APS - ALGÉRIE

lundi 4 avril 2016

«Le gouvernement ponctionne les revenus fixes,épargne les grosses fortunes»



Abdelatif Rebah. Economiste, ancien cadre supérieur au ministère de l’Energie.

 

 Le Premier ministre, Abdelmalek Sellal, a récemment annoncé qu’un nouveau modèle économique serait en préparation. Un collège d’experts, sa task force économique, a été constitué auprès de son cabinet pour se pencher sur le modèle et proposer des mesures anticrise. Un nouveau modèle économique pour quoi faire puisque la Constitution a déjà gravé dans le marbre l’économie de marché ?

Je ne ferai pas de spéculation, car je n’ai pas d’information sur ce modèle en question. Je suis comme vous, j’ai appris que des experts se penchent actuellement sur la conception d’un modèle et qu’il sera prêt d’ici juin. Maintenant, si vous me dites que c’est pour juguler la crise, je dirais qu’un modèle est conçu et mis en œuvre pour le moyen et le long termes. Les mesures anticrise relèvent du conjoncturel. Si le modèle économique réhabilite la vision du long terme, c’est en soi un bon point.
Sortir de la dictature du court terme pour aller vers la perspective du long terme. Réhabiliter la vision du long terme signifie réhabiliter les outils et  l’appareil conceptuel qui vont avec. Je conçois mal qu’on puisse encore travailler sans réhabiliter la planification. Ce n’est pas parce que des institutions internationales ont décrété que ces outils sont désuets qu’on va s’y précipiter. Nous devons réhabiliter la vision pragmatique. Les mesures appropriées, il faudrait les inventer conformément aux problèmes tels qu’ils se posent chez nous. Sans a priori.
L’économie de marché, il ne faudrait pas en faire une idéologie ou une religion. Nous devons aller vers les caractéristiques structurelles de l’émergence, sortir de ce piège des équilibres macroéconomiques parce que c’est une commande du FMI et de la Banque mondiale. Il nous faut une cohérence alternative nouvelle.
Cela veut dire remettre en cohérence la stratégie de développement, la politique économique, la politique industrielle, la politique sociale pour qu’on puisse y voir clair, avoir une démarche qui corresponde à l’étape où nous nous trouvons en 2016. Nous, nous n’avons pas réglé encore la question de la sortie du sous-développement. Nous avons encore des problèmes structurels à régler. Souvent, on nous sert la tarte à la crème de l’économie rentière. La rente existait dans les années 1960-70, elle a servi à construire des usines, des écoles, des universités, former des milliers de cadres, etc. Heureusement qu’on a cette rente.
Le problème est l’usage qu’on fait de ces revenus pétroliers et gaziers. Ce n’est pas le même usage entre les décennies de développement national qui ont suivi l’indépendance et les trois dernières décennies de restructurations libérales. Maintenant, si c’est pour aller dans l’impasse, parce que c’est l’impasse, cela ne sert à rien.
Le constat d’impasse, nous y sommes déjà. Prenez le libre-échange. Des ministres, des experts, ont tous dit il faut aller vers ça et on a perdu sur toute la ligne. Je ne veux pas convoquer les chiffres, mais après plus de dix ans de l’accord d’association avec l’UE, nous nous retrouvons avec plus de 220 milliards de dollars d’importation et 6 ou 7 milliards à l’exportation hors hydrocarbures. C’est insignifiant.
On a dit les IDE pour lesquels il y a eu 3 décennies d’intense démarchage. En dehors des hydrocarbures, qu’est- ce qu’il y a comme investissement étranger ? On a dit privatisation. Les statistiques de l’ONS ou du CNRC parlent d’elles-mêmes.
Le secteur privé, c’est notre réalité historique, n’a pas existé chez nous. Ce n’est pas X ou Y qui a empêché son émergence, c’est le colonialisme qui n’a pas permis son existence. Le colonialisme n’a pas développé un capitalisme national. Cela ne s’invente pas et ce n’est certainement pas par décret qu’on transforme des TPE familiales de 5,6 bonhommes en entreprises qui vont devenir des start-up. La problématique de sortie du sous-développement, des changements structurels, de l’instrumentation institutionnelle appropriée est toujours d’actualité.
