animant des études sociologiques spécialement consacrées aux anomalies.
Cette sociologie pathologique rendra, j'en suis persuadé,
infiniment plus de services au pays qu'aucune littérature apologétique.
On doit même dire qu'elle a, avant la lettre, déjà rendu
service sous cette forme spontanée et empirique que l'Algérie a connu entre les
années vingt et trente.
Les Algériens de ma génération savent que ce sont ces années-là
qui ont vaincu l'immense inertie léguée par les siècles postalmohadiens.
Ce fut, en fait, le moment où le peuple algérien se
retrouvait où il eut la révélation de ses qualités, mais aussi de ses
faiblesses si savamment entretenues et exploitées par le colonialisme.
Si des rechutes ont été encore possibles, c'est que
l'emprise ne nous donne pas de résultat définitif.
En tout cas, la nécessité d'un nouvel examen de conscience
se fait sentir aujourd'hui.
Le travail de planification et d'édification qui a cours
dans les pays d'Afrique, en ce moment, rend nécessaire une parfaite
connaissance de l'appareil d'exécution qui est aux mains des jeunes Etats qui
ont vu le jour au cours de la dernière décennie.
Il ne suffit pas de connaître en quoi il est parfait, mais
surtout en quoi il est perfectible.
C'est dans cette conjoncture qu'une sociologie pathologique
devient nécessaire, pour éclairer les écueils sur lesquels peut buter
l'exécution.
Elle doit recenser le fait anormal et remonter à sa genèse.
Dans un souci de méthode, on restreint l'investigation à un pays :
L'Algérie. Le lecteur saura faire lui-même l'interpolation ou l'extrapolation
nécessaire quand il s'agit d'un autre pays d'Afrique ou d'Asie.
Dans un pays qui émerge de l'ère coloniale et accède à la
souveraineté nationale, les problèmes sont à peu près les mêmes.
Mais si on adopte le classement des problèmes par ordre d'urgence,
il serait souhaitable qu'on se consacre d'abord à l'étude de ceux de
l'indépendance, c'est-à-dire des anomalies qui rendent plus ou moins difficile
la fonction de l’État.
On n'a pas fait un recensement de ces anomalies et il n'est
pas question de le faire ici. Mais il en est une qui nous semble
particulièrement pernicieuse parce qu'elle s'identifie à un complexe qui peut
répercuter ses fâcheuses conséquences sur l'avenir même du pays s'il n'est pas
réduit d'ici là.
Cette anomalie qui met déjà en cause la valeur démocratique
de l'institution (quand on regarde les choses au point de vue de l'administré),
c'est le défaut de synchronisation entre les divers rouages.
Parfois, le défaut se remarque dans les opérations simples
qui s'accomplissent au sein d'une même administration, grâce à l'action
concertée de ses divers services.
Et parfois, dans les opérations complexes, celles qui
s'accomplissent grâce à l'action concertée de diverses administrations.
Dans un cas comme dans l'autre, l'anomalie peut être
illustrée par l'image grossière d'un moteur monocylindrique dans lequel
certains organes travaillent au temps de la détente, par exemple.
En mécanique, on comprend aisément la déperdition d'énergie
et le mauvais rendement qui caractérisent un tel défaut de synchronisation qui
est susceptible de mettre en péril le moteur même.
El l'on sait ce qu'il faut faire pour régler sa marche,
parce qu'on connaît exactement les causes du défaut.
En pathologie sociale aussi ; il ne s'agit pas de citer
ici le défaut le plus grave, mais simplement un défaut qui se prête à l'illustration.
Le défaut de synchronisation qu'on signale ici, se manifeste
de la manière la plus simple. Par exemple, dans l'opération simple, un service
doit constituer un dossier et attend une pièce qui est en souffrance dans un
autre service de la même administration.
Une telle sociologie doit être systématique, c'est-à-dire
statistique et explicative.
Un autre cas : une administration réclame d'une autre
un concours qui conditionne une opération complexe et l'opération est freinée
parce que le concours tarde à venir ou ne vient pas.
La genèse de cette asynchronie, peut, dans les deux cas,
faire l'objet d'investigation dans plusieurs directions.
On entend la faire, ici, dans la direction psychologique.
On prend pour justification dans cette prise de position le
fait que dans leur fonction les services et les administrations ne sont pas des
entités inertes mais des entités vivantes, leurs rapports étant assujettis à la
psychologie des fonctionnaires et des employés qui accomplissent
Leurs opérations.
Si une mairie ne délivre pas à temps un acte de naissance
demandé par exemple par une académie, et si en fin de compte l'opération qui
doit s'accomplir grâce à leur action concertée ne s'accomplit pas, cela ne veut
pas dire, bien entendu, que les rapports des deux administrations soient mauvais dans leur
essence institutionnelle, mais seulement que ces rapports deviennent mauvais
quand ils sont assumés par des hommes qui les assument mal.
