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lundi 4 avril 2016

«Diriger depuis l’arrière»

 Par AMMAR BELHIMER IN LSA
Lors d’un récent colloque consacré à «l’extraterritorialité du droit américain», Hervé Juvin, président de l’Observatoire Eurogroup Consulting, a apporté moult éclairages sur «l’impérium normatif et juridique» du complexe militaro-industriel et financier des Etats-Unis(*).
Il est observé une conversion du modèle stratégique américain de puissance, avec le passage de ce qu’on appelait, dans les années 1990, «la révolution dans les affaires militaires», vers, plus récemment, le «leading from behind» que le Président Obama a théorisé à partir d’un célèbre discours à West Point.

C’est une transition des formes pures et dures de domination vers une formule soft de sous-traitance à distance ; «leading from behind» pouvant être traduit par «diriger depuis l’arrière», à distance, sans s’exposer.
La formule, employée pour la première fois dans la revue The New Yorker datée du 2 mai 2011, par un conseiller resté anonyme, procure un double intérêt : zéro mort américain, et un coût limité pour la contribution américaine (l’occupation de l’Irak a coûté plus de mille milliards de dollars en grande partie couverts par les wahabites et les autres monarchies du Conseil de Coopération du Golfe).
Qu’il s’agisse de l’intervention militaire en Libye (en 2011), décidée et menée entièrement sous le commandement d’Obama, ou encore, un cran plus loin, au Mali en 2013, «plutôt que d’agir unilatéralement, les Etats-Unis ont choisi de mettre sur pied des coalitions internationales et de laisser le soin à d’autres pays de se mettre en avant», rappelle Courrier International(*).
L’agression et l’occupation de la Libye illustrent à merveille cette nouvelle configuration de l’impérium qui fait la part belle aux figurants les plus fous et les plus zélés, de droite comme de gauche : «Quelques excités avaient convaincu le Président français d’intervenir à Benghazi. Les Américains auraient pu le faire et sans doute en d’autres temps auraient-ils agi. En l’occurrence ils ont mis à disposition une infrastructure mais, pour le grand bonheur du peuple libyen, prêt à la démocratie, ils ont laissé les Français et les Britanniques y aller d’abord. On peut s’inquiéter, voyant la fièvre qui monte au Proche et au Moyen-Orient, d’une application du “leading from behind” qui pourrait entraîner la France dans d’autres aventures.»
Outre ses volets militaire et industriel, «la puissance politique réside aujourd’hui dans la capacité à dire le droit et à faire appliquer ce droit, la capacité à tenir les circuits financiers du monde entier et la capacité à maîtriser l’ensemble des circuits d’information et de représentation», rappelle Hervé Juvin.
Le nouveau modèle de «leading from behind» englobe trois dimensions : primo, l’enrôlement et la soumission des alliés ; secundo, le soin de faire acquitter des péages et tertio, l’usage du droit pour obtenir cet acquittement.
S’agissant de l’enrôlement, la soumission et l’enrôlement des alliés dans les batailles stratégiques américaines, la France et l’Europe en subissent les frais : «Toute manifestation d’indépendance, toute tentative d’armer une Europe politique serait immédiatement très sévèrement et très durement sanctionnée par nos amis américains. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles les grandes entreprises américaines financent si généreusement la campagne britannique pour le «Oui» au «Brexit».
Sur le recours de la nouvelle puissance impériale à faire acquitter des péages, elle résulte d’une contraction de l’aisance du passé. C’est la raison pour laquelle, ils tiennent «à faire payer partout dans le monde ce qui circule, ce qui vaut et ce qui bouge».
C’est en matière d’échanges financiers que l’on trouve une bonne illustration de cette dimension : «Depuis cinquante ans, les pays ou les dirigeants qui ont essayé de s’émanciper de la tutelle du dollar ont très mal fini (le dernier était Saddam Hussein). Ceux qui, dans l’Histoire, ont essayé de maintenir le secret bancaire ou qui ont essayé de faire vivre des circuits bancaires ou financiers hors de la tutelle américaine, ont eu à en pâtir (je pense notamment à nos amis suisses). Dorénavant, les capitaux en recherche d’anonymat vont se réfugier… aux États-Unis ! Et voilà comment, au nom de grands principes, se font les bonnes affaires !»
Des formes plus sournoises de péages se mettent en place dans les pays du Sud qui hypothèquent gravement l’avenir de ses enfants. A ce titre, Herbé Juvin relève la pression «extrêmement forte» qui s’exerce sur de pauvres et petits pays d’Afrique australe, comme la Zambie et le Malawi, pour leur imposer la culture d’OGM, «pression tellement forte que ces pays se sont vu menacer de se voir suspendre les aides pharmaceutiques, les aides au développement et les aides alimentaires, y compris pour les enfants du Malawi, s’ils n’acceptaient pas sans limites les produits OGM des multinationales américaines, notamment de Monsanto».
Outre le chantage à l’aide, on retrouve à l’œuvre les «ONG» américaines : «Le rôle de la Fondation Bill & Melinda Gates dans ce domaine est tout à fait remarquable : ils éduquent les enfants à accepter les OGM et à convaincre leurs parents que la meilleure solution au problème de sècheresse et de famine est le développement des OGM. Or les OGM sont une colonisation du sol puisque nul n’est plus propriétaire de ses plantes et de la germination de ses plantes et il faut payer à chaque nouvelle récolte.»
Enfin, les Américains ne négligent point le rôle du droit pour asseoir leur domination. Loin de là, «c’est par l’arme du droit que les États-Unis obtiennent le paiement de ces péages et la connaissance de tout ce qui se passe, de tout ce qui bouge et de tout ce qui vaut.»
Cette arme tient à la «nationalisation du droit mondial» appliquée à toute entreprise multinationale ou internationale : «Une entreprise présente sur la scène internationale, une entreprise multinationale qui opère sur différents continents, doit nécessairement entrer dans le champ du droit national américain, doit se plier au droit national américain qui, en l’occurrence, puisqu’il s’agit de droit pénal, est l’intervenant majeur et direct de l’intérêt national américain.» Cela procure de multiples intérêts.
Outre un avantage pratique («opérer dans son territoire juridique et savoir à quelles lois on s’expose»), la nationalisation du droit offre le privilège d’en faire un usage orienté et intéressé («quand la puissance fait la loi et dit le droit, il est difficile et risqué d’aller contre»).
Cette nationalisation du droit est porteuse d’une conséquence majeure et grave : «la destruction du droit international, reposant sur la souveraineté des États et la territorialité des lois (…) une opération stratégique maquillée sous de beaux principes, comme “l’exportation de la démocratie” ou “le devoir d’ingérence”, qui sert une seule chose : l’intérêt national américain.»
Aussi, «sous les dehors du droit, de la morale et de la justice, nous sommes très clairement dans une démarche d’intimidation, qui peut parfois devenir un «soft terrorisme».
A. B.

(*) Hervé Juvin, L’imperium normatif et juridique américain et le système de financement du Department of Justice, communication au colloque «L’extraterritorialité du droit américain» du 1er février 2016.
http://www.fondation-res-publica.org
(**) Courrier international, «Le petit glossaire géopolitique d’Obama», 5 juin 2014.


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