Un modèle économique se décrète-t-il ? Est-ce un collège d’experts qui doit décider en autarcie des nouvelles orientations économiques ? Une telle approche ne souffre-t-elle pas en amont d’un déficit de démocratie ?
Un modèle économique est un aboutissement. C’est vrai qu’il peut être un point de départ pour un élan économique mais c’est l’aboutissement d’un processus. S’il est véritablement question d’un modèle économique, on ne peut pas faire l’économie d’un processus de concertation large. Mais, apparemment, on n’en est pas là. Je ne pense pas qu’on puisse, en seulement trois mois, mettre en place un nouveau modèle économique.
Ce sera donc une logique d’experts. Des experts réunis en cabinet restreint vont décider de ce qu’il y a de mieux pour l’Algérie. Les problèmes de l’Algérie sont assez sérieux, complexes, pour être laissés aux seuls experts, fussent-ils les meilleurs du monde. Ceci, nonobstant la notion d’expert qui suscite de la méfiance. Les hypothèses, les supputations des experts engagent la société entière mais les conséquences des choix qu’ils entraînent c’est la société seule qui les assume.
La logique d’experts ne doit pas primer. Nous devons réunir toutes les conditions de réussite de la démarche. Maintenant, si ce modèle économique relève de l’effet d’annonce pour dire que nous ne sommes pas passifs face à la crise, à la limite on peut comprendre. Les gouvernements lorsqu’ils sont confrontés à ce type de difficultés ont recours à ce genre de procédés. Par ailleurs, vous évoquez l’article de la Constitution qui balise l’économie de marché, je ne pense pas que cela puisse constituer un problème.
Le problème est : quelle est notre stratégie pour sortir du sous-développement pour l’émergence économique ? Ils ont appelé ça «basculer dans l’économie de marché», pour vous dire, c’est significatif, comme s’il s’agissait d’un moment physique, quelque chose qui relève d’un dispositif technique, alors que ce n’est pas du tout ça. C’est, encore une fois, un processus historique, économique, social qu’on met en œuvre avec ses étapes, ses contenus différenciés.
En 1999, le président Bouteflika est venu avec des prétentions libérales. On a connu une parenthèse de patriotisme économique avec la LFC 2009 vite refermée. Désormais, est-ce le retour au cap libéral initial ?
J’ai une autre lecture. On ne peut pas ignorer tous les processus qu’il y a eus ni les forces qui agissent. Depuis trente ans, les forces de l’argent se sont beaucoup développées. Auparavant, elles avaient une existence quelque part sociologique ensuite une existence économique et sociologique maintenant elles en sont à une existence sociologique, économique et politique. Elles pèsent désormais dans le processus de décision. Elles veulent avoir la volonté de l’Etat, l’orienter à leur guise, consacrer leur vision de l’économie et de la société, imposer les limites à ne pas franchir.
Quand elles prétendent par exemple que tout est privatisable, là c’est clair. L’empreinte est visible dans le dossier des subventions. Voilà justement un secteur privé qui a enflé grâce aux aides et soutien des pouvoirs publics et qui maintenant qu’il est arrivé en haut veut supprimer l’ascenseur. Il traite des subventions comme s’il n’en avait lui-même jamais bénéficié. Ensuite, nous avons des élites qui dissertent sur des augmentations des prix et tarifs avec autant d’aisance qu’elles ne sont pas concernées du tout par leurs retombées.
Elles surenchérissent en disant que ce n’est pas 10% d’augmentation de l’énergie qu’il faudrait mais davantage. Le CNES a récemment demandé un plein d’essence à plus de 2000 DA. Ces élites ne se posent apparemment pas de question sur les retombées.