Le problème se pose du côté psychologique plutôt que du côté
institutionnelle : c'est un problème de structures mentales.
La synchronie que nous signalons est de toute façon l'aspect
pathologique de rapports viciés entre les hommes assumant la fonction d'autorité
à divers degrés.
Pour assumer une telle fonction, à n'importe quel degré de
la hiérarchie administrative, il faut accepter toutes ses serviteurs, à l'égard
des supérieurs comme à l'égard des subordonnés.
La servitude, à n'importe quel degré qu'on la conçoive,
implique le renoncement à une part de sa liberté, de son « indépendance », C'est
au prix de cette limitation des indépendances individuelles qu'un pays assure
son indépendance.
Mais cette limitation n'est admissible que si elle est, aux
yeux de celui qui la consent, fondée sur un principe moral. Cette validation
morale de la servitude a lieu quand la servitude se fond dans la notion de
service, de devoir.
Le problème des rapports d'autorité dépend, verticalement et
horizontalement -à l'égard des supérieurs, des subalternes et des collègues -
de cette validation de la servitude assumée comme une obligation traduisant sur
le plan d'une action concertée l'exigence de la conscience professionnelle.
Le problème des rapports (qui règle l'efficacité de toutes
les opérations administratives et finalement, celle de la fonction de l’État),
se profile au plus loin qu'on puisse le porter sur le plan où la .conscience
professionnelle est simplement la conscience, où le rapport d'autorité
est le rapport social dans sa plus simple expression.
La société dont le réseau des liaisons sociales a été au
cours du temps troublé par quelque cause pathologique que ce soit, pose
fatalement un problème des rapports d'autorité dès qu'elle se transforme en
entité politique.
Toute société dont le réseau des liaisons sociales a subi
les atteintes du temps, subit inévitablement les méfaits de l'individualisme,
et ses rapports d'autorité sont viciés parce que la servitude que ces rapports
imposent, verticalement et horizontalement, ne trouve pas sa validation comme
servitude et comme devoir.
Une société renaissante doit, par conséquent, réparer les
dégâts de son réseau de liaisons sociales pour vaincre les difficultés des
rapports d'autorité viciés.
En Algérie, après les siècles post-almohadiens et le siècle
de colonisation qui ont émietté la société algérienne, nous sommes confrontés à
ce problème, qui conditionne l'exercice de la souveraineté, c'est-à-dire l'essence
politique de notre indépendance.
Dans cette phase transitoire on peut dire que toute velléité
individualiste se comptabilise en fin de compte au détriment de la souveraineté
nationale.
On doit dire aussi, à l'honneur de la femme algérienne, que
dans la mesure où elle s'intègre à l'esprit de l’État - comme fonctionnaire -
elle réalise d'emblée la condition psychologique de son fonctionnement parce
qu'elle semble s'adapter plus aisément à ses servitudes.
A cela, il faudrait ajouter que même du point de vue
strictement technique, sa compétence (dans bien des cas qu'on peut observer
autour de soi) n'a rien à envier à celle de l'homme.
Le problème de la conscience professionnelle ne se pose pas
chez elle parce qu'elle paraît échapper aux aléas, résorbé en lui la psychose d'indépendance
infantile.
C'est cela le problème dont la situation - quand on la
conçoit dans sa profondeur - dépend des conditions psycho-temporelles d'une civilisation,
c'est-à-dire d'un conditionnement qui ne peut être réalisé par une culture
simplement professionnelle, mais par une culture
Fondamentalement qui transforme tout notre être.
Mais même réduit à sa simple dimension administrative, comme
on le réduit ici, le problème ne réclame pas moins une sérieuse prise de
conscience à l'égard de l'antinomie qui existe parfois dans notre appareil
entre l'indépendance du pays et les indépendances des individus.
C'est une antinomie qu'il faut résorber pour donner à la
fonction de l'Etat toute son efficacité et toute sa signification démocratique.
Mais même dans cette simple dimension administrative, ces
quelques considérations sont loin d'épuiser les problèmes qui se posent, que
doit poser une sociologie de l'indépendance.
Les responsabilités dans le secteur administratif et leur
efficacité dans leur domaine propre, ne sont qu'une traduction particulière de
notre psychologie du travail et de sa productivité.
Pour que ce secteur soit productif, il faut que la
psychologie administrative soit celle d'une administration de production et de
travailleurs, mais pas une administration d'entretien et de ronds de cuir.
MALEK BENNABI
/REVOLUTION AFRICAINE DU 26 SEPTEMBRE 1964.
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