D’une part, parce que celles-ci n’impactent pas de la même façon les budgets et revenus familiaux. Les écarts de revenus tels qu’ils sont donnés par l’ONS, soit le rapport entre le budget de consommation du quintile le plus bas et celui du quintile le plus haut, cet écart est formellement de 1 à 5, voire 1 à 6, mais en réalité, en y introduisant les autres revenus non enregistrés, nous auront un écart beaucoup plus important de 1 à 8, voire jusqu’à 1 à 10, entre les 20% de la population les plus aisés et ceux du bas de l’échelle. Je dis que des études sérieuses sur l’impact doivent être commandées préalablement à toute nouvelle augmentation.
Or, aucune simulation n’a été faite au préalable, à ma connaissance. En France, l’écart entre le niveau le plus bas et le niveau le plus haut de consommation énergétique va de 1 à 6 et même de 1 à 9. Il y a des gens qui consomment neuf fois plus que les autres. Ici aussi, nous n’avons pas tous le même niveau de consommation, ni le même type de voiture, ni tous des climatiseurs, etc. Il nous faut une tarification résolument progressive qui mette à contribution les strates de surconsommateurs multi équipés. Prenons l’exemple des augmentations des prix de l’électricité et du gaz.
Les factures ne sont pas encore envoyées : c’est au mois d’avril et l’incidence de l’augmentation des tarifs énergétiques se fera sentir sous peu. Le gouvernement dit préserver les couches des petits consommateurs. Il a épargné les 2 premières tranches. Mais, dans la tranche 3, on retrouve des petits consommateurs et ce sont des salariés pour la plupart. C’est la tranche de consommateurs la plus touchée proportionnellement à ses revenus.
Or, la tranche 4, ceux qui consomment beaucoup d’énergie, n’est pas suffisamment démarquée de la 3 alors qu’elle devrait être concernée plus par l’incidence de la hausse. Ce n’est que justice après tout. C’est dans la tranche 4 qu’on retrouve les plus hauts revenus et  le suréquipement énergétique. Idem pour le gaz. La tranche 4 n’est pas suffisamment démarquée de la 3. L’écart entre les deux tranches doit être beaucoup plus important.
En fait, finalement, c’est la tranche des salariés, des revenus fixes qui sera sensiblement affectée. Le reste à vivre, soit la somme du budget qui reste après avoir payé les factures des services publics, deviendra pour eux problématique. L’autre aspect a trait à l’effet inflationniste.
Il y a un effet d’entraînement : les augmentations des prix des produits énergétiques sont automatiquement répercutées sur ceux des biens et services Et l’inflation, il ne faut pas l’oublier, c’est l’impôt du pauvre. Nous ne devons pas uniquement raisonner en termes d’équilibres comptables. Les incidences in fine sur la stabilité sociale, il ne faudrait surtout pas les négliger.
Ces augmentations bien que justifiées ne sont pas injustes, elles sont injustement réparties, c’est ce que vous dites.
Exactement. Elles sont injustement réparties. Ceci dit, des mesures doivent être prises pour rationaliser la consommation énergétique et la tarification en fait partie, même si elle n’est pas le seul levier. Les gisements de rationalisation et d’économies d’énergie sont importants. Pour le carburant, prenons le GPL, nous sommes à 6 ou 7% du mix carburant, depuis trois décennies, alors que le GPL est surabondant. Et un carburant comme le diesel, polluant et coûteux en devises, sa consommation est montée en flèche. Pourquoi ? A quoi rime une politique pareille ?
Je reviens aux gisements d’économie d’énergie. Le torchage, les volumes considérables de gaz qui vont à la torche, en fumée, c’est là aussi une des formes de gaspillage de l’énergie par les entreprises de l’énergie elles-mêmes. De même pour l’autoconsommation de gaz des unités de GNL. Sonelgaz, de son côté, perd de l’énergie, dans ses réseaux, par le piratage, une part importante. Ce sont 20 à 25% de l’énergie qui sont perdus.
Donc, il y a des mesures de rationalisation, d’optimisation, d’ordre qualitatif qui doivent être prises et qui sont le signe d’un Etat régulateur qui fait face à la conjoncture avec les dispositifs idoines et non pas se précipiter comme c’est fait, en mettant en œuvre les solutions faciles qui aggravent nos fragilités. Chaque secteur doit élaborer ses engagements fermes en termes de rationalisation et d’économie d’énergie
Pour faire passer la pilule de ces augmentations, des experts avancent les exemples des pays du Golfe ou du Venezuela, où les carburants coûteront 60 fois plus cher ?
Heureusement qu’en Algérie il y a encore des gens sensés pour ne pas avoir à envisager ce type de folie. Nous avons encore des atouts. Un marché intérieur qui est le fruit de l’industrialisation.
La demande de bien-être n’est pas tombée du ciel, c’est un produit de l’histoire du développement. Alors que faire ? S’engouffrer dans de petites mesures qui sous l’allure de rationalité occultent la dimension stratégique ou aller vers des mesures qualitatives ? Je crois que le choix est vite fait. Le gaspillage, il faudrait le chercher dans les hautes strates. C’est là-bas que se trouve la surconsommation.
Le choix de construire des routes au lieu de s’orienter vers le rail, à quoi répond-il ? Nous avons une surconsommation d’énergie née d’un modèle de transport nocif qui privilégie le «tout-routier», le «tout voiture particulière». C’est à ce modèle de transport gaspilleur, polluant et inéquitable qu’il faut s’attaquer et cela ne va pas se faire à coup de relèvements de prix. C’est une politique volontariste qui impose la priorité aux transports collectifs qu’il faut instaurer.
On évoque les équilibres budgétaires mais nous avons un taux de fiscalité qui est moindre que celui des pays voisins. Cela veut dire que les ressources de l’Etat n’ont pas été encore optimisées. On veut ponctionner les couches sociales les plus vulnérables, mais on oublie d’envisager les autres moyens.
L’impôt sur le patrimoine, c’est 0,02 % des contributions fiscales. Nous avons l’impression que nous sommes dans un pays où il n’y a pas de riches alors qu’on parle de plus de 5000 milliardaires, des milliers de millionnaires. Dans les classements des acquéreurs immobiliers en Espagne ou en France, ils sont au top 10.
L’Etat régulateur, il est où ? Rappelez-vous que les députés ont refusé d’instaurer (en 2013) un impôt sur la fortune. Prenez le marché de l’automobile, par exemple, c’est un secteur qui engrange un chiffre d’affaires annuel de 700 milliards de dinars, mais seuls 3% à 6% des résultats de l’exercice sont versés au Trésor public.
Optimiser les ressources et le budget, les rationaliser, c’est aussi l’impôt non recouvré par l’Etat. Des montants considérables. Mais décidément, on se précipite plus vers des mesures qui touchent à des équilibres précaires que vers des mesures essentielles d’ordre qualitatif.

Noureddine Bouterfa, PDG de Sonelgaz, a récemment déclaré que pour ce qui est des créances impayées, soit près de 50 milliards de dinars, 50% concernent les institutions, 20% des créances des entreprises privées et les 30% restants concernent les simples citoyens. Pourquoi s’acharner à faire payer le simple citoyen ?
Nous avons une consommation énergétique qui évolue d’une manière trop forte par rapport à nos ressources. Pour la rationaliser, la discipliner, il y a des leviers à actionner dont celui des tarifs. On considère que Sonelgaz, parce que c’est une entreprise en difficulté et qui doit agir pour rentrer dans ses équilibres de gestion, doit revoir les prix de ses prestations même si, attention, ce levier ne doit pas servir à occulter les erreurs de gestion. On ne doit pas faire payer plus pour masquer des contre-performances gestionnaires. Les mesures tarifaires ne doivent pas être une prime à la contre- performance gestionnaire. Pour être pertinentes, il faut qu’elles soient justes.
La stabilité sociale ne relève pas que de l’économie, c’est une dimension indissociable de celle-ci. Autrement, l’Etat aura à payer plus en mobilisant les forces de l’ordre pour maintenir la stabilité sociale menacée. Une telle perspective a un coût et ses seules incidences financières seront sans doute plus importantes. Le mieux serait donc de ne pas en arriver là et de s’y prendre avec une approche globale.
Justement, en matière d’approche globale, le levier tarifaire ne risque-t-il pas d’escamoter cet avantage comparatif qui est le prix de l’énergie ? Par ailleurs, ces augmentations ne répondent-elles pas aux exigences d’institutions internationales, l’OMC en tête, qui demandent d’aligner les prix de l’énergie sur ceux du marché international ?
Non, pour l’instant nous sommes loin des niveaux critiques. Il faut dire que ces augmentations nous pendaient au nez depuis bien longtemps déjà, même si cela rejoint, comme vous dites, une des exigences de l’OMC.
Un service quel qu’il soit doit être rémunéré à sa juste valeur. Il s’agit en le cas d’espèce de prestations et d’une ressource rare et non renouvelable. Les mesures tarifaires doivent refléter ces réalités. Par ailleurs, il existe d’autres gisements d’économie d’énergie sans toucher aux tarifs. Nous devons transcender le strict plan des mesures tarifaires pour arriver à mettre en œuvre une véritable politique d’économie d’énergie. Nous avons un habitat gourmand en énergie. Des économies sont à faire au niveau de la construction.
Cela va sans doute coûter plus cher, mais nous aurons à gagner en développant une industrie des matériaux d’isolation. Il est aussi temps de s’orienter vers les modes de transports collectifs, d’autant plus que le gain en termes de temps, énergie, santé est énorme.
En une douzaine d’années, nous avons importé pour plus de 40 milliards de dollars en voitures sans parler des pièces de rechange. Nous sommes passés de 2,9 millions de véhicules en 2000 à 5,5 millions en 2013. Parallèlement, l’Algérie a importé un volume cumulé de 7, 2 millions tonnes de gasoil et de 3,3 millions de tonnes d’essence. A ce rythme, nous atteindrons bientôt un seuil de dysfonctionnement inimaginable en termes de coûts, de pollution, d’encombrement. La part de la production allouée à la consommation interne est passée de 22% en 2003 à 29% en 2013.
Des experts comme Attar disent que l’Algérie n’aura plus de gaz à exporter d’ici 2030 vu l’explosion de la consommation interne...
Oui, si on continue comme cela à aller au fil de l’eau, comme on dit, en augmentant le parc des centrales fonctionnant au gaz, en suivant le rythme de la consommation de l’électricité sans la réguler, sans la rationaliser, en continuant à importer des équipements énergétivores. La part de gaz naturel dans la consommation est passée de 15% en 2003 à 24 % en 2013. Ces volumes sont autant de mètres cubes de gaz en moins à l’exportation.
L’Algérie importe chaque année pour plusieurs milliards de dollars de carburant et produits raffinés. Qu’est-ce qui empêche le gouvernement d’accroître ses capacités de raffinage ? Est-ce le souci de faire fonctionner les raffineries italiennes, espagnoles et autres ?
Il y a de nouvelles raffineries qui vont être mises en service. Mais le problème ne se situe pas à ce niveau. Si à chaque fois l’Algérie réagit par à-coup, d’une façon linéaire, elle ne va pas s’en tirer. Il faudrait que notre modèle de consommation énergétique corresponde réellement à nos choix. Je n’ai pas à subir la pression d’une couche parasitaire de la population qui va me conduire vers un modèle de consommation énergétique qui dilapide les ressources et compromet l’avenir des générations futures.
L’Etat et les pouvoirs publics sont censés être les dépositaires de cette vision d’avenir. Vous avez plusieurs 4x4 dans les garages de vos châteaux, ce n’est pas à l’Etat d’importer du diesel pour vous ! C’est le modèle de consommation de cette couche parasitaire qui est en vigueur en Algérie. Ce n’est certainement pas celui des 800 communes pauvres de l’Algérie et cette couche freine avec les quatre fers pour que les mesures appropriées ne soient pas prises.
On nous dit : nous n’avons pas d’argent pour construire une ligne de tram ou de métro, mais paradoxalement nous en avons assez pour importer encore des véhicules. Cela témoigne des forces qui sont à l’intérieur du système de décision et qui pèsent de telle manière que cela défie parfois le simple bon sens.
Il y va de l’influence des puissances de l’argent, mais quid de l’influence du capital mondial dans le choix des orientations économiques ?
L’Algérie est un espace périphérique économiquement surdéterminé et politiquement instrumentalisé. Nos espaces périphériques se présentent ainsi. La surdétermination de l’Algérie sur le plan économique ne fait aucun doute. Il suffit de voir les cotations du dollar, de l’euro et le prix du baril pour se rendre compte qu’ils sont manipulés. La chute des prix des hydrocarbures a été provoquée. Plus personne ne croit aux inepties du genre : le marché est régi par l’offre et la demande. L’empreinte des grands cartels, bancaires notamment, est visible.
Pourtant, on fait état de plus de 2 millions de barils de pétrole en excédent par jour sur le marché du brut…
C’est justement au niveau des millions de barils en excédent que se situe la manœuvre. En 2015, la consommation a augmenté de 300 000 barils/jour. On prétexte que l’économie chinoise a ralenti la consommation mondiale, mais on ne dit pas qu’elle a fait 6,9% de taux de croissance. L’Inde, 7,3%. Ce rôle de la manipulation a été joué par l’Arabie Saoudite qui, avec les Etats-Unis, ont fait chuter les prix. C’est aussi cela la logique du capital mondial. Il y a la FED et l’Arabie Saoudite, qui fait office de FED pétrolière, qui servent de leviers pour les Etats-Unis. Ces derniers disposent de deux leviers : l’un à Wall Street l’autre à Riyad.
On épilogue énormément sur les puissances de l’argent et sur le capital privé. Qui sont-ils au juste ? Et comment interagissent-ils avec le capital mondial ?
Concernant le capital privé algérien, celui-ci a connu un certain nombre de phases. A l’indépendance, il était très embryonnaire. C’est grâce au développement du secteur d’Etat, du secteur public que le capital privé s’est développé. Je parle de ce capital privé avec une consistance industrielle, productive. Dans le textile et la confection, dans le bois et l’ameublement, dans la métallurgie et la transformation métallique, dans la mécanique. Pourquoi ? Parce qu’il y avait des commandes, des plan de charge, un marché stimulés par les plans nationaux de développement et surtout une protection de l’Etat dès lors que le débouché était assuré. Ce n’était pas rien.
Même si ce capital était considéré à cette époque comme un paria dans un système où seul le capitalisme d’Etat avait clairement droit de cité…
Le capitalisme d’Etat implique justement l’existence d’un secteur privé. Même si sur le plan politique, il était confiné. Nonobstant le caractère juridique qui n’était pas très net, ce capital avait une existence réelle sur le plan économique. Mais à partir de la deuxième moitié de la décennie 1980 et surtout à partir de la libéralisation, sur injonctions du FMI, du commerce extérieur, on s’est retrouvés dans une autre configuration. Tout ce beau monde s’est rué vers l’activité du commerce et de l’importation.
Les dispositifs réglementaires et législatifs aidant, ce capital s’est orienté vers les sociétés d’importation, parce qu’il ne pouvait plus soutenir la concurrence dès lors que l’importation était plus lucrative, plus rentable que le détour de la valorisation productive. Le capital, et c’est valable en tous lieux, n’opère pas ce détour parce qu’il a envie de le faire, il le fait malgré lui.
C’est donc ce capital privé national versé entre autres dans l’industrie qui s’est converti à l’importation ?
Oui, mais pas seulement. C’est la mort dans l’âme que ce capital privé productif s’est réorienté dans l’importation. Certains producteurs ont abandonné leurs affaires parce qu’ils avaient été mis en situation de concurrence déloyale, tout comme le secteur public, d’ailleurs, face à l’importation. Pour le médicament par exemple, on avait dit : laissons les gens importer, ils installeront au fur à mesure leurs unités de production, mais nous ne les avons jamais vues.
Le fameux commerce industrialisant des «réformateurs» n’a jamais fonctionné en fait. C’était une fiction. Par la suite, le plan d’ajustement structurel est venu aggraver cette situation et aujourd’hui, on se retrouve avec une industrie qui participe à 4% au PIB alors qu’il était de plus de 20%, et un secteur public qui est passé de 80% à 20 %.
En contrepartie, la valeur ajoutée du secteur privé a augmenté sa part des crédits  mais sans aucune retombée pratiquement sur le plan investissement productif. C’est dans l’ordre des choses : l’inclination naturelle du capital, c’est le profit. Il n’a pas d’autres raisons que celle-ci.
Quelles branches ? Quel contenu technologique ? Ce sont des questions auxquelles le primat de la rentabilité financière donne une seule et unique réponse : ceux que justifie le profit. Rebrab, quand il a voulu reprendre l’usine de pneumatiques de Michelin c’était pour reconvertir l’activité dans le commerce pas pour développer l’industrie du pneumatique.
Chez nos industriels, la part de la valeur ajoutée créée ne dépasse pas les 20%, le reste est importé. On est à peine dans l’activité de transformation, mais à la marge. Voilà la réalité de notre tissu productif. On a transformé la structure juridique, on l’a privatisée, on a tertiairisé l’économie mais il ne s’agit pas d’un secteur tertiaire qui vient en prolongement de l’activité productive nationale. C’est un secteur d’import-revente, pour l’essentiel.
Notre secteur tertiaire n’est pas fait de start-up, on n’en fait pas de la haute technologie, c’est pour l’essentiel des petits commerces de détail, des personnes physiques. L’économie s’est tertiarisée mais aussi informalisée. Nous avons donc une économie sans consistance productive et dans ces conditions justement ceux qui en tirent profit sont les forces qui ont accumulé des fortunes dans l’import-import et l’immobilier de rente. C’est un secteur mouvant, opaque où il est difficile d’identifier qui fait quoi. On est face à une nébuleuse avec une porosité élevée entre le  monde politique, des affaires, etc. Difficile donc de les identifier.
Mais là n’est pas l’essentiel. On peut, cependant, en constater les impacts ou leur influence désormais assez palpables. On parle de dizaines de milliers d’importateurs mais en réalité, on est en présence d’un noyau qui pèse lourd. Et pour ce noyau, la situation de statu quo arrange bien ses affaires !! Un statu quo modulé selon la conjoncture, passant du défensif  à l’offensif comme c’est présentement le cas. Maintenant, pour ce qui est du lien avec le capital mondial, ma foi, il est clair.
C’est au niveau de ce lien qu’il faut chercher les mécanismes qui bloquent la diversification sectorielle productive du PIB et de nos échanges internationaux. Ces gens importent à partir d’où ? Qui verrouille notre liste de fournisseurs. Nous avons, depuis 40 ans, presque les même structures d’échange avec des fournisseurs comme la France, l’Italie, l’Espagne, les Etats-Unis. Le monde a pourtant changé depuis avec l’émergence de nouvelles puissances, mais la structure de nos échanges est restée presque la même.
Le seul changement notable est l’arrivée de la Chine comme fournisseur. On est visiblement coincés avec ce vis-à-vis qui est l’UE et c’est lui décidément qui a balisé ce qu’on doit être définitivement, à savoir : l’Algérie, fournisseur d’énergie, pôle de consommation, autrement dit déversoir de ses produits. Il y a comme un «parlement» invisible qui vote contre nous dès que des mesures sont prises et qui risquent de remettre en cause le statu quo.
Dès qu’il vote, ce parlement invisible nous le fait savoir à travers notre presse ou la sienne. Et pour eux, il est hors de question que l’Algérie soit à la fois une puissance énergétique et une puissance industrielle. C’est leur cauchemar. Notre marge de manœuvre est limitée. Sous-estimer les mécanismes du capital global, c’est vraiment faire preuve de naïveté. On ne fait que constater sa puissance de feu. En actionnant le levier pétrole, de juin 2014 à aujourd’hui, ils ont fait baisser son prix de 70%. Sans aucune raison de marché.
C’est Goldman Sachs et Rockefeller qui en sont responsables. Pour ceux qui se gargarisent de théorie du complot, les chiffres parlent : 147 firmes, dont les trois quarts appartiennent au secteur financier, contrôlent l’économie mondiale. Le marché global est très concentré. 80% du commerce mondial est aux mains des transnationales qui sont dirigées par des états-majors qui planifient sur la base de prix artificiels, de cession interne. L’oligarchie contrôle les flux d’informations. C’est la même famille, avec ses think tanks, ses aréopages de penseurs, d’experts…
Ce n’est pas une fiction. Alors, que sommes-nous devant eux ? Et de là à nous amuser nous-mêmes à dribbler dans nos 18 m, c’est de la folie. Nous sommes dans une situation où il est impérieux de revenir aux écrans de protection. La situation exige des réponses centralisées.
Plus d’Etat, oui, pas au sens d’un retour mécanique aux années 1960-70, mais avec un Etat instruit par l’expérience, armé de ressources humaines qualifiées, instruites, abondantes, capables de mettre en œuvre les acquis des sciences et des techniques au service du développement, un Etat garant des priorités productives, sociales du développement, de protection de l’environnement, des priorités scientifiques et technologiques.
Comment ce capital privé évoluera-t-il dans les prochaines années ? Aurons-nous des oligarques du genre produit par la Russie d’Eltsine ?
Dans l’Algérie de 2016, la montée d’un capitalisme national est impossible. C’est une impossibilité structurelle dans le contexte de la mondialisation capitaliste. Le capital global n’a pas besoin d’un capitalisme national, c’est-à-dire autonome, qui serait un facteur de remise en cause de ses intérêts. Si la colonisation n’a pas permis le développement d’un capitalisme national, le capitalisme mondial encore moins. Il n’y a pas de sujet pour le capitalisme en Algérie
C’est un sujet historique inexistant en Algérie. En réalité, et l’exemple de notre pays le montre, l’impasse actuelle est de nature structurelle et traduit l’impossibilité radicale d’apporter les réponses qu’exige le développement économique et social de notre pays dans le cadre de la dépendance de la mondialisation capitaliste.
La seule voie de lucidité, qui s’offre à notre pays, c’est un développement national qui préserve l’autonomie de décision, celle que procure la souveraineté sur nos ressources en hydrocarbures, notamment. Il ne faudrait jamais revenir sur ce principe. Je dis qu’il y a encore des possibilités de renégocier un certain de nombre de recompositions dans la division internationale implacable du travail. Il faut œuvrer à s’émanciper des rapports de puissance porteurs de logiques systémiques de dépendance et de sous-développement.
En vérité, en Algérie, l’Etat n’a pas encore épuisé sa mission historique dans la construction d’une économie nationale pérenne. Lorsque l’économie n’existe pas, on ne peut faire l’économie de l’Etat, écrit pertinemment l’auteur d’un article au titre fort à propos : «L’entrepreneur schumpétérien a-t-il jamais existé ?» L’Etat doit jouer le rôle de preneur d’initiative et de risque.
Dès lors qu’il est admis que «l’Etat doit être fondamentalement développementaliste», la question est comment le faire rentrer dans ces nouveaux habits ? Quelles sont les transformations à opérer et les conditions à réunir pour que l’Etat puisse, d’abord, repousser les limites actuelles de ses marges de manœuvre, puis se donner les capacités d’agir en tant que moteur et acteur majeur incontournable de la sortie du sous-développement et renforcer ses fonctions de garant de l’équité et de réducteur des inégalités et des injustices, du respect des priorités productives et environnementales ? Les questionnements que soulèvent les défis de l’adaptation à un monde en phase de recomposition agressive qui cible l’Etat national renvoient, quant au fond, à la nécessité de l’élaboration d’une stratégie de construction des institutions et des structures d’accueil d’une économie mixte productive et diversifiée.
Mohand Aziri IN elwatan.com